Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 24
Flaubert : Normand ou Champenois ?
Flaubert s’est toujours tenu, sans l’ombre d’une hésitation, pour un pur Normand, et presque tous ses biographes ou critiques lui ont emboîté le pas. Il en sera de même pour son ami Bouilhet, et on les nommera couramment, au cours de leur vie quasi commune : « les deux grands Normands ».
Pour Bouilhet, ce qualificatif, pour être rebattu, s’avère résolument faux. En effet, s’il est bien né à Cany (Seine-Inférieure), il ne gardait, en réalité, dans ses veines, qu’une infime part de sang normand : celui d’une aïeule maternelle, noyée parmi des flots d’ancêtres Gascons ou Béarnais. C’était donc uniquement un homme du Midi (2).
Quant à Flaubert, il est mi-parti d’Est et d’Ouest. Car si, sans aucun doute, il descend, par sa mère, d’une bonne lignée normande, il s’affirme tout aussi bien Champenois par son père et la famille de celui-ci, fixée entre Aube et Seine depuis plus d’un siècle. À égalité de départ, comment faire pencher la balance ?
Je sais bien qu’en règle générale, les garçons tiennent plutôt de leur mère. Physiquement, c’est le cas de Gustave, qui montrait la taille élevée et les yeux clairs, à fleur de tête, de sa mère (ainsi d’ailleurs que sa sœur Caroline). C’est Achille qui reproduisait les traits du père. Mais la ressemblance physique ne se double pas toujours, loin de là, de la ressemblance morale ou intellectuelle.
Sans qu’il soit ici question, le moins du monde, de nous enfoncer dans une analyse psychologique, on pourrait rechercher chez Gustave les traits particuliers à l’une et à l’autre race et les apprécier quantitativement et qualitativement, quoiqu’il ne soit pas si simple de caractériser exactement Champenois et Normands. N’insistons pas sur les vieux clichés qui font des seconds uniquement des retors et des processifs et écrasent les premiers sous la riposte du gabelou et ses quatre-vingt-dix-neuf moutons. Pour Flaubert, les deux clichés sont brisés d’avance : il n’était ni bête ni retors, et se montra même toute sa vie d’une incompétence radicale en affaires, jusqu’à la ruine inclusivement. De même, au point de vue intellectuel, la Champagne, avec ses grands prosateurs, comme Villehardouin et Joinville, et ses poètes, comme La Fontaine ou Racine, peut s’aligner sans crainte avec la Normandie de Malherbe et de Corneille.
D’une façon générale, la Neustrie d’entre Seine et Bretagne ayant été conquise, ou plutôt occupée dès le 10e siècle par les Normands, les autochtones, ne pouvant lutter à force ouverte contre les nouveaux maîtres, durent trouver d’autres moyens de défense telle la subtilité des recours juridiques (appuyés d’ailleurs sur la stricte justice des premiers Ducs de Normandie) et une pondération quelque peu forcée peut-être à l’origine, mais qui purent marquer la race de caractères indélébiles.
En Champagne, rien de pareil. D’abord, les habitants demeurèrent libres et indépendants, sous l’autorité de leurs Comtes Palatins (dont l’un, Thibaut IV, fut poète), jusqu’à la fin du 13e siècle, pour se fondre alors, sans heurt, dans la France royale. Ils connurent donc toujours plus de liberté dans la vie, le langage et les écrits (voir la Satire Ménippée) ; d’où davantage d’extériorisation, d’enthousiasme et, si l’on veut, de romantisme (Thibaut IV pourrait être dit le premier des Romantiques). D’autre part, la Champagne, sinon pays de Marche, du moins carrefour des grandes invasions, des champs Catalauniques à la Marne, a gardé plus de sentiments guerriers, comme ses voisins de Lorraine.
Sans doute, le ménage Flaubert a-t-il transmis certaines de ces qualités particulières aux deux races à son rejeton. D’ailleurs, ce dernier reconnaît bien sa dualité de tempéraments. « Je suis un Barbare, disait-il (entendons un Northman), j’en ai l’apathie musculaire, les langueurs nerveuses (hum ! ