Une farce joyeuse de C. Lapierre à G. Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1952 – Bulletin n° 3 – Page 22

 

Une farce joyeuse de C. Lapierre à G. Flaubert

Lors du centenaire de la naissance de Gustave Flaubert, célébré à Rouen en 1921, Jean Revel, qui présidait alors les AMIS DE FLAUBERT, raconta au cours du banquet, présidé par M. Léon Bérard, Ministre de l’Instruction Publique, la joyeuse anecdote que voici :

Je tiens de la bouche même de Lapierre le récit d’une farce joyeuse qu’il organisa et dont fut victime le trop crédule Flaubert.

À cette époque, l’illustre écrivain fréquentait beaucoup notre Cathédrale, qu’il admirait en grand artiste. Ce fut même au cours de ses séjours, de ses stations, qu’il remarqua la verrière consacrée à Saint Julien et qui lui fut inspiratrice de son chef-d’œuvre : La Légende de Saint Julien, l’Hospitalier.

Sorti du porche, Flaubert ne manquait jamais de descendre la rue Grand-Pont et de se présenter, rue des Tonneliers, à l’entresol, où était le bureau de rédaction de Charles Lapierre.

— Tu sais, disait Flaubert, désignant d’un geste l’édifice, je viens de là-haut. C’est beau.

Oui, acquiesçait le journaliste, c’est l’œuvre des siècles de foi.

— Dis plutôt, rectifiait Flaubert, que c’est l’œuvre des architectes normands qui eurent du génie…

— Qui eurent le sentiment religieux, maintenait Lapierre.

— Peut-être, consentait Flaubert. En tous cas, quel cadre incomparable pour d’admirables cérémonies !… Et, sais-tu, je pense au personnage qui en est le centre et l’âme… à un prélat… à un cardinal dans sa Cathédrale qui, dressé dans sa robe rouge, bénit la foule agenouillée… Ça, c’est grand.

— Grandiose, concluait Lapierre.

L’Archevêque, c’était Mgr de Bonnechose, qui était vraiment un grand personnage, tant par sa taille que par ses fonctions sacerdotales : un esprit très éclairé, d’ailleurs.

— Tu le connais, toi ? l’Archevêque ? demandait Flaubert.

— Oui, très bien.

— Et tu le vois, ce Prince de l’Église ? Tu lui parles souvent ?

Dans l’intimité, on dit que le Nouvelliste est le journal de l’Archevêque : il faut bien que je voie le chef du clergé.

— As-tu de la chance !… Et, dis-moi, comment est-il ? Comment parle-t-il ?

— Eh bien, comme tout le monde : nous causons de nos petites affaires.

— Vos petites affaires ? clamait Gustave. Tu n’es qu’un vulgaire publiciste ; on ne cause pas de ses petites affaires avec un personnage comme celui-ci. Ah ! si j’avais un entretien avec lui, notre conversation s’élèverait à des hauteurs énormes…

Et souvent, ces échanges d’idées se poursuivaient, dans lesquels l’enthousiasme de l’écrivain se heurtait au scepticisme prosaïque du rédacteur. Le Cardinal dans sa Cathédrale ! c’était une hantise pour Flaubert. C’est même ce qui inspira la mystification organisée par Lapierre. On suivait alors la mode des cartes du jour de l’an ; nous en recevions des milliers, pour en réexpédier des montagnes.

Un certain 1er janvier, Lapierre reçut la carte de l’Archevêque ; la considérant, il eut cette idée.

— En voilà une que voudrait bien tenir l’homme de Croisset. Eh bien, alors, qu’à cela ne tienne.

Il mit la carte dans une enveloppe blanche, sur laquelle il inscrivit l’adresse : « Monsieur Gustave Flaubert, homme de lettres, Croisset », la mit lui-même à la poste et, se frottant les mains, pensa :

— Et maintenant, nous allons voir ce qui va se passer.

