Les Amis de Flaubert – Année 1953 – Bulletin n° 4 – Page 31
Flaubert et Huysmans
[Allocution prononcée le 1er Juillet 1951 au Pavillon de Croisset]
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Parce que j’ai passé ma jeunesse sur ces rives de la Seine, une amitié fidèle a cru bon de me demander, au terme de ce pèlerinage, quelques mots sur l’ermite de Croisset et ses rapports avec notre Huysmans.
Cependant, (mais le destin ne l’a pas voulu !) s’il était une voix souhaitable ici, ce n’était pas la mienne : c’était celle de notre cher Léo Larguier et vous la regrettez comme moi.
Pour accompagner le geste qui l’honore et nous amène, sa clairvoyance de poète eut choisi les plus magnifiques de ces « mots français qu’il a tant aimés », lui aussi. Son verbe souverain eût rappelé parmi nous vers notre hommage, ce Flaubert des dernières années, le vieux lion fourbu, rugissant en sa cage étroite, captif de son propre piège, ou baillant, exhibant son unique chicot, ou secouant au vent du gueuloir le débris de son poil rude.
Mais le bon poète a rejoint ses devanciers, ses deux amis, et je vois ici, à l’entour de nous, pour le moins trois grandes « Ombres ».
Peut-on d’ailleurs faire halte à Croisset sans beaucoup de souvenirs et beaucoup de regrets ? Où retrouver l’admirable et romantique paysage, aujourd’hui saccagé, qui fut le cadre aimé de Flaubert ? Où, sa blanche demeure disparue, avec ses tilleuls et ses peupliers ? — « La civilisation, écrivait-il, est une victoire contre la poésie. » — Nous le voyons : l’atroce ferraille de notre époque a tout envahi. Et ce petit pavillon, tardivement sauvé, où des mains pieuses s’efforcent à réunir, à retenir, les reliques du bon géant, ne peut se targuer d’être à la mesure de son hôte : c’est la tombe lilliputienne de Gulliver… Corneille, sur l’autre rive, n’a guère meilleure chance… Mais c’est ainsi !
Lorsque Flaubert meurt à Croisset, le 8 mai 1880, il est âgé de 58 ans. Quel âge a donc alors notre Huysmans qui vient de Paris pour l’inhumation ? 32 ans seulement ? Malgré le Drageoir Marthe, les Sœurs Vatard, et les Soirées de Médan qui viennent de paraître, il débute. Une génération sépare donc J.-K. de son grand aîné, d’où le ton des rapports. De plus, leur rencontre première me semble très tardive. Il est vraisemblable, probable même, qu’ils se sont connus chez l’éditeur Georges Charpentier dont le salon, après 1873, est éclectique, et accueillant aux jeunes. Flaubert y vient en ami, en maître écouté, avec son disciple Maupassant. Ce qui est « historique », c’est que le 16 avril 1877, Maupassant (il signe alors Guy de Valmont, et vient de la République des Lettres), réunit, pour un dîner chez Trapp, près la gare Saint-Lazare, les jeunes tenants de ce qu’on baptisera le lendemain « l’École naturaliste ». — Il y a, chez Trapp, autour des maîtres : Flaubert, Edmond de Goncourt et Zola, auxquels ils rendent hommage, Maupassant, Paul Alexis, Hennique, Céard qui nous le raconte, Mirbeau et Huysmans. Charpentier les rejoint au champagne. — Depuis dix ans Flaubert est accablé de deuils et de soucis, vous le savez : « Mon cœur est une nécropole… » — Il s’amusera de cet hommage d’un soir ; il laissera faire et dire, non sans marquer d’une boutade, à son habitude, son horreur de toutes écoles et chapelles, et sa répugnance pour le mot « naturalisme » que Zola tient à imposer — et imposera. La « bande à Zola », comme on dira, naquit chez Trapp.
Un mois après, toujours en 1877, Huysmans retrouve à Paris Flaubert (s’il n’est venu le visiter entre temps chez sa nièce, faubourg Saint-Honoré) dans l’atelier du peintre Becker (26, rue de Fleurus) (1). Là, Guy de Maupassant, encore une fois désireux d’égayer son maître, a organisé la représentation pour de rares intimes, et quelques femmes masquées, d’une farce de sa façon, fort osée : À la feuille de rose, Maison Turque. Nous sommes ici plusieurs qui avons connu, bien assagi, l’un des acteurs… Soirée hénaurme !…
Ils purent en 1878 se rencontrer ailleurs, autour de Zola.
