L’Amitié littéraire d’Émile Zola pour Gustave Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1953 – Bulletin n° 4 – Page 11

L’Amitié littéraire d’Émile Zola pour Gustave Flaubert

[Le texte de cet article est celui de la conférence faite par M. Gabriel Reuillard, à la Société des Amis de Flaubert, le dimanche 21 décembre 1952.]

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À l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort d’Emile Zola, célébré en septembre dernier, célébration qui s’est longtemps prolongée par une très riche exposition inaugurée à la Bibliothèque Nationale, les Amis de Gustave Flaubert m’ont fait l’honneur de me demander de venir vous parler de l’amitié de Flaubert et Zola. Ce sera donc le propos de cet entretien.

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Flaubert appartenait à la génération précédant celle de Zola. Le procès de Madame Bovary l’avait placé au premier rang des écrivains non conformistes d’alors, qui revendiquaient le droit de tout exprimer, pourvu que ce fût avec art.

Aux yeux de ses cadets, il représentait la Littérature dans ce qu’elle avait de plus définitif et de plus haut : une sorte de sacerdoce. Ces jeunes gens nourris de ses œuvres, ambitionnaient comme lui d’exercer après lui le même pouvoir d’affranchissement, chacun, bien entendu, selon son propre tempérament.

Flaubert injustement et durement attaqué, n’avait cessé de batailler pour que la beauté de la forme fût mise, dans le roman, au service de la vérité. La vie, il voulait peindre la vie dans toutes ses manifestations, belles ou laides, petites ou grandioses.

D’abord Zola sans connaître Flaubert personnellement, s’en fait un portrait moral et intellectuel d’après la lecture de ses œuvres. Il voit en lui (je cite textuellement) « le peintre et le philosophe de la vie moderne ».

C’est dire qu’il est assez décontenancé lors des premières visites qu’il rend, dans cet appartement de la rue Murillo où venait s’installer Flaubert quand il abandonnait Croisset pour une période plus ou moins longue.

Ce fut alors qu’il rencontra (je le cite à nouveau) « un romantique impénitent » qui « l’étourdissait pendant des heures sous un déluge de théories stupéfiantes ». Zola, qui se voulait naturaliste comme chacun sait, Zola, qui se piquait de peindre la seule réalité, ne s’était pas encore rendu compte qu’il y avait en lui aussi un impénitent romantique où, pour mieux dire peut-être, une sorte de visionnaire épique de la réalité, dont l’art grossissant s’exprimait parfois en pages truculentes, débordantes d’images lyriques, telles que la description du Paradou dans Le Rêve et la « Symphonie des Fromages » du Ventre de Paris.

Cette première déception, que Zola affirmait avoir remarqué chez d’autres confrères qui venaient voir le romancier, assure sa fille, Denise Leblond-Zola, dans le livre pieux qu’elle a consacré à son père, Émile Zola raconté par sa fille, s’effaça bientôt quand il apprend à mieux connaître Flaubert. Elle affirme même qu’il l’aima plus qu’aucun autre de ses amis et se plaisait à proclamer qu’il le considérait comme le père du naturalisme, se reconnaissant, lui, comme son disciple.

Il est vrai que Flaubert pouvait prêter trop aisément à cette facile confusion aux réunions hebdomadaires de la rue Murillo. Alphonse Daudet, dans une étude sur Tourguéneff, montre Flaubert « hâbleur, frondeur, avec sa voix de trompette aux Gardes, la puissante ironie de son observation, ses allures de Normand de la conquête ».

Zola ne se montre pas moins net quand il en parle. Il le peint s’irritant jusqu’à l’emportement pour des détails de composition littéraire, suffocant de colère à la contradiction. Mme Zola avait gardé le même souvenir du vieil ami de son mari, et à plus de quatre-vingts ans, parlait encore de ces terribles emportements qui, rapporte la fille de l’auteur des Rougon-Macquart (et je la cite encore) « le soulevaient brusquement, parfois à table, et dont la violence jetait le malaise et le trouble parmi les convives ».

Mme Zola l’avait vu soudain tant de fois hors de lui, écarlate, arrachant sa cravate et son faux-col, se levant, allant à la fenêtre, puis reprenant sa place, « calme, très doux, un peu confus, mais évidemment tout prêts à recommencer ».

