Les Amis de Flaubert – Année 1952 – Bulletin n° 3 – Page 7
« La Vaubyessard »
Sans courir d’emblée au but, nous voulons dire l’occasion, capricieuse et les détours qui nous ont conduit à chercher la source de ce vocable fameux.
On sait que le château de La Vaubyessard, où Emma Bovary s’enivre de son premier bal, d’ailleurs l’unique, a pu être identifié grâce à l’auteur lui-même. Dans une lettre adressée d’Egypte à Louis Bouilhet, mars 1850, Flaubert évoque le château du Héron, où il assista, encore collégien, à un bal, et dont le propriétaire s’appelait le marquis de Pomereu d’Aligre.
Le château du Héron se trouve près de Croisy-sur-Andelle, un peu à l’Est de Ry, qui deviendra Yonville-l’Abbaye. En revanche, on ignore où le « La Vaubyessard » du roman, est situé par rapport à la bourgade de Tostes ou Tôtes, qu’habite alors le ménage Bovary. A droite, à gauche, au Sud, au Nord ? Flaubert n’en souffle mot, tout en nous décrivant le château avec minutie ; et il nous en présente le propriétaire, marquis d’Andervilliers ; et il découvre aux yeux éblouis de son Emma quelques portraits d’ancêtres héroïques, dont nous laissons ici les noms pour ne nous attacher qu’à celui du domaine.
Ce mot « La Vaubyessard » serait-il une création de l’auteur ? Il ne sent pas le « fabriqué ». Est-il une trouvaille, un hasard de cueillette géographique ? Voilà ce que nous ne nous étions jamais demandé, pas plus, je pense, que les autres flaubertistes, lorsqu’une coïncidence singulière nous a jeté dans le problème : il se fait qu’un autre roman, et valable, de cinquante ans postérieur à Madame Bovary, s’orne du même « La Vaubyessart », avec la seule différence d’un t final au lieu du d.
Dans La jeune Fille bien élevée, René Boylesve raconte les premiers émois de Madeleine Doré, pensionnaire au Sacré-Cœur de Marmoutier. En temps de vacances, elle déploie chez des amis musiciens son talent de pianiste, qu’elle a grand. La chose se passe à Chinon. Un beau jeune homme René Chambrun, lui tourne les pages… et lui tourne la tête.
« C’est un ami des Jarcy, qui est venu avec eux de La Vaubyessart ». A deux reprises encore, le nom est produit. Aucune scène, du reste ne se déroule dans ce La Vaubyessart. Ce n’est qu’un lieu désigné, village ou château, à dix kilomètres de Chinon. Mais c’est de là que provient René Chambrun, et cela suffit pour que ce mot, La Vaubyessart, émeuve Madeleine, tout comme une Emma.
Emprunt conscient, fait au maître par René Boylesve ? On ne peut le croire. « La Vaubyessard » était trop la propriété connue et exclusive de Flaubert pour qu’un admirateur tyrannisé osât se risquer à un emprunt aussi naïf. Suggestion d’un souvenir dont on a oublié l’origine, et qu’on utilise de bonne foi comme une réserve personnelle ? Peu croyable aussi. Selon nous, René Boylesve devait avoir une raison qui le libérait de Madame Bovary, et ce La Vaubyessart devait lui être un bien privé, un bien tourangeau, qu’il ne lui déplaisait pas — non sans quelque malice muette, peut-être — d’étaler au soleil malgré le château d’en face. (Il s’est beaucoup servi des noms de sa province et de l’Anjou voisin pour le baptême de ses personnages et de ses lieux de scène). Dès lors et puisque nous n’avions relevé aucun La Vaubyessard en Normandie il devenait loisible d’imaginer Flaubert piquant ce nom dans quelque ouvrage géographique ou historique ou généalogique, qui traitait du pays de Loire.
Nous nous trompions du tout au tout. Nous n’avons découvert aucun La Vaubyessart à dix kilomètres de Chinon, ni plus loin. Les personnes régionales les plus averties, les plus au fait de chaque vieux toit, pigeonnier, motte de terre, à dix lieues à la ronde, ne nous ont apporté que des négatives. Il n’existe pas plus de La Vaubyessard ou Lavaubyessard, avec finale d ou t, en Touraine qu’en Normandie. Il n’en existe aucun dans la France entière. Le dictionnaire des Postes, consulté, qui énumère tous les villages, hameaux, lieux-dits, n’eussent-ils que huit âmes, immense répertoire de soixante mille noms environ, est strictement muet sur celui qu’employa Flaubert, puis Boylesve.
Nous nous sommes rabattu sur les patronymes nobles. Les milliers d’énormes registres du Cabinet des Titres, à la Bibliothèque nationale, nous en offrent à foison, même des Dupont nobles, des Dufour nobles, voire des Boylesve, ces derniers depuis Saint Louis jusqu’à hier, mais ne sont pas moins muets sur un patronyme La Vaubyessard que ne l’est le dictionnaire postal sur un La Vaubyessard, nom de lieu. Également muets sur des Andervilliers, sur des Yverbonville, hôte et ancêtres : la chose était prévisible, puisque les patronymes nobles sont généralement des noms de lieu.
Et comme il n’était plus en nous d’abandonner cette quête qu’avait provoquée la coïncidence Flaubert-Boylesve, il nous vint alors à l’esprit d’interroger le nom lui-même, de le pétrir et de le décortiquer. De le décortiquer d’abord de son article ; mais « Vaubyessard » ne nous donna rien, d’aucun côté. De le décortiquer ensuite de sa parcelle « vau », qui signifie « val ». Il n’est pas le seul de son espèce : pour ne citer qu’un cas, évoquons le domaine de La Vauguyon, ou du val Guyon, proche de Chinon, qui appartint à Gustave Droz, l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé.
Cette seconde ablation nous laissait « Byessard ». Réduit à l’essentiel, demeurait-il un nom de lieu possible, permettant cette combinaison : « le val Byessard » ? Allions-nous enfin le lire dans le gigantesque répertoire aux soixante mille vocables ? Oui, enfin, nous l’y avons lu, avec la différence d’une lettre qui, d’ailleurs, ne tire pas à conséquence : Biessard. Nous l’y avons lu en exemplaire unique, sans homonyme aucun pour toute la France, un « apax legomenon ». C’est un lieu-dit d’une soixantaine d’habitants. Mais où niché ce Biessard unique ? On vous le donne en mille : dans le coin le plus choisi du royaume, dans la commune même de Canteleu, où est Croisset !… On part du studieux ermitage à la poursuite d’un mot, on fait le tour de la France, et ce vaste rallye-paper nous ramène au lieu qu’on n’eût pas dû quitter.
Ainsi Flaubert ne l’a pas forgé, ce nom, ni puisé dans quelque recueil géographique ou généalogique. Il l’avait à sa porte, il l’entendait prononcer communément, et il l’a pris, en y joignant cet heureux indicatif « La Vau », puisqu’aussi bien le château du marquis d’Andervilliers, c’est-à-dire le château du Héron, est posé « dans une vallée [où coulaient] deux rivières », selon que l’indique un scénario du roman. Et selon qu’il est dit dans le roman lui-même : « Une rivière passait sous un pont ». Cette rivière est l’Andelle, et l’autre est son affluent, non dénommé sur les cartes.
Georges Dubosc, comme nous le rappelle Edouard Maynial dans son édition de Madame Bovary, avait déjà signalé que le nom d’Yonville-l’Abbaye provenait d’une vallée d’Yonville, que l’on côtoyait en se rendant de Rouen à Déville, où les Flaubert avaient une propriété avant 1846 : c’est à deux pas au Nord-Est de Croisset. Biessard en est encore plus proche, au Sud-Ouest. Une fois de plus se vérifie la thèse des « éléments réels » qui nourrissent les œuvres dites d’imagination.
Mais si ce petit problème de La Vaubyessard est réglé pour Flaubert, le plus simplement du monde, il ne l’est pas pour René Boylesve, qui nous en a imposé l’examen. Cependant, nous ne croyons pas qu’il ait élu sans raison suffisante ce terme sur lequel il y avait prescription, et il reste à trouver cette raison-là.
Gérard-Gailly.