En février mars 1879, d’ici même, Flaubert répond à l’envoi dédicacé que lui a fait J.-K. des Sœurs Vatard, — lettre importante, éloge et critique, citée par Céard, citée par René Dumesnil :
« …Le Gange n’est pas plus poétique que la Bièvre, mais la Bièvre ne l’est pas plus que le Gange… La rhétorique est retournée, mais c’est toujours la rhétorique… » — « Prenez garde, écrit-il, vous allez créer une sorte de préciosité à rebours… » (2) — Le solitaire de Croisset avait-il des rêves prémonitoires ? Cinq ans plus tard À rebours paraissait !
Nous regrettons de ne pas connaître de lettres de Huysmans à Flaubert, (notre ami Pierre Lambert ne les a pas…encore…retrouvées !..) mais il semble bien que, vu les âges et les positions respectives des correspondants, ces lettres durent être plus déférentes qu’amicales.
En avril 1880, soit moins de quinze jours avant sa fin soudaine, Flaubert signale à sa nièce Caro (Caroline Commanville), un article du Gil Blas, signé Richepin. « Ce jugement de la bande à Zola est parfait », écrit-il — et franchement il s’en amuse. Faisons comme lui, sans vouloir voir, plus que lui, une méchanceté dans ces portraits-charge, un peu rudes. Voici Huysmans — 1880, 32 ans, style et silhouette, par Jean Richepin :
« Le chef broussailleux, avec, sur ses bajoues, une barbe inquiète de Primitif, qui met des tons d’or à la peau en parchemin d’un nerveux. Gracile, le ventre en limande, il se dandine, furetant du nez et piquant les choses de ses yeux dans un sautillement de chat qui joue. La pomme d’Adam casse la ligne anguleuse du col, piquée d’une note de brique pilée sur la peau, grenue et dindonnière, et tantôt se hisse, et tantôt dévale, suivant le brinqueballement rythmique des déglutations… »
Ici, dans cette maison accueillante aux amis, qui ne lui appartient plus qu’à peine, Flaubert vit ses derniers jours, seul, accablé, exaspéré ! Il va partir pour Paris, dit-on. Il n’ira pas si loin : le 8 mai 1880 Flaubert est mort…
Et plusieurs, parmi ceux qui l’aiment, ont alors souci de l’écho qui va répondre à sa phrase désespérée : « La mort n’a peut-être pas plus de secret à nous révéler que la vie ».
Le 11 c’est l’inhumation ; Maupassant, Edmond de Goncourt, Claudius Popelin sont à Croisset déjà, venus la veille. Le matin de la cérémonie, arrivent les Parisiens, dont Huysmans ; mais, faute de temps, à cause de l’heure d’arrivée en gare du train, ils ne rejoindront le cortège que dans cette côte de Canteleu, avant l’église. Huysmans ne vint donc pas, semble-t-il, jusqu’à ce seuil. Il est un de ces « auteurs de Paris » dont le Gaulois me fournit la liste, qui suivirent leur maître leur ami, jusqu’au lointain cimetière de Rouen, dominant la ville au Nord, à pied, croit-on, et par une grande chaleur.
Les Rouennais, curieux du spectacle (sans plus), se montrent du doigt « le Zola » dont on parle, la barbe de Christ d’Alphonse Daudet, la silhouette crispée de Goncourt, très ému. Ils ne savent trop quels sont les autres… Les autres ce sont Maupassant, Huysmans, Hérédia, Banville, Charpentier, Catulle Mendès, Bergerat, Coppée, Hennique, Paul Alexis, Théophile Gautier fils, Raoul Duval, Claretie, Philippe Burty, d’Osmoy, d’Hervilly, Claudius Popelin, quelques délégués des journaux ; et puis quelques relations encore, cent-cinquante personnes peut-être. Un peloton de ligne fait escorte, car Flaubert est chevalier de la Légion d’Honneur ! Quarante voitures de place suivent… Sur sa tombe, Flaubert ne voulant pas de discours, seul son ami Lapierre, directeur du Nouvelliste de Rouen, adressera un adieu ému. Mais pour l’auteur de « la Bovary », les Rouennais d’alors n’avaient pas beaucoup de sympathie, il faut bien le dire. J’en pourrais donner témoignages — et raisons mauvaises (3)… La presse parisienne se plaît à dénombrer, à nommer les absents…
Ajouterai-je une anecdote ? Après cette longue cérémonie, les « auteurs de Paris », comme dit le journal, se retrouvent dans un restaurant des quais, chez Mennechet, pour déjeuner, tardivement, fatigués, émus. Mais combien faut-il de couverts ? : treize ! Treize ? Hélas ! et Banville est superstitieux ! Qu’à cela ne tienne, on racolera, devant la porte, le premier soldat qui passe, heureux de faire le quatorzième, et tout s’arrange ! J.-K. était-il l’un des treize ?… Où déjeuna ce jour-là Monsieur Folantin ?… Nous le savons…
Quatre ans après la mort de Flaubert, Huysmans, dans À Rebours, dira en termes choisis l’admiration de des Esseintes pour le visionnaire de Salammbô et de la Tentation. Céard, lui, dans ses pages sur les premières œuvres de J.-K., insistera sur l’influence de l’Éducation sentimentale, sensible dans les Sœurs Vatard. Et c’est exact.