Au lendemain de la mort de Flaubert, Zola mentionne encore la facilité qu’il avait de se tromper sur les hommes et les choses et à se mettre en colère : « C’était un homme très bon, a-t-il écrit, plein d’enfantillages et d’innocences, un cœur très chaud, qui éclatait d’indignation à la plus légère blessure. Son charme puissant se trouvait là et voilà pourquoi nous l’adorions tous comme un père ».

De plus, il admirait en lui le bourreau de travail qui, par souci d’exactitude, menait, avant de prendre la plume, un énorme labeur de documentation, n’hésitant pas à fouiller vingt volumes pour en extraire un seul renseignement. Lui-même, enclin à la même précision, se plut à l’imiter, allant également aussi loin que possible dans cette ingrate besogne préparatoire. Zola prit rang parmi les familiers de la rue Murillo avec Goncourt, Maupassant et Tourguéneff, à peu près à la même époque qu’Alphonse Daudet.

Au retentissant échec de l’œuvre dramatique de Flaubert, Le Candidat, créé au Vaudeville le 11 mars 1894, Zola se trouvait dans la salle. Il battait les couloirs comme pour lui-même. René Descharmes et René Dumesnil ont rappelé dans leurs livres, Autour de Flaubert, que Maupassant avait « fait » la salle. Daudet, Goncourt et Bergerat tentèrent de donner le change à leur maître sur l’insuccès. Il n’en retira pas moins sa pièce, regrettant seulement de n’avoir pas gagné, avec cette œuvre, quelques milliers de francs pour remeubler Croisset selon son goût, bien qu’il fût assez peu ami du bibelot et du décorum.

Après cette chute du Candidat, il eut l’idée de fonder le fameux dîner des auteurs sifflés. Goncourt, avec Henriette Maréchal ; Daudet, avec Lise Tavernier et L’Artésienne, et Zola, avec toutes ses pièces, entraient de droit dans cette sensationnelle phalange. Tourguéneff, lui aussi, qui prétendait avoir été sifflé dans son pays.

Les cinq des dimanches de Flaubert se retrouvaient aux jeudis de Zola, ainsi qu’aux réceptions du ménage Charpentier, éditeur des naturalistes.

La gêne et les inconvénients de l’âge se faisant sentir, Flaubert ne venant plus à Paris que de loin en loin, le petit groupe devient moins cohérent ou, pour mieux dire, moins lié. Zola s’en plaint en termes non équivoques : « Eh bien, mon bon ami, que devenez-vous donc, demande-t-il à Flaubert le 3 janvier 1877. Vous savez que nous gémissons tous. On vous réclame, on a besoin de vous. Les dimanches sont mortels. Vous me gâtez mon hiver en venant à Paris si tard. Le pis est que nous ne nous voyons plus les uns les autres, car vous n’êtes plus là pour nous réunir… ». C’est net. C’est clair. Flaubert était le point de ralliement.

Nul n’ignore combien les dernières années de Flaubert furent attristées par la mort de sa mère, de ses amis Bouilhet, Duplan, Louise Colet et George Sand, malgré la fidélité de son « vieux » Laporte, qui ne le quittait guère. Aussi par la ruine de sa nièce qui avait provoqué la sienne, bien que son action littéraire, qui s’affirmait de jour en jour, lui valut les hommages de nouveaux jeunes : Mirbeau, Huysmans, Hennique, Céard, sans omettre Maupassant, le plus fidèle de ses disciples.

Ces jeunes s’affirment hautement les continuateurs de Flaubert et de Zola. Ils organisent pour les fêter avec Goncourt, à l’occasion de la publication d’Un Cœur simple en feuilleton dans La République des Lettres de Catulle Mendès, un dîner où il les invitent chez Trapp, restaurateur, rue Saint-Lazare, le 13 avril 1877. Ce dîner provoque dans la presse de nombreux échos tendancieux. Les journalistes s’en donnent à cœur joie. Ils voient, dans ces modestes agapes, la formation du groupe naturaliste. Les six jeunes qui fêtent leurs aînés sont Alexis, Céard, Hennique, Huysmans, Mirbeau, Guy de Valmont, ce dernier n’étant autre que Maupassant. La République des Lettres, qui se prétend bien informée et doit l’être, en effet, de première main par l’un des neuf convives, publie ce menu fantaisiste : « Potage purée Bovary ; Truite saumonée à la Fille Elise ; Poularde truffée à la Saint-Antoine ; Artichaut au Cœur simple ; Parfait naturaliste ; Vin de Coupeau ; Liqueur de l’Assommoir ».