Il se passa ceci, le 3 janvier, Flaubert reçut dans son courrier la carte subreptice ; à cette vue, il s’écria :

— Une carte de lui ! Qu’est-ce que cela signifie ? Et c’est lui qui prend l’initiative ! pas d’erreur ; c’est bien pour moi que l’adresse est mise… Que faire ! De qui prendre conseil ?… Lapierre seul peut me guider, lui qui est dans l’intimité du personnage. Allons consulter Lapierre.

Très peu après, il s’embarquait sur le bateau de La Bouille, arrivait au quai de Rouen, à deux heures et demie, et, rapidement, montait au bureau de rédaction où, comme par hasard, l’attendait Lapierre.

— Eh bien dit le journaliste, quel bon vent t’amène ?

Sans mot dire, Flaubert tira de son portefeuille l’enveloppe… qu’il présenta, non sans solennité.

— Regarde.

— Tiens, tiens ! articula Lapierre, imperturbable, tu le connais alors ?

— Non, c’est lui qui commence, tu vois, regarde l’enveloppe, l’adresse : « Monsieur Flaubert… », et alors, je viens te demander de me guider. Que dois-je faire ? une visite ?… Peux-tu me présenter au Palais de l’Archevêché ?

Non, pas tout de suite, répondit le mauvais plaisant. Plus tard, peut-être…

Mais maintenant, que dois-je faire ?

Eh bien, une politesse en vaut une autre. Renvoie-lui ta carte.

Naturellement… Mais la raison de cette invite ? Qu’est-ce que cela veut dire ? As-tu une idée, toi ?

— Seule, je ne puis hasarder qu’une hypothèse. Je t’ai dit que le Cardinal était un grand lettré. Et alors, peut-être, a-t-il lu Madame Bovary et alors, il t’adresse sa carte en signe d’approbation… Il n’y a rien d’écrit dessus, pas de félicitations ? Cela ne m’étonne pas… Mais tout cela, n’est-ce pas, n’est qu’une hypothèse.

Revenu à Croisset, Flaubert se précipita devant sa table de travail pour écrire l’enveloppe destinée à l’Archevêque.

A MONSEIGNEUR DE BONNECHOSE

CARDINAL DE ROUEN, PRIMAT DE NORMANDIE

EN SON PALAIS DE L’ARCHEVÊCHÉ

Il n’y manquait rien, comme vous voyez.

Le 6 janvier, au matin, le Secrétaire particulier de Monseigneur entra dans l’oratoire archiépiscopal.

Éminence, dit-il, voici le courrier, nous avons dépouillé tout ce qui concerne les cartes de visite, sauf celle-ci, qui porte un nom absent de nos listes d’adresses. Monseigneur connaît-il ?

Le Cardinal regarde et dit :

Ah oui, je connais vaguement. C’est, je crois, un écrivain qui demeure à Croisset.

— Que faut-il faire, Éminence ?

— Eh, monsieur l’Abbé, il ne faut contrister personne… Une politesse en vaut une autre … Renvoyez la carte de l’Archevêché.

Donc, le 7 janvier, Flaubert reçut une deuxième missive contenant encore une carte. Stupéfait, il s’interrogea :

—Mais qu’est-ce que cela veut dire enfin ? Je vais encore consulter Lapierre. Lui seul peut m’expliquer.

Il reprit le bateau de La Bouille et se présenta de nouveau au Nouvelliste, où il expliqua son cas au rédacteur en chef.

Mis au courant, celui-ci réprima, non sans peine, un accès de gaieté. Il essaya néanmoins de lutter contre le rire qui l’envahissait.

— Eh bien, c’est peut-être que l’Éminence a récemment lu Salammbô !

Puis il éclata et dévoila la supercherie.

— Sans rancune, n’est-ce pas ?

Et l’entretien se termina dans un éclat de rire homérique, où s’entendaient les exclamations du dupeur et du dupé.

« Farceur de Lapierre ». — « Sacré Polycarpe ».

Polycarpe, c’était le surnom de Flaubert parmi ses intimes.

 Jean REVEL