Les Amis de Flaubert – Année 1953 – Bulletin n° 4 – Page 28
Bouilhet eut-il de l’influence sur Flaubert ?
Il ne s’agit pas ici d’intervenir encore dans la vieille querelle suscitée par le modèle d’Emma Bovary, alors que la discussion entre flaubertiens subsiste toujours aussi acharnée, mais seulement de constater que l’acceptation ou la non acceptation de la « thèse Delamare » (Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delamare ? ) place sous un jour différent la personnalité de Flaubert dans le jeu de ses amitiés. Si ce fut, comme le rapporte Maxime Du Camp, Louis Bouilhet qui proposa à Flaubert de faire une chronique des aventures galantes d’une jeune provinciale, la genèse du chef-d’œuvre serait expliquée tout entière par cette contrainte imposée à son imagination sans contrôle et à ses embardées lyriques désormais intempestives. Le rôle joué par les amis dans la formation et la structure documentée du roman, en serait énormément accru pour ne pas dire déterminant. Le portrait que M. Du Camp nous peint de Flaubert ne pourrait que renforcer cette thèse. Dans ses Souvenirs littéraires il nous décrit un fils de famille inconstant et velléitaire, un éternel mineur, sans esprit inventif et sans initiative. Un misanthrope égoïste qui a besoin, dans le domaine littéraire, de l’incitation et de l’appui assidu d’un ami. Le solitaire de Croisset : « Tu l’as subie, cette existence, et c’est devenu seconde nature pour toi que de la supporter ». Ou encore cette existence lui pèse, l’ennuie : « Ce qui le prouve, c’est la joie que tu t’es donnée toutes les fois que tu as pu en sortir »…. Il n’est pas jusqu’à la minorité affective et physiologique de Flaubert, affichée méchamment et envieusement par Du Camp dans cette lettre fameuse du mois d’octobre 1851 et répétée dans ses Souvenirs de 1881, qui n’apporte une preuve de plus à cette thèse. On ne peut négliger l’interprétation freudienne, d’ailleurs excessive et de mauvais goût, du Dr. Reik qui découvre en cette minorité une « versteckte homosexuelle Tendenz » (1) et l’affirmation de Steegmuller (2) selon laquelle sans les conseils et l’insistance de Bouilhet nous n’aurions pu lire Madame Bovary.
Dans ce sens, la découverte du « document Pradier » par Mlle Leleu (3) dépasse le bruit tant soit peu désagréable qu’elle a provoqué, peut-être parce qu’elle affaiblissait une interprétation jusqu’alors reconnue, commode et extérieure, d’un Flaubert menacé de fouet par ses amis et contraint de jouer le rôle impassible et impersonnel de simple rédacteur d’un fait de chronique aux dépens du romantisme dont sa jeunesse était encore enivrée et imprégnée. L’interprétation de Du Camp n’était du reste pas tellement évidente et n’avait pas contenté de nombreux admirateurs de Flaubert qui l’avait jugée purement gratuite, privée qu’elle était d’une documentation probante, et il ne leur semblait pas possible de réduire d’une façon aussi simpliste l’élan qui avait donné naissance au roman et la discussion sans fin qui avait suivi. Ces doutes furent peu à peu éclaircis jusqu’aux articles de Jean Pommier 1947 (4) et Georges Brosset en 1951. (5)
L’existence, aujourd’hui prouvée par le document Pradier, d’un autre modèle d’Emma Bovary, c’est-à-dire de Louise Pradier d’Arcet, sert à démontrer à quel point l’expérience à laquelle Flaubert s’inspira, qu’il approfondit et tritura pendant de longues années avant le fameux 19 septembre 1851, fête de Saint Gustave, était plus variée, vaste et urgente. Et ce n’est pas tout : d’après d’autres lettres à Flaubert conservées dans la collection Franklin-Grout, et éclairées maintenant par ce document, il résulte que les rapports entre Flaubert et la belle et entreprenante épouse du sculpteur Pradier étaient très intimes. D’un nouvel article de Jean Pommier à Claude Digeon (6), où quelques lettres de Maxime à Gustave sont étudiées sous ce nouveau jour, il ressort qu’en 1848 les deux amis courtisaient Mme Louise et que Maxime, demeuré seul à Paris, risquait, l’autre étant loin, l’enjeu : « Elle m’a pris les mains, m’a dit qu’elle m’aimait bien, mais que cela ne se pouvait parce qu’elle était persuadée qu’au fond cela te ferait de la peine : tu sais que cela est depuis longtemps mon intime opinion »…
Et il ne faudrait pas sourire ici de cette nouvelle perspective où se dessine la célèbre exclamation de Flaubert : « Mme Bovary c’est moi ! », mais plutôt, en constatant comme les données du roman sont intimes et congénitales de l’auteur normand et souffertes par lui, et comme la tension de Flaubert apparaisse ainsi plus dramatique pendant les longues années que dura la création du roman, parmi les expériences encore incandescentes et cette volonté surhumaine de fabriquer un bon livre où il n’y eut qu’à écrire des phrases, de considérer comme la personnalité de l’auteur se dessine plus forte, autonome, volontaire et consciente. Moins que jamais dominée par les amis.
