Le costume de Salammbô

Les Amis de Flaubert – Année 1951 – Bulletin n° 2 – Page 7

 

Le costume de Salammbô

En 1892, douze ans après la mort de Flaubert, mon grand-père Léon Heuzey résumant devant ses collègues de l’Académie des Inscriptions le résultat de ses remarques sur les statues de style gréco-phénicien découvertes en Espagne, constatait, au cours de sa communication, que nulle autre école de sculpture ne nous donnait « une idée plus approchante de ce que pouvait être le vrai costume carthaginois vers l’époque dont un roman célèbre avait tenté la résurrection » (2). « Tenté », le mot laisse bien transparaître le sentiment quelque peu réticent que le jeune savant avait éprouvé, jadis, devant la grande fresque carthaginoise dont le ferme dessin historique se perd par endroits sous la multiplicité des touches de détail d’une invention hasardeuse et bizarre.

Dans cette rude aventure de Kartadda, Flaubert s’était lancé à corps perdu, mais avec de justes visées théoriques. En ce qui concernait le costume, il pensait qu’il était indispensable de l’adapter au caractère et à la situation de chaque personnage, aux postures et aux variations accidentelles que leur infligeait l’action. Car il y a un « rapport exact » — Pascal disait « parfait » — mais difficile à saisir « entre les traits et l’expression du visage et l’accoutrement ». (Lettre à Louise Colet, 1853).

Le noir, les différentes nuances de la pourpre, le rouge, le violet, le bleu, sombre firmament où luisent des écailles d’or, des opalescences lunaires, c’est dans cette gamme de tons somptueux et assourdis que Flaubert enveloppe la pâleur, l’inquiète désespérance, le bovarysme royal de sa Judith carthaginoise. « Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout, noir […] et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait » (édition Dumesnil, t. I, chap. 1, p. 13). Telle apparaît Salammbô, dès le début du roman, entourée d’une harmonie de couleurs accordée à la tonalité générale de son caractère et, plus particulièrement, aux sentiments de colère, de douleur et d’anxiété qui pénètrent son cœur à la vue des profanations exercées, dans les jardins d’Hamilcar, par une soldatesque brutale et déchaînée, dont elle cherche à tempérer les excès par ses chants, sa condescendance hautaine et son allure de divinité inaccessible. On relève cependant deux notes claires et vives dans les costumes de sortie de la fille d’Hamilcar : l’écharpe jaune à fleurs noires qu’elle « pique dans ses cheveux » au moment où elle s’élance du palais pour gagner le camp des mercenaires (chap. X et XI) et le grand manteau blanc qui retombe en arrière de son costume égyptisant lorsque des hautes terrasses du palais, elle assiste au supplice du chef mercenaire dont l’étreinte l’avait troublée. À l’intérieur des demeures paternelles et dans l’intimité de sa chambre, elle revêtait une grande « simarre blanche » d’un caractère à la fois antique et moderne, « sa longue simarre blanche qui pendait autour d’elle sans agrafe, ni ceinture » (chap. 3, p. 49. Voir aussi chap. 5, p. 88 ; chap. 10, p. 23), un de ces amples vêtements dont le climat et la fidélité aux anciennes coutumes ont imposé et conservé l’usage en Orient. Le mot évoque en même, temps les somptuosités d’une autre grande République, maîtresse des mers et du commerce levantin : la Venise du temps des Doges.

Flaubert avait également décidé de bannir « l’Orient turc », ses turbans, ses odalisques et ses yatagans ; il entendait « faire de l’Orient antique ». (Voir P. Monnier, Gustave Flaubert coloriste, dans Mercure de France, nov. 1921). Il n’a pas tout à fait échoué dans son dessein. Salammbô est vêtue de tuniques souples attachées aux épaules par « deux agrafes » qui « soulevant un peu les seins, les rapprochaient l’un de l’autre ». L’on songe aux figurines de terre cuite et aux stèles funéraires grecques du IVe siècle, avec leurs tuniques de laine fine, plus resserrées que le péplos ou le chiton ionien, haut ceinturées, presque sous les seins, comme nos élégantes du Directoire et de l’Empire. Le type s’en est propagé jusqu’à Carthage même, comme le montre un grand sarcophage anthropoïde du Musée Lavigerie à Tunis, découvert en 1902 par le P. Delattre (3). Dans le costume de Salammbô, cette tunique est de « gaze violette », comme l’écharpe de la petite aimée d’Esneh, dont Flaubert voit encore, dans les moments où il rêve à la vêture de son héroïne, « les seins rapprochés l’un de l’autre » par un étroit gilet turc, qui les enserre comme un écrin.

Au voisinage de ce grand flot de pourpre sombre et violette, les cheveux de Salammbô, « couverts de poudre d’or, crépus sur le front », brillaient d’un éclat singulier. Le romancier avait eu connaissance de cet artifice de parure par la Bible de Cahen et par le Mémoire sur les Phéniciens de l’Abbé Mignot (4).

Or la gisante sculptée sur le couvercle du sarcophage tunisien montre un front encadré par les bandeaux bien bouclés d’une chevelure peinte avec de l’or. Cette effigie punique apporte donc un témoignage favorable à l’assimilation si souvent reprochée à Flaubert, et parfois non sans raison peut-être, des usages juifs et carthaginois ; elle justifie l’emploi de ce trait du luxe biblique, si elle ne constitue pas une preuve formelle de sa réalité (5).

Les mêmes ouvrages se trouvent aussi à l’origine « des longues tresses de perles attachées aux tempes et aux oreilles » qui tombaient jusqu’aux épaules, voir jusqu’au coude, de la fille d’Hamilcar (chap. I et VII). Tresses composées, précise dans un autre passage le rêveur carthaginois, de « perles de couleurs variées ». Nous sommes donc autorisés à prendre le mot « perle » dans son acception la plus large et à nous figurer ces ornements de tête comme composés d’éléments hétéroclites mêlant à l’éclat irisé de la nacre marine la polychromie plus sombre de « perles » taillées dans ces pierres plus ou moins précieuses, couramment employées dans la bijouterie antique, telle que la cornaline, le jaspe, l’améthyste, la sardoine, le lapis et autres, ou même façonnées au moyen de pâtes de verre multicolores. En interprétant de cette manière les indications du romancier, nous sommes déjà plus proche de la réalité antique. Nous ferons un pas de plus dans cette voie en constatant que ces ornements présentent pour l’arrangement d’ensemble, toutes différences faites et malgré les pierreries prodiguées (6), un certain air de parenté avec les diadèmes d’or, les chaînettes, les pendeloques et les larges médaillons qu’elles soutiennent, trop lourds pour le lobe délicat des oreilles, qui pendent en grappes de chaque côté du visage des statues ibériques et descendent parfois jusque sur le haut de la poitrine ? Coiffures dont la « complication rappelle en le surpassant le luxe des femmes de Rhodes ou de Chypre, et aussi les riches parures de tête trouvées dans les fouilles de Troade. Des arrangements du même genre se sont conservés jusqu’à nos jours chez les femmes arabes et kabyles du Nord de l’Afrique. On y retrouve la même tradition des larges anneaux suspendus, des longues mèches entremêlées de bijoux, mais l’effet en est devenu sauvage, tandis qu’ici l’ordonnance sculpturale de tout ce luxe féminin se compose admirablement avec le reste de la parure et du costume » (7).

Et l’on est surpris que le songeur de la nuit d’Esneh n’ait pas fait luire à droite et à gauche du visage de Salammbô les boucles d’oreilles de Rouchiouk-Hânem, formées « d’un disque d’or, un peu renflé, ayant sur sa circonférence de petits grains d’or ». Bijou de caractère tout antique ; souvenir et symbole des jouissances spirituelles, des « intensités rêveuses » qu’il avait éprouvées en regardant dormir dans la pénombre sa brune compagne, étendue sur un lit bas de palmier, petite favorite répudiée devenue, par l’enchantement du songe et de la nuit, princesse de légende, l’égale des reines peintes aux parois des temples, préfiguration de la prêtresse de Tanit. Car c’était pour cela surtout, pour cette débauche mentale qu’il s’était étendu aux côtés de la courtisane, dans la maison du désert, au sein de l’immensité silencieuse des sables.

L’invention intuitive du romancier s’est trouvée dépassée par les découvertes archéologiques ultérieures. Eût-il pu rêver rien de plus extraordinaire que ces immenses rouelles d’orfèvrerie ajourée qui encadrent les joues de la dame d’Elchée, que ces voiles soutenus, comme les hennins du Moyen-Age ou les mantilles des modernes espagnoles, par des armatures ou des peignes, ces bandeaux appliqués sur le front, ces bonnets élevés comme des cagoules surmontant d’autres têtes féminines d’un style plus rude ? Nul doute que, s’il les eût contemplées, Flaubert n’eût tenu grand compte de ces étranges figures et transposé dans ses descriptions l’essentiel de leurs ajustements. Ces énigmatiques visages, avec leurs parures barbares et magnifiques, auraient peuplé les rêveries infinies où il aimait à se perdre. Vivifiées par le souvenir de la nuit d’Esneh, magnifiées par les transports de son imagination, elles auraient comblé sa passion de l’exotisme dans le temps, « ce vice suprême » qu’il aurait poussé, à en croire les Goncourt (8) jusqu’à rêver « de forniquer à Carthage ».