L’informateur anonyme, à peine masqué pourtant, stipule que « M. Gustave Flaubert, qui a d’autres disciples, remarque l’absence des anguilles à la Carthaginoise et des pigeons à la Salammbô ».

Céard souligne, après avoir rappelé cet écho de La République des Lettres, que les détails de ce menu valent seulement par leur absolue fantaisie. On s’en serait douté. Ajoutons qu’ils sont inexacts, ainsi que la date du repas, qui n’eut pas lieu vendredi 13, comme il fut imprimé, mais lundi 16 avril, qu’il faut considérer, si l’on se pique d’écrire l’histoire littéraire avec certitude, comme date de la constitution de la fameuse école naturaliste.

Paul Alexis bat une fois de plus le rappel autour de cette nouvelle école en publiant dans Les Cloches de Paris — beau titre et qui remet en mémoire le propos bien connu de Lamartine : « Dieu lui-même a besoin de faire sonner les cloches », en accrochant vigoureusement, sous le titre « La Demi-Douzaine », les six jeunes écrivains qui se signalent ainsi tapageusement (mais nous avons vu beaucoup mieux, beaucoup plus fort depuis, n’est-il pas vrai ?). Sous la signature de Tilsitt, il déclare sans vergogne qu’il est nécessaire « de les battre en brèche », parce qu’ils menacent de gâter tout. « Ah ! s’ils venaient à faire des petits ! », s’indigne-t-il pour amuser la galerie. Et dans les numéros qui suivent celui du 4 juin, il dissèque chacun en détail, un seul trouvant grâce à ses yeux, Huysmans, auquel il veut bien reconnaître « un bout de talent ».

De Flaubert, on le voit, même avant Goncourt et Zola, sortait l’école naturaliste. Encore une fois, c’est lui le père, j’allais écrire le dieu des six catéchumènes d’une religion où la Littérature prime tout, passe avant tout, et l’on peut même écrire par-dessus tout.

Pour ces jeunes hommes, qui aiment passionnément les Lettres et rêvent de les servir selon leur idéal, il est la grande conscience, il représente le mâle exemple que l’on doit suivre.

La tendresse filiale que lui porte Maupassant, stimule, par un réflexe d’émulation, l’admiration des autres. Ce culte ne faiblira pas, au contraire. L’auteur de Bel Ami le manifestera jusqu’à son dernier souffle, et après la mort de son maître, auquel il devait tant, il écrit à la nièce de Flaubert, devenue Caroline Commanville, une lettre pathétique dont chaque terme résonne douloureusement et qui mérite — vous allez vous en rendre compte — d’être longuement citée :

« Plus la mort du pauvre Flaubert s’éloigne, plus son souvenir me hante, plus je me sens le cœur endolori et l’esprit isolé. Son image est sans cesse devant moi, je le vois debout, dans sa grande robe de chambre brune qui s’élargissait quand il levait les bras en parlant. Tous ses gestes me reviennent, toutes ses intonations me poursuivent, et des phrases qu’il avait coutume de dire sont dans mon oreille comme s’il les prononçait encore. C’est le commencement des dures séparations, de ce dépècement de notre existence où disparaissent, l’une après l’autre, toutes les personnes que nous aimions, en qui étaient nos souvenirs, avec qui nous pouvions causer le mieux des choses intimes.

» Ces coups là nous meurtrissent l’esprit et y laissent une souffrance continue qui meurtrit toutes nos pensées.

 » Ma pauvre mère hélas ! a été bien frappée, et il paraît qu’elle est restée toute seule enfermée dans sa chambre pendant deux jours entiers, pleurant.

» Pour elle, c’est le dernier vieil ami disparu : c’est la vie désormais sans écho de tous les bons souvenirs de sa jeunesse ; c’est ne plus jamais pouvoir réciter avec personne cette « litanie des vous souvient-il ? ».