Cette fable de la contribution directe de Bouilhet à la genèse du roman une fois ruinée ou du moins largement ébranlée, il restait à en abattre une autre qui affirmait le contrôle continuel de Bouilhet sur sa formation. C’est encore une vieille histoire : « Bouilhet a été la conscience de Flaubert » selon Angot (7) ou bien encore Bouilhet a joué le rôle de confident, a été la conscience « et peut-être la moitié du génie de Flaubert » (8). Histoire qui dure jusqu’à Steegmuller. On ne peut pas dire que ces versions qui répètent, en y jetant un coup d’œil attentif, l’affirmation jalouse et imprudente de Maxime Du Camp, n’aient subi une correction par M. le Chanoine Letellier, spécialiste de Bouilhet (9), qui avait pu il y a de nombreuses années voir les lettres de Bouilhet à Flaubert. Mais ces lettres, après la mort de la nièce de Flaubert avaient disparu, en sorte que la vieille fable continuait encore à circuler et la personnalité créatrice de Flaubert apparaissait, comparativement à ses amis, amoindrie et même complètement minée dans sa vigueur et sa bonté active, de plus, souillée d’une bien spécieuse « Hörigkeit ». On ne savait d’autre part comment accorder ce portrait stéréotype devenu presque officiel (c’est un esprit d’une sécheresse supérieure parmi les secs, une intelligence toute en surface, n’ayant ni sentiment, ni passion, ni enthousiasme) avec d’autres phrases et jugements complètement opposés échappés à la plume non pas de critiques ou de rivaux, mais de contemporains qui l’avaient aimé et en avaient obtenu à l’occasion confort, conseil, aide et consolation. George Sand elle-même écrivait en date du 13 novembre 1866 : « On sent en vous une protection de bonté infinie et, un soir que vous avez appelé votre mère ma fille, il m’est venu deux larmes dans les yeux »…
Mais pour revenir au cas particulier des rapports Bouilhet-Flaubert, on doit au mérite de Mlle Maria Guerri d’avoir retrouvé la piste des lettres écrites du premier au second pendant la préparation d’une dissertation discutée au cours de la dernière session de licences de l’Université Bocconi. Elle nous raconte elle-même combien l’amabilité des derniers flaubertiens lui a facilité la tâche et comment, grâce à la prévenance de l’éminent balzacien qu’est Marcel Bouteron, elle a eu le rare privilège de les relire dans la sérénité de Chantilly et d’en prélever certains passages.
C’était la démonstration, finalement, d’une vérité déjà entrevue mais qui avait du mal à percer, c’est-à-dire de cette générosité intarissable de Flaubert toujours prêt à accueillir, ou mieux à s’ouvrir aux appels réitérés de l’ami découragé par les difficultés matérielles et spirituelles de sa vie, et incapable de supporter seul les charges d’une carrière théâtrale qu’il a entreprise afin d’en tirer les revenus nécessaires à sa triste existence. Il suffit de relire les lettres qui suivent pour constater que c’est Bouilhet qui demande des conseils, des idées, des données, des encouragements et du confort. Comment cela s’expliquerait-il s’il n’y avait chez Flaubert une vertu active et efficace ou cette « bonté de protection infinie ? » Non seulement, mais en plus, pour une meilleure définition du doit et de l’avoir de Flaubert par rapport à son ami le plus cher, les lettres servent à éclairer un autre point de son aventure littéraire, ou du moins à détruire une autre légende qu’on retrouve dans le livre d’Albalat (10), à part cela excellent, sur les amitiés de Flaubert : « Bouilhet avait une telle influence sur Flaubert qu’il finit par lui donner le goût du théâtre ».
Or, si on ne tient pas compte de ce que l’on savait déjà sur sa passion pour le théâtre, profonde dès l’enfance et bien avant d’avoir connu Bouilhet (11), et sans parler des scénarios que Flaubert aurait écrits ensuite afin de convaincre l’ami pendant les deux hivers 1847-48 et qui se trouvent aujourd’hui à la Bibliothèque de Rouen faisant partie de l’héritage Franklin-Grout, et enfin des nombreuses affirmations de Bouilhet, dues à la fatigue et au découragement et toutes accordées sur la lamentation qui revient continuellement dans ces lettres : « Je me livre à un travail pour lequel je n’étais pas né, je veux dire le théâtre », la nouvelle correspondance atteste, avec une plus grande précision, l’intérêt assidu de Flaubert pour le théâtre qui fait que l’ami ait recouru à ses conseils et à sa direction dans un problème qui pour lui était vital.
C’est ainsi que l’étude des lettres inédites de Bouilhet à Flaubert pourra fournir une nouvelle documentation au chapitre théâtral de la vie de Flaubert, qui serait en un certain sens à refaire et qui est essentiel peut-être autant que le chapitre analogue pour la compréhension de l’art de Stendhal.
Bruno Revel.
Revue de Littérature moderne n° 6,
3ème année de l’Université Bocconi, Milan.
(1) Reik : Flaubert und seine Versuchung des heiligen Antonius, Minden, Bruns, 112.
(2) Steegmuller : La vita tormentata di G. Flaubert. Milano, Rizzoli, 1952.
(3) G. Leleu : Une source inconnue de Madame Bovary, le Document Pradier. Revue de l’Histoire Littéraire de la France, 1947.
(4) J. Pommier : Critique préalable, dans la Revue de l’Histoire Littéraire de la France, 1947.
(5) G. Brosset : Les Amis de Flaubert. Bulletin n° 2 de la Société des Amis de Flaubert.
(6) J. Pommier et Cl. Digeon : Du nouveau sur Flaubert et son Œuvre. Mercure de France, mai 1952.
(7) A. Angot : Un ami de Flaubert : Louis Bouilhet, sa vie, ses œuvres. Paris, Dentu, 1885.
(8) E. Frère : L. Bouilhet, son milieu, ses hérédités, l’amitié de Flaubert. Lecène-Oudin, 1908.
(9) L. Letellier : L. Bouilhet, sa vie, ses œuvres. Paris, Hachette, 1919.
(10) A. Albalat : Flaubert et ses amis. Paris, Plon, 1927.
(11) J. Canu : Flaubert, auteur dramatique. Paris, Les Écrits de France, 1946.