Mais, de son, temps, sarcophages carthaginois et statues ibériques étaient encore profondément enfouis sous la terre. C’est pourquoi il a tourné les yeux vers la cité mère, vers le littoral phénicien, les îles voisines et aussi, et surtout, vers l’Égypte. Nous savons, de son propre témoignage et par celui de Du Camp (9) que, pour habiller son héroïne, l’écrivain avait principalement travaillé sur le souvenir de deux monuments de styles différents : une figure d’Isis, sculptée sur l’un des pylônes du temple de Kalabsceh, en Nubie, qu’il avait vue au cours de son voyage ; et une plaquette d’or de Camiros, rapportée de Rhodes, par Salzman. Ce bijou lui avait été montré par de Saulcy ; il précise même qu’il s’en était servi pour l’une des quatre descriptions du costume de Salammbô (lettre à de Saulcy, janvier 1863) (10).

De quelle description s’agit-il ? Il semble bien que ce soit de la seconde (chap. VII), où le romancier attache au cou de la prêtresse de Tanit un collier formé de petites « plaques d’or où l’on, voyait une femme entre deux lions cabrés » (11). Ce signalement succinct joint à l’indication de provenance, permet d’identifier, presque à coup sûr, le bijou montré par l’assyriologue avec l’une des plaquettes d’or achetées par le Musée du Louvre à Salzmann et trouvées par lui à Camiros. Il s’agit même de l’une des plus frustes où se dessine la statue d’une divinité ailée accostée de deux petits lions qui semblent cabrés. En réalité, ils sont soulevés en l’air par la déesse (12) qui les a saisis par les pattes de devant, tandis que sur les exemplaires d’une technique plus soignée, la Grande Mère et Dompteuse des fauves tient ceux-ci suspendus la tête en bas, dans une posture plus humiliante encore, dont ils témoignent leur mécontentement en relevant pour rugir des mufles menaçants. Le reste du costume, continue le romancier, « reproduisait en entier l’accoutrement de la déesse », et se composait principalement d’une « robe d’hyacinthe à manches larges, serrée à la taille et s’évasant progressivement par le bas ». La silhouette ainsi sommairement tracée s’accorde mal à celle des figures féminines estampées sur les bijoux rhodiens. En général, le vêtement, ou du moins la transcription qu’en donnent les artistes, ne comporte pas de manches longues, et la jupe, selon une convention fréquente de l’art archaïque, suit la forme des jambes ou tombe droit. C’est à peine si, parfois, elle s’évase en collerette renversée au contact du sol. Par contre, elle se superpose assez exactement à celle de la Grande Déesse sur les bas-reliefs rupestres d’Iasili-Kaïa, en Cappadoce. Le rapprochement n’est pas fortuit. Cette figure est reproduite à la planche II d’un ouvrage que Flaubert a probablement consulté, celui où Lajard avait réuni dès 1849 plusieurs mémoires relatifs aux Cultes, symboles et attributs de Vénus (13). La planche I montre, en outre, gravée sur un cachet de style achéménide (14) la figure d’une divinité à double profil, masculin d’un côté, féminin de l’autre, dont la tunique, écrit Lajard, « va en s’élargissant graduellement depuis la ceinture jusqu’en bas ».

Flaubert s’est en même temps souvenu de l’ampleur évasée des tuniques impalpables dont s’ennuagent, sur les fresques égyptiennes, la nudité dorée des princesses du Nouvel Empire. La description du romancier, quelque réduite qu’elle soit, offre donc la synthèse d’une documentation visuelle puisée à des sources diverses.

Pour la couleur et la forme, du vêtement, les Mémoires de Mignot lui ont encore fourni quelques autres renseignements. Le savant ecclésiastique rapporte, en effet, que les commerçants syriens exposaient sur les marchés de Tyr « des coffres contenant des pièces d’étoffe de couleur d’hyacinthe » (Ibid. XLII, 22e Mémoire, p. 53), tandis que dans une autre dissertation consacrée aux « Mariages et aux vêtements », il habille les femmes phéniciennes avec « de longues tuniques de dessus à manches larges formant comme des ailes » (Ibid. t. XL, 21e Mémoire, p. 156. Ces deux références aux Mémoires de Mignot sont citées par Flaubert dans sa réponse à Froëhner).