» Je sens en ce moment d’une façon aiguë l’inutilité de vivre, la stérilité de tout effort, la hideuse monotonie des événements et des choses et cet isolement moral dans lequel nous vivons tous, mais dont je souffrais moins quand je pouvais causer avec lui ; car il avait, comme personne, ce sens des philosophies qui ouvre sur tout des horizons, vous tient l’esprit aux grandes hauteurs d’où l’on contemple l’humanité entière, d’où l’on comprend « l’éternelle misère de tout ».

Quel ton désenchanté, quelle amertume, mais qui permettent de mesurer l’attachement de l’auteur de Bel Ami pour celui de Bouvard et Pécuchet et le vide causé par sa mort dans le vivant groupe de ceux qui l’avait reconnu et salué comme leur maître.

En 1878, ses amis sachant que Flaubert se trouve dans une situation matérielle précaire par suite des spéculations malheureuses du mari de sa nièce, qu’il a garanties par sa signature, essaient de lui obtenir un poste rétribué de Conservateur de Bibliothèque. Ils échouent par la précipitation de Tourguéneff, pressé de rejoindre sa Russie.

Flaubert, très mortifié dans sa fierté par cette intempestive intervention, se plaint des échos parus dans Le Figaro et après dans d’autres journaux, l’ayant placé en posture de solliciteur, ce qu’il avait en une particulière horreur.

Zola lui envoie une lettre de consolation, une des plus nobles, une des plus belles qu’il ait écrite au cours de sa carrière. On la trouve au volume de sa Correspondance consacrée aux « Lettres et aux Arts ». Elle est datée du 17 février 1879. Je ne résiste point au plaisir de la lire toute entière, tant elle déborde d’amitié, d’affection, tant elle dégage de rayonnante chaleur humaine. La voici donc :

« Je voulais vous écrire, mon ami, pour vous dire que tous ici nous avons été des maladroits dans votre affaire. Je vous en prie, voyez les choses en philosophe, en observateur, en analyste. Notre grosse maladresse a été de nous presser, d’aller rappeler sa promesse à Gambetta, dans un moment où on l’assommait de demandes depuis huit jours. Mme Charpentier étant dans son lit, il a fallu employer Tourguéneff, qui devait partir le lendemain pour la Russie et qui a été obligé de brusquer les choses. L’occasion était mauvaise, toutes sortes de circonstances fâcheuses se sont présentées ; je vous raconterai cela plus au long. Ma pensée est qu’une femme était nécessaire pour enlever l’affaire vivement et définitivement. Vous n’êtes rien dans tout cela, vous n’y avez rien, laissé, et demain, si vous y consentez, tout peut être réparé.

» Reste l’article du Figaro. J’ignore comment le journal a su l’aventure, mais je le saurai. Le Figaro a fait là son métier d’indiscrétion et de brutalité, métier qu’il fait contre nous tous depuis sa fondation. Vous seriez bien bon de tourner seulement la tête. Dans ce qu’il a dit, il n’y a rien, que de très honorable pour vous. Et soyez certain que cela ne vous fâchera avec personne.

 » On connaît Le Figaro, on sait bien que vous ne trempez pas dans sa rédaction. Il ne faut pas que la presse existe pour nous, nous devons la laisser mentir sur notre compte, nous salir, nous compromettre, sans nous inquiéter d’elle sans même nous arrêter une seconde à ce qu’elle écrit. Notre tranquillité est à ce prix. Je vous le demande en grâce, traitez cela avec votre beau dédain, ne vous chagrinez pas, dites-vous ce que vous répétez souvent, qu’il n’y a rien d’important dans la vie en dehors de notre travail.

» Je voudrais vous savoir fort et supérieur. Tout cela ne compte pas. Il est plus grave pour vous d’avoir écrit une bonne page. Vos amis n’ont pas eu l’habileté nécessaire ; eh bien, ils vous en demandent pardon et cela ne va pas plus loin. Si vous le leur permettez, ils réussiront une autre fois. Allumez votre pipe avec l’article du Figaro et attendez d’être bien portant pour vous remettre au travail. Le reste est de la fumée, cela n’existe pas.