À la fin de sa vie, en 1906, dans une lettre à M. René Dumesnil, Huysmans confirmera hautement son admiration pour Flaubert et, analysant son style, s’étonnera du « côté timide de cet héroïque, devant les mots qui ne figurent pas dans les dictionnaires officiels » ; il parlera du « vocabulaire restreint » de ce « merveilleux écrivain ».
Mais il est d’autres liens, très sûrs, n’en doutez pas, entre le solitaire de Croisset et l’oblat à venir, le maître et le disciple incliné sur cette noire tombe, entre ces deux nostalgiques visionnaires qui s’arrangent si mal de leur temps, ces deux obstinés travailleurs, ces deux affamés de perfection et d’absolu. Vous aimerez à redécouvrir ces liens dans l’admirable correspondance de Flaubert, de cet « héroïque », nous dit Huysmans !
Près de ces fenêtres, ouvrant sur le fleuve, où glissait sa barque (avant la mienne), que ne puis-je mieux évoquer le bon géant, blessé à mort, l’ascète des dernières années, le « mystique » dirais-je ?
Fils de ces rives, il a jadis embarqué son grand rêve à bord des nefs, quittant nos brumes pour cet Orient fabuleux qu’il imagine prodigue de sortilèges. Il a souhaité s’éblouir ! Mais les splendeurs qu’il dénombre, d’escale en escale, aux golfes de ses Terres promises, se montrent, proches, moins brillantes que ses songes. Il leur préfère, à chaque retour, son meilleur phare, cette lampe de Croisset, illuminant la page ou son labeur s’obstine — et le tue… Nous sommes ici au dernier port d’attache, au quai natal retrouvé, où s’éteint à jamais le « fanal d’un vieil espoir » … (4)
Peut-être notre inquiet J.-K. a-t-il plongé, lui, dans la vie, avec moins d’assurance. Il est le fils d’une race si méticuleuse, ce curieux, « en quête de havres douillets et tièdes » ; — mais il brûle d’une secrète ardeur pour toutes floraisons rares pour toutes vies en marge ou même à rebours du temps. II poursuit son enquête, policier naturaliste et bougonnant, autour de lui, en lui jusqu’aux plus aventureux là-bas. Il échoue, épave à vau l’eau des plus troubles Bièvres. Il gémit comme Flaubert, de demeurer en rade, incertain du but, requérant d’où il vient afin de deviner sa route. Et puis, quand le destin lui fournit ses pilotes, sur cette nef d’un passé qui le console du présent (lui aussi), il s’embarque, à Dieu vat ! malgré les rires et le Diable qui tient l’amarre ; il vire de bord vers les grottes d’azur, les Vierges des cryptes, les Saints des vitraux et des Primitifs : il vogue vers les cloîtres dont il sera l’oblat, quand il abordera, bientôt enfin, sur « l’autre rive », mains jointes à la proue, sous l’envol des cloches exaltées par sa Foi, au terme, lui aussi, de son douloureux périple.
Henry Lefai
(1) Georges Becker a exposé au Salon de 1875 une toile de dimensions importantes : Respha, fille d’Aïa, veillant près du gibet où ses sept enfants ont été crucifiés par les Gabaonites. (Cf. J. Claretie, L’Art et les artistes français contemporains, 1876). — Becker achètera, après la mort de Flaubert, le balcon de fer du Pavillon de Croisset (Georges Dubosc).
(2) R. Dumesnil, G. Flaubert, 1932, p. 417.
(3) Dont : le souvenir cuisant de sa Lettre au Conseil Municipal de Rouen (1872), pour le monument de Louis Bouilhet, « sa Catilinaire contre les brutes de Rouen » (G. Flaubert).
(4) – « J’ai au fond de l’âme les brouillards du Nord que j’ai respirés à ma naissance. Je porte en moi la mélancolie des races barbares . » (Flaubert). — « Il avait de l’océan dans son âme et le sang Viking fermentait dans ses veines… » (Jean Revel, Hist. des Normands).