Dans la quatrième et dernière évocation, l’influence égyptienne est encore plus nette :

« Des chevilles aux hanches, Salammbô était prise dans un réseau de mailles imitant les écailles d’un poisson et qui luisaient comme de la nacre. Une zone toute bleue serrant sa taille laissait voir les deux seins par une échancrure en forme de croissant ; des pendeloques d’escarboucles en cachaient les pointes. Elle avait une coiffure faite avec des plumes de paon, étoilées de pierreries ; un large manteau, blanc comme la neige retombait derrière elle et, les coudes au corps, les genoux serrés avec des cercles de diamants, elle restait toute droite dans une attitude hiératique ». (Chap. XV, p. 159).

Le fond de cette description, costume et attitude, est fait de souvenirs de voyage, enjolivés d’inventions personnelles. Le point de départ a été fourni par le plus ancien costume des femmes égyptiennes : cette jupe en manière de « sarrau » (sic) qui, des chevilles jusqu’au-dessous des seins, moule comme une gaine étroite les formes du corps. Seulement, Flaubert s’est complu à échancrer en forme d’un double croissant, épousant le contour inférieur des seins, la lisière horizontale du haut de la jupe proprement dite, qui, en réalité, est rectiligne. De là partaient, soit de larges bandes d’étoffe remontant jusqu’aux épaules, soit d’étroites bretelles laissant jaillir la brusque plénitude de la poitrine. Tel est précisément le cas pour l’Isis de Kalabsceh. Cette silhouette traditionnelle s’est perpétuée jusqu’aux basses époques gréco-romaines, combinée parfois, surtout sur les effigies royales et divines, avec les draperies transparentes et immaculées du Nouvel Empire. Flaubert l’a vue, répétée à un nombre infini d’exemplaires aux murailles des temples égyptiens ; il l’a même décrite dans ses Carnets de voyage (15). Les écailles de poisson qui luisent sur la robe de Salammbô, comme ailleurs, sur sa ceinture, correspondent au décor imbriqué si fréquent dans l’art décoratif égyptien, image transposée non d’écailles de poisson, mais de plumes d’oiseaux. Flaubert, involontairement ou pour les besoins de la cause (souvenir des poissons sacrés du premier chapitre ?) s’est trompé de règne.

Bien qu’on l’observe sur les robes de simples-porteuses d’offrandes, ce motif de valeur prophylactique — les ailes divines repliées autour du corps et incorporées au vêtement — est de règle sur les représentations des deux déesses protectrices Isis et Nephtis qui règnent sur les nécropoles et sur celles des reines divinisées. Nous le retrouvons même à Carthage sur des monuments dont le style s’apparente à celui de l’art grec du IVe siècle. Un autre grand sarcophage de même origine nous a conservé l’image d’une prêtresse carthaginoise. Son habillement, comme celui de Salammbô, reproduit « celui de la déesse ». Il est grec dans son ensemble, mais « à partir des reins, le corps était enveloppé de deux grandes ailes peintes et dorées. Les petites plumes étaient figurées par des imbrications en traits rouges et les grandes indiquées par de larges filets d’or parallèles se détachant sur un fond bleu foncé » (16). C’est exactement le décor égyptien, mais traité dans un style réaliste et surajouté au vêtement au lieu d’avoir été tracé par la navette ou l’aiguille, dans le tissu même. Une pièce d’étoffe analogue au claft égyptien cachait la chevelure de la prêtresse. Elle était surmontée d’un, « épervier accouvé, les ailes écartées dont les yeux étaient peints et la tête dorée ». C’est là encore une coiffure toute égyptienne, généralement réalisée en orfèvrerie cloisonnée, relevée d’émaux et de pierres de couleur. Le port en était réservé aux reines et aux déesses.

C’était aussi celle de l’Isis de Kalabscheh dont nous venons de dire que Flaubert s’était inspiré. Du Camp (Le Nil, 1854, p. 161) décrit ainsi le costume de la déesse : « un long vêtement de plumes ceint son corps et dessine, ses formes délicates […] Les longs cheveux, tressés en fines nattes qui descendent sur ses épaules et sur son sein, se cachent au sommet de sa tête sous la dépouille d’un vautour dont le bec s’avance au-dessus du front et les ailes se rabattent derrière les oreilles ». D’autre part, l’abbé Mignot (Ibid., t. XLII, p. 50) rapporte que les navigateurs syriens allaient chercher aux Indes pour le roi Salomon des paons aux plumages somptueux. Telle est la double origine des « plumes de paon étoilées de pierreries » dont le romancier somme le chef de la prêtresse de Tanit. Seulement, par un travail inverse de celui de l’orfèvre, il est remonté de l’objet d’art à la dépouille animale, au modèle fourni par la nature, selon une démarche naturelle de son Esprit, qu’illustrent bien ses réflexions sur la frise du Parthénon (voir à ce sujet notre édition des « Lettres de Grèce » et notre article sur Flaubert et l’art grec dans le Bulletin Guillaume Budé, déc. 1948). Dans ce costume de Salammbô l’inspiration égyptienne reste néanmoins — on le voit — la dominante.

Malheureusement, Flaubert a « astiqué » avec trop de zèle le « costume de sa petite femme ». Ça l’amusait. Emporté par son imagination lancée au travers d’une érudition trop peu contrôlée, illuminée de visions africaines et orientales, il s’est écarté des sages principes qu’il s’était imposés. Il a parfois abouti à des résultats diamétralement opposés à ceux qu’il recherchait, répandu un peu partout un, clinquant et un orientalisme de bazar. Surtout, il a eu tort de mêler à ses descriptions des éléments modernes qui n’étaient même pas des survivances antiques. L’image de Kutchuk-Hânem, telle qu’elle lui apparut dans sa maison du désert, détachée en pleine lumière sur le haut de l’escalier « avec d’immenses pantalons roses, le torse nu sous une gaze violette » se superpose à celle de Salammbô. C’est pourquoi il enveloppe d’un « caleçon » les jambes de la prêtresse de Tanit, comme, plus tard dans Hérodias celles de Salomé. « Des écailles d’or » — les ailes d’Isis — « collaient à ses hanches et de cette large ceinture descendaient les flots de ses caleçons bleus étoilés d’argent » (chap. X, p. 30). Ce n’est pas une princesse carthaginoise que nous avons sous les yeux, mais une mouquère dont la large ceinture appliquée sur les […] hanches, souligne les formes ondulantes. . .

Comment ce caleçon — ou plutôt cet ample pantalon — se combinait- il avec le reste du costume ? On l’imagine mal. Celui-ci, dans la description du romancier, comportait « une première tunique, mince, et de couleur vineuse », (avec de larges manches, comme au chapitre VII), puis une « seconde tunique brodée en plumes d’oiseaux » (sans manches probablement comme la « tunique noire semée de fleurs rouges » du chapitre I ?). Logiquement, ces deux vêtements devraient tomber par dessus le caleçon (17), or, contrairement à toute vraisemblance, Flaubert nous le montre, ce caleçon. D’ailleurs, de quelque façon qu’on essaie de les raccorder entre elles, ces splendeurs vestimentaires étaient dérobées à la vue par « une grande robe », sorte de par-dessus ou de long caftan à manches (« Tanaach lui emmancha une grande robe… faite avec la toile du pays des Sères (18), blanche et bariolée de lignes vertes »), elle-même recouverte en partie d’un « manteau noir à queue traînante », grand châle « posé sur les épaules ».

Malgré ou peut-être à cause de sa minutie analytique, la description reste confuse sans vue d’ensemble ni raccourci évocateur. Elle semble plus d’une habilleuse que d’un peintre. Tout se passe comme si l’écrivain les flambeaux brûlants dans le silence nocturne de Croisset, s’était identifié avec le personnage de la vieille servante et décrivait les différentes pièces de l’habillement au fur et à mesure qu’il en revêtait le corps de son héroïne. C’est un curieux alliage de réminiscences hétéroclites : hittites (19) (la première tunique), égypto-phéniciennes (écailles d’or, les plumes d’oiseaux de la deuxième tunique, à l’origine desquelles se trouve peut-être une interprétation erronée de l’expression latine : plumarium opus (20), turco-arabes ou persanes et sassanides (les pantalons). Ajoutons à cela l’ample robe chinoise et le châle noir à la mode ibérique (21).

On pourrait relever encore bien des inexactitudes, même dans les costumes masculins. Je n’en signalerai qu’une, car elle est tenace et courante aujourd’hui encore, particulièrement au théâtre : celle qui consiste à attribuer à tous les Egyptiens sans distinction, peut-être parce qu’elle n’est pas sans analogie avec l’actuelle keffieh des Arabes, une parure de tête réservée aux dieux et aux Pharaons, le claft ou coiffure nems. C’était un simple carré d’étoffe lié autour des tempes par un cordon, mais les Egyptiens avaient trouvé le moyen, en ramenant les plis cassés derrière les oreilles, de lui donner l’aspect général et les grandes lignes d’une crinière de lion. C’est à elle que pense certainement Flaubert lorsqu’il montre « coiffés comme des sphinx » les hommes assurant à coups de matraque le service d’ordre pour la réception d’Hamilcar Barca.