 » J’avais songé un instant à aller vous dire ces choses de vive voix, mais j’étais bousculé et, d’autre part, j’ai eu peur de vous fatiguer. Nous vous aimons tous ici, vous le savez, et nous serions heureux de vous le prouver dans ce moment. Le pis est que cette mauvaise chute — Flaubert s’était cassé la jambe — vous a cloué à Croisset. Je crois que vous verriez les choses plus froidement si vous étiez au milieu de nous. Tâchez de pouvoir marcher bientôt et de revenir. Et si la guérison tarde, autorisez-nous donc un jour à aller vous serrer la main, pendant une heure seulement, quand vous serez plus fort, Ne soyez pas triste, je vous en prie de nouveau ; soyez fier, au contraire. Vous êtes le meilleur de nous tous. Vous êtes notre maître et notre père. Nous ne voulons pas que vous vous fassiez du chagrin tout seul. Quant à votre vie un peu troublée, elle s’arrangera, soyez-en sûr. Guérissez-vous vite et vous verrez que tout ira bien.

» Je vous embrasse ».

Ce voyage à Croisset — le dernier — devait avoir lieu ; mais n’anticipons pas, je vais y revenir.

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Tout au long de cette amitié, Zola ne cesse de manifester son admiration, pour son grand aîné. En 1874, il publie un article dans Le Sémaphore de Marseille sur la Tentation de Saint-Antoine. Le journal en coupe la moitié, toute la partie religieuse : « J’aurais voulu faire une étude quelque part en pleine lumière, annonce Zola en l’expédiant ».

Il ne se passe guère de jour où il s’informe du travail de l’écrivain quand il le sait en proie aux « affres du style » pour ce livre difficile auquel il le sait attelé : Bouvard et Pécuchet.

Il l’interroge, lui fait ses objections sur des détails de composition ou de style — toujours leurs points de vue, qui diffèrent souvent, les font s’entrechoquer vigoureusement parfois, tous deux discutant crânement, chacun allant au bout de sa pensée, le seul courage qui soit, prétendait Octave Mirbeau. Ce livre « énorme » serait digne d’un « commentaire a toutes les pages », écrit-il. Il prend même la peine d’indiquer celles qu’il a cornées. Sa conclusion enthousiaste le révèle une fois de plus, chaleureux, passionné, batailleur et vengeur, selon l’attitude coutumière dont ses intimes s’amusent parfois tout en l’admirant : « Maintenant que vous ayez pu économiser les mots grossiers, c’est possible ; que la table d’hôte des tribades « révolte toute pudeur », je le crois ! Eh bien ! après ! merde pour les imbéciles. C’est nouveau en tout cas et crânement fait ».

Zola éprouve quelquefois l’impression qu’il a pu contrister son vieil ami et il s’en afflige après coup. Quelle joie quand une lettre vient à point le rassurer : « J’ai reçu vos deux lettres qui m’ont beaucoup tranquillisé. J’avais eu une folle idée que je dois vous confesser, pour me punir ; je craignais de vous avoir fâché par quelque feuilleton où j’ai soutenu des « idées que je sais ne pas être les vôtres. C’était stupide de ma part, mais que voulez-vous ? J’étais inquiet ».

Nous savons qu’ils sont loin d’être toujours d’accord sur les questions d’esthétique littéraire. Flaubert est contre toute classification. Lorsque George Sand lui parle, en 1875, de ses amis en prononçant le mot d’école, il s’emporte, il rugit : « Mais je m’abîme le tempérament à tâcher de n’avoir pas d’école ! À priori, je les repousse toutes. Ceux que je vois et que vous désignez recherchent tout ce que je méprise et s’inquiète médiocrement de ce qui me tourmente. Je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local ; enfin, le côté historique et exact des choses. Je recherche par dessus tout toute la Beauté (avec un B majuscule, s’il vous plaît, et souligné, dont vos (mes) compagnons sont médiocrement en quête. Je les vois insensibles, quand je suis ravagé d’admiration ou d’horreur… C’est encore sous sa plume que l’on trouve cette affirmation : « Goncourt est très heureux quand il a saisi dans la rue un mot qu’il peut coller dans un livre, et moi très satisfait quand j’ai écrit une page sans assonances ni répétitions ». Le naturalisme est pour lui un mot « vide de sens ».

Il n’en admire pas moins Zola comme romancier. En 1876, il incite George Sand à lire Son Excellence Eugène Rougon. Il lui dit dans une autre lettre qu’il considère Tourguéneff et Zola « comme de vrais artistes, quoiqu’ils n’admirent nullement la prose de Chateaubriand encore moins celle de Gautier ».

Zola écrit de l’Estaque, où il est allé s’isoler, au maître de Croisset : « Comment allez-vous, et surtout comment va le travail ? Vous savez combien je m’intéresse à vos deux bons hommes (il s’agit de Bouvard et Pécuchet), car il y a là des difficultés formidables à vaincre et j’ai hâte d’assister à votre gloire ». Et il l’informe aussi de ses propres travaux, de ses propres doutes, ses propres espoirs, de ce qui se passe d’heureux ou malheureux dans sa propre existence. En 1878, dans une longue lettre, c’est l’acquisition de Médan : « J’ai acheté une maison, une cabane à lapins, entre Poissy et Triel, dans un trou charmant, au bord de la Seine ; neuf mille francs, je vous dis le prix pour que vous n’ayez pas trop de respect. La littérature a payé ce modeste asile champêtre, qui a le mérite d’être loin de toute station et de ne pas compter un seul bourgeois dans son voisinage. Je suis seul, absolument seul ; depuis un mois, je n’ai pas vu une seule face humaine. Seulement, mon installation m’a beaucoup dérangé, et de là ma négligence ». Un mois et demi après, au milieu de septembre, nouvelle missive enthousiaste. À part les Charpentier, venus passer une journée, il ne voit personne. Il travaille, travaille sans relâche. Il déclare n’avoir jamais vu si clair dans son œuvre. Comme distraction, il imagine de faire bâtir : il rêve d’avoir un vaste cabinet de travail avec des lits partout et une terrasse sur la campagne. Il éprouve même l’envie de déserter Paris complètement, tant il se trouve tranquille dans son désert.

Flaubert fait éclater son enthousiasme pour un projet de journal de Zola. De quel journal s’agit-il ? On ne sait. Aucune allusion ne s’y trouve dans la correspondance de Zola à Flaubert, ni à ses autres amis. La nouvelle en est venue sans doute par Maupassant. C’est à lui que Flaubert écrit le 13 février 1880 : « Redis à Zola que je suis enthousiasmé par l’idée de son journal. Il y aurait toute une série d’articles à faire sur les tyrans du dix-neuvième siècle. On commencerait par la littérature et le journalisme : Buloz, Marc Fournier, Halanzier, Granier de Cassagnac, Girardin, etc… puis on aborderait les finances, les crimes de la maison Rothschild, etc… puis l’administration, etc… Le tout pour prouver que les misérables sus-nommés ont fait verser plus de larmes que Waterloo et Sedan ».

Mais c’est alors que Zola perd sa mère qu’il adorait. Ce deuil, bientôt suivi de celui de Flaubert, qui le privait d’un précieux collaborateur, le fit sans doute renoncer au projet de ce journal.

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Flaubert est aussi conquis par l’œuvre puissante de Zola, qu’il voit naître jour à jour. Dans la Conquête de Plassans, il vante « l’intensité du vrai » : « J’avais peur après le Ventre de Paris, que vous ne vous enfouissiez dans le système, dans le parti-pris. Mais non ! Allons, vous êtes un gaillard ! Et votre dernier livre est un crâne bouquin ».

Il l’analyse minutieusement, en fait la critique chapitre par chapitre, page par page ; note les détails, les phrases, les mots excellents « qui sont des bonheurs » : « Je ne connais rien de plus empoignant que le dénouement. La visite de Marthe chez son oncle, le retour de Mouret et l’inspection qu’il fait de sa maison ! La peur vous prend comme à la lecture d’un conte fantastique ; et vous arrivez à cet effet-là par l’excès de la réalité, par l’intensité du vrai ! Le lecteur sent que la tête lui tourne comme à Mouret lui-même… ».

De Mes Haines, la préface l’enthousiasme : « J’en suis féru. Bravo. Voilà comme il faut parler ».

Et bien qu’à base de réalisme, le grossissement de Zola l’enchante. Sous le naturaliste exacerbé, il décèle justement le poète épique, le grand manieur de foules : « Et je maintiens que vous êtes un joli romantique. C’est même à cause de cela que je vous admire et que je vous aime ». Parbleu nous y revenons : lui aussi, Flaubert, est un romantique, disons un romantique naturaliste. C’est lui qui a donné le « la » à ses cadets pour qu’ils accordent leurs instruments au sien.

Quant à Nana, Flaubert l’avale d’une haleine, la même journée, jusqu’à onze heures et demie du soir. Il dit qu’il n’en dort pas, qu’ « il en demeure stupide ! » (c’est sa propre expression). Les caractères lui paraissent merveilleux de vérité. Les mots natures foisonnent, à la fin ; la mort de Nana est michelangesque ! (c’est encore son mot). Un livre énorme ! qu’il annote presque de bout en bout : là un peu de longueur ou plutôt de lenteur. Le passage de Mignon avec ses fils lui semble « ineffable de beauté ». Il conseille même, page 401, entre Le Havre et Trouville c’est impossible, de mettre Honfleur. Plus loin, c’est très très grand ailleurs, « vrai et intense » ; plus loin, « rien, de plus haut ». Le chapitre XIV « au-dessus de tout ». Et il s’emballe, il exulte, a son ordinaire, notre bon Flaubert : « Oui, nom de Dieu, sans pareil. ».

Il fait plus et mieux. Il prône les œuvres de Zola près de ses amis : « Connaissez-vous La Fille Elisa ? demande-t-il à Mme Roger des Genettes. « C’est sommaire et anémique, et L’Assommoir, à côté, parait un chef-d’œuvre ». Certains passages le choquent pourtant, du moins il le prétend, peut-être parce qu’il en écrit à une dame, mais il y reconnaît « une puissance réelle et un tempérament incontestable ».

S’il fait des réserves à la même personne sur La Faute de l’Abbé Mouret, il ne l’assure pas moins qu’il y a dans ce livre « des parties de génie, d’abord tout le caractère d’Archangias, et la fin, notamment, « Le retour au Paradou ».

On a quantité d’autres preuves de l’agissante amitié de Flaubert à l’égard de Zola — et réciproquement d’ailleurs.

Ne se met-il pas entête d’obtenir la croix pour le jeune romancier alors au plein épanouissement de son talent et de sa gloire littéraire. Il harcèle Agénor Bardoux, ministre de l’Instruction publique, qui s’était piqué d’écrire autrefois sous le pseudonyme de Brady, avec lequel il s’était même livré à l’émondage de Salammbô sur les conseils de Louis Bouilhet, lequel avait pris part aussi à cette besogne.

Bardoux promet. Au dernier moment, il remplace Zola sur sa liste par Ferdinand Fabre, parce que celui-ci est l’aîné. L’auteur des Rougon-Macquart est furieux, moins de n’avoir pas le ruban que de se trouver en posture de candidat n’ayant rien demandé et, déclare-t-il, « qui se soucie de cela comme un âne d’une rose ».

Il ajoute : « Les journaux ont discuté la chose et aujourd’hui ils pleurent sur mon sort ; c’est intolérable. Puis, je n’entends pas qu’on me pèse ; je suis ou ne suis pas. Si vous voyez Bardoux, dites-lui que j’ai déjà avalé pas mal de crapauds dans ma vie d’écrivain, mais que cette décoration offerte, promenée dans les journaux puis retirée au dernier moment, est le crapaud le plus désagréable que j’aie encore digéré ; il était si facile de me laisser dans mon coin et de ne pas me faire passer pour un monsieur talent discutable, qui guette inutilement un bout de ruban rouge ».

Flaubert, morigénant gentiment ses amis, les stimulait souvent de cette rude apostrophe : « Que diable, soyez fiers ! » Avec Zola, on le voit, il n’avait pas besoin d’insister sur ce chapitre. J’imagine qu’il se réjouissait au fond du cœur de l’intransigeance affichée par son ami.

Pourtant, Flaubert revoit le ministre. Il insiste près de lui. Il conseille à Zola de lui rendre visite. Le disciple se plie à cette formalité plus sans doute pour plaire à son maître que pour faire sa cour aux puissants du jour. Toutefois, il n’est pas dupe. Sa lettre du 17 septembre 1878 en apporte la preuve : « J’ai vu M. Bardoux hier, sur votre conseil. Il a été fort aimable. Mais mon absolue conviction est qu’il ne tiendra jamais la promesse qu’il vous a faite pour moi. Il ne me connaît pas, il ignore totalement ce que je suis et où je suis. De plus, il doit être travaillé par des personnes qui me détestent. J’ai senti ça avec mon sixième sens.