Il est certain que Flaubert n’a pas toujours su maintenir ses imaginations vestimentaires dans le droit fil de la vraisemblance historique. Il y a bien quelques parcelles de vérité dans l’à peu près de Froehner se gaussant de la « carthachinoiserie » de certaines descriptions de Salammbô. A cet égard, il est curieux de mettre en parallèle les jugements portés par des savants spécialisés sur l’exactitude matérielle de l’évocation flaubertienne. « En revenant de Carthage », écrivait G. Perrot (22), « j’ai voulu relire le roman carthaginois de Flaubert. Ce n’était pas sans une certaine inquiétude. A la lecture, mes craintes, je dois le dire, ne se sont pas confirmées. J’ai plutôt eu une surprise. Peut-être le romancier a-t-il fait sa Carthage du IIIe siècle plus sémitique, plus orientale qu’elle ne l’était alors en réalité. Il a légèrement vieilli le décor, mais celui-ci dans l’ensemble ne paraît pas manquer de vérité. Essayez de vous figurer la femme carthaginoise de la haute classe d’après les masques trouvés dans les sépultures (23), ainsi que d’après les bijoux et autres objets de toilette qui les accompagnaient, l’image que vous restituerez ainsi ne diffère pas sensiblement de la Salammbô que Flaubert nous montre présidant en son costume d’apparat aux cérémonies du culte de Tanit ». M. Pézard (24), par contre, reprenant les critiques de Froehner, accuse l’écrivain d’avoir travesti la fille d’Hamilcar « en reine de Mi-Carême » en l’affublant « d’accoutrements polychromes et miroitants » où l’inexactitude le dispute au mauvais goût. « Les anciens », conclut-il, « l’avaient plus simple et meilleur ». De ces deux appréciations contradictoires, la première me paraît trop indulgente, la seconde, trop dure. Certains passages de Salammbô justifient les critiques de M. Pézard et l’on serait tenté d’approuver sans réserve la remarque finale. Hélas, le mauvais goût n’est pas l’apanage des temps modernes ; il s’est manifesté à toutes les époques comme en tous lieux et à Carthage plus que partout ailleurs, peut-être, ce peuple de marchands épris de faste et de magnificence, n’ayant pas, semble-t-il, reçu des dieux en partage un sens particulièrement fin de la « décence », de la mesure et du discernement dans l’invention artistique, assez pauvre, d’ailleurs, chez eux. Le vers célèbre de Boileau : « Il n’est pas de monstres odieux… » doit ici nous servir de guide. Le point de vue de la réussite artistique est, en effet, celui où il faut se placer pour porter sur Salammbô un jugement compréhensif et valable. C’est dans ce sens qu’il convient d’interpréter la fameuse boutade de Flaubert : « Je me moque de l’archéologie ». Comprenons qu’il entendait la maintenir au rang subalterne, mais indispensable, de pourvoyeuse et de servante de l’imagination créatrice et de l’art. Nul écrivain n’a eu plus que lui besoin d’une information minutieuse, de bases réelles — ou supposées telles — pour déclencher et soutenir le jeu de ses facultés d’invention.

Michel Lévy, l’éditeur de Flaubert, aurait eu le vif désir de joindre au texte du roman des illustrations qui en auraient été la transcription visuelle. L’écrivain pressenti s’y opposa énergiquement. Il écrivait à ce propos à Jules Duplan, dans une lettre bien connue : « La persistance que met Lévy à demander des illustrations me f… dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu’on me le montre, le coco qui fera le portrait d’Hannibal et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! Il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte » (25). Entraîné par son goût de l’exotisme et la séduction de l’étrange, Flaubert a manqué à ce principe esthétique qu’il devait appliquer avec rigueur dans la Tentation de Saint Antoine.

Mais quoi, les données de l’archéologie lui servent seulement de tremplin, et il le frappe d’un pied si fougueux qu’il s’en va, comme le clown de Banville, rouler dans les étoiles, emporté par son rêve d’une Afrique « coustumière de toujours porter choses nouvelles et monstrueuses ». Cette phrase de Rabelais lui a « longtemps trotté dans la cervelle ». Son imagination, hantée d’ineffaçables visions rapportées de « l’Orient cuit du Bédouin et du désert de l’Afrique vermeille » vivifie de sa flamme dansante les données mortes et fragmentaires que lui proposent les textes et les débris antiques. Elle flambe sur les cendres éteintes de la vieille cité, punique. Elle y élève le mirage fragile d’un univers rêvé, féérique, éclaboussé de soleil et de sang. Salammbô à ses yeux, c’était une tache rouge. Avant même d’avoir trouvé son sujet carthaginois, il avait tout en restant au coin du feu, passé bien des heures à meubler des palais « avec des divans en plumes de colibris, des tapis en peaux de cygne, des fauteuils d’ébène, des parquets d’écaille, des candélabres d’or massif ou bien des lampes creusées dans l’émeraude », et il « s’était vu aux pieds des cothurnes sur lesquelles il y avait des étoiles de diamant » ! (26) Comme le conte romain de Bouilhet, Melaenis, l’histoire de la fille d’Hamilcar fut pour lui l’occasion attendue « d’assouvir un tas d’appétit qui les avaient ravagés », lui et ses amis, « dans leur jeunesse » (27). Il y déverse tous ses rêves de vie fastueuse et violente, à la Sardanapale, toutes les songeries d’un artiste et d’un poète « ivre d’archéologie », et qui cherchait dans le passé ou dans l’Orient lointain le lieu de son évasion. Il épanche dans cette fiction sa nature exubérante, son besoin d’admirer, de gueuler, de gesticuler, d’étonner par « des horreurs ». Sa lassitude aussi aimait à se réfugier dans cette création idéale et absolue, où il a mis, malgré l’apparence, tant de lui-même. Il y cherchait un « divertissement », comme nous encore, à la dureté, aux inquiétudes, aux dégoûts, et comme l’a énergiquement prononcé le bon Théo, « l’emmerdement » du siècle. « On ne saura jamais », a-t-il confessé, « combien il a fallu être triste pour écrire Salammbô » (28).

Jacques Heuzey.

 

(1) Voir à ce sujet l’article de Pezard, dans le Mercure de France du 16 Février 1908.

(2) comptes Rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 27 mai 1892, p. 157 – Je rappelle ici pour mémoire que les familles Flaubert et Heuzey entretenaient à Rouen des relations suivies doublées d’un lointain cousinage. Voir nos notes aux Lettres de Grèce, de G. Flaubert, Paris 1918. Quelques mois après une visite à Croisset au cours de l’été 1862, Léon Heuzey recevait du romancier un exemplaire de Salammbô (3e édition Michel Levy – 1863) avec cette dédicace : « À mon ami Léon Heuzey, souvenir affectueux ».

(3) Monuments Piot, XII, 1905, pp. 83-85, fig. 1.

(4) Bible de Cahen, t. XVI, p. 27 : « Sa tête est comme l’or pur ; les boucles pendantes de sa chevelure noires comme le corbeau ». Cant. des Cant., V, 11. — Note – On peut croire que la chevelure de l’époux était réellement dorée, non par sa couleur naturelle, mais par la poudre d’or dont on la chargeait — Joseph ». — [De bello judaïco, VIII, 7, 3] — « nous dit expressément que les gardes de Salomon portaient de grands cheveux qu’ils chargeaient de limaille d’or ».

Même détail dans Mignot, Mém. sur les Phéniciens (Mém. de l’Académie des Inscriptions t. XL, p. 150). Séduit peut-être par la citation de Joseph, Flaubert a volontairement fermé les veux sur les « boucles noires » du texte hébraïque. Là encore, il a utilisé l’archéologie seulement comme soutien de son imagination.

(5) On pourrait considérer cette peinture dorée comme un procédé conventionnel destiné soit à exprimer une blondeur artificiellement obtenue, soit à enjoliver le marbre par le moyen d’une polychromie appliquée pour le seul plaisir des yeux.

(6) « Je me vautre comme un cochon sur les pierreries dont je l’entoure ». Corresp., septembre 1857.

(7) Léon Heuzey, Les Statues Espagnoles de style gréco-phénicien, dans Revue d’Assyriologie, 1891, p. 102.

(8) Journal.

(9) Voyage en Egypte, pl. 92, et Souvenirs littéraires, II, p. 268.

(10) Flaubert aurait voulu revoir cette plaquette, car, écrivait-Il à l’archéologue « on m’a demandé en très haut lieu, pour une grande dame de votre connaissance, les costumes de Salammbô. (Il y en a quatre dans mon livre, celui de la plaquette en est un). Je suis en train de les faire dessiner par Bida, et j ‘y joindrai une note explicative la plus claire possible… » (Voir R. Dumesnil, Salammbô, Introduction, p. CXXV).

(11) Dans Hérodias, Flaubert s’est souvenu de ce bijou et de la porte des Lions de Mycènes, lorsqu’il fait apparaître, à la tribune dominant la Salle du festin, la femme du tétrarque : « Deux monstres en pierre pareils à ceux du Trésor des Atrides, se dressant contre la porte, elle ressemblait à Cybèle accotée de ses lions ».

(12) La comparaison avec d’autres spécimens, très nombreux, du même motif, ne laisse aucun doute là-dessus. Seulement, sur cet exemplaire, l’artiste n’a pas mis les pattes des fauves dans les mains de la déesse, de sorte que celle-ci « ressemble non à une dompteuse, mais à un personnage faisant sauter des chiens ». (Voir G. Radel, La déesse Cybébé, p. 8, fig. 6).

(13) Nous trouvons mentionné dans cet ouvrage le nom de Salammbô. Lajardy prétend que ce « surnom de Salammbô ou de Salambas que donnait à Vénus les Babyloniens et les Syriens est une altération du nom chaldéen de de Thagattha ou de Thaladta ». Peut-être conviendrait-il de considérer ce texte comme l’une des sources possibles du nom de Salammbô et l’ajouter à celles qui nous sont déjà connues par Flaubert lui-même : Masdeu, Histoire d’Espagne et cette phrase transcrite sans référence dans une note sur les noms des personnages : « SALAMMBO : L’Aphrodite des Babyloniens ». Cette glose que M. Dumesnil cite sans en donner l’origine (Salammbô, t. I, Introduction, p. XXXVII) est tirée du Lexicon d’Hésychius.

(14) Acquise en 1844 par le Cabinet des Médailles.

(15) Voir les Notes de Voyage, particulièrement, II, p. 208 : « Les femmes étaient vêtues d’une manière de sarrau, descendant jusqu’au mollet, très décolleté, et qui tenait aux épaules par deux larges bandes montantes à la façon des tabliers d’hôpital ». (Grottes d’El-Kab).

(16) Voir dans les Monuments Piot, XII, 1905, l’article d’A. Héron de Villefosse, des sarcophages peints trouvés à Carthage, p. 96, g. I et pl. VIII (en couleur). « Sur le haut de la poitrine courait horizontalement une bande d’étoffe divisée en trois bandes parallèles », celle du milieu rouge entre deux bleu foncé. Ce détail d’ajustement évoque à la fois les collets d’étoffe égyptiens et « camail » de certaines figures chypriotes. On voit par là que, théoriquement, Flaubert avait orienté sa recherche dans une juste direction.

(17) Flaubert — ce n ‘est pas ici le cas — emploie parfois ce mot pour désigner un pagne drapé Hannon (chap VI) « ordonna que les cornacks des éléphants fussent costumés à la mode indienne, c’est-à-dire avec un petit caleçon de byssus qui formait par ses plis transversaux comme les deux valves d’une coquille appliquée sur les hanches ». L’image d’une poésie concise et charmante, est d’une parfaite justesse. Elle montre bien qu’il s’agit d’une écharpe drapée autour des reins.

(18) Mignot, 1 c. XLII, p. 53 : « Les Syriens engagés dans le trafic de Tyr […] exposaient en vente dans les marchés de cette ville des perles, de la pourpre des toiles ouvragées, du coton, de la soie et toutes sortes de marchandises précieuses ».

(19) Terme trop général, mais commode et couramment adopté en raison de l’imprécision de nos connaissances sur l’histoire ancienne de ces régions. (Voir ci-dessus, p. 10),

(20) Plumarium opus : ouvrage de broderie. Flaubert donne aussi à Salammbô des souliers « découpés dans un plumage d’oiseau ».

(21) Pour l’emploi des étoffes noires en Espagne, voir Strabon, paragr. 144, 145,164.

(22) « Le Musée du Bardo à Tunis et les fouilles de M. Gauckler à Carthage » dans Rev. de l’Art ancien et moderne, VI, 1899. p. 114.

(23) Ibid., fig. pages 111-113 où l’influence égyptienne est très nette dans la coiffure.

(24) Voir page 7, note 1.

(25) Lettre du 10 Juin 1S62.

(26) Lettres à Louise Colet des années 1852 et 1853.

(27) Ibid.

(28) Lettre à Ernest Feydeau, 29-30 novembre 1859.