» Que ces choses restent entre nous, n’est-ce-pas ? Je vous écris par un besoin d’analyse. Mais si, lorsque vous le reverrez, il vous parle encore de l’affaire, dites-lui que j’ai été très content de sa réception et ayez l’air de compter sur toutes les paroles qu’il vous donnera. Voilà pour mon orgueil une bonne leçon ».

Flaubert, solitaire, misanthrope, n’aimait pas le tour de la vie moderne, niait le progrès et s’enfermait de plus en plus dans son haut rêve d’artiste. Il souffrait au fond, c’est certain, de voir Zola aller carrément de l’avant, se jeter à corps perdu dans l’âpre bataille qu’il livrait à chaque œuvre. Il le soupçonnait même de se complaire au tapage grandissant mené autour de sa personne et de ses livres. Pour Flaubert, noble artiste dédaigneux, trop dédaigneux peut-être des contingences de succès matériel, Zola glissait, en consentant à l’adaptation de romans tels que L’Assommoir au théâtre, à une sorte de bassesse industrielle, reproche qu’il adressait également à Daudet pour Jack. Industriel ! Le terme est excessif ; mais Flaubert se montrait si exigeant envers lui-même pour les à-côtés de l’exploitation commerciale d’une œuvre littéraire, qu’il ne voulait même pas qu’on illustrât ses livres. On doit donc l’excuser de son intransigeance à l’égard d’un cadet. Il se dit pourtant enchanté du succès pécuniaire de Zola ; mais, s’empresse-t-il d’ajouter à une lettre de Maupassant, « ça ne consolide pas le naturalisme (dont nous attendons toujours la définition) dans son système ». Ah ! le système, toujours, les systèmes qu’il avait en abomination et qu’il ne cessait de vitupérer sans exception, si nombreux, si différents les uns des autres qu’ils puissent paraître à ses yeux !

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Six semaines avant la mort de l’auteur de Madame Bovary, un dimanche de Pâques, Zola, accompagnant Daudet, Goncourt et leur éditeur Charpentier, se donnait la grande joie d’aller passer une journée à Croisset, réalisant enfin un projet longtemps différé par les circonstances. Ce fut inoubliable pour ses compagnons et pour lui.

Flaubert paraissant en pleine santé, heureux de cette visite marquant une fois de plus l’affection de ceux qu’il aimait. Une profonde communion de cœur et d’esprit les unissait tous. Il les avait étreint, au départ, sur le seuil, en leur donnant rendez-vous bientôt à Paris, où il espérait apporter le manuscrit achevé de Bouvard et Pécuchet, en mai.

Le samedi 8 mai, Zola s’installait à Médan depuis trois jours, songeant à la prochaine venue de son ami. Il va se mettre à table, heureux des préparatifs achevés, imaginant une longue période de travail dans la paix des champs. Un télégramme arrive signé de Maupassant : « Flaubert est mort ». Un coup de massue si près du séjour à Croisset où rien n’avait pu faire prévoir un si brusque dénouement. Le mardi, il s’embarque à Mantes dans le train pour Rouen. Il y retrouve Goncourt Daudet et Charpentier Une voiture les emporte de la gare vers Croisset. Et, sur la route, c’est la dernière rencontre avec le « vieux », dont le char funèbre, marqué d’abord par un bouquet d’arbres, apparaît.

Nous allons relire cette page ensemble, où le disciple, dans un magistral reportage, décrit les obsèques de son maître, de Croisset au Cimetière Monumental, où il l’accompagna.

À mon avis, nous ne saurions mieux terminer cet entretien sur l’amitié de deux grands écrivains, qui furent aussi deux grands esprits et deux grands cœurs, qu’en empruntant à l’un, une des plus émouvantes pages deux fois sacrées pour nous, Normands, Rouennais, admirateurs et amis de Flaubert, des Belles-Lettres françaises (1).

G. Reuillard.

(1) Il s’agit ici de l’article célèbre publié par Émile Zola dans Les Romanciers Naturalistes et qui fait l’objet du texte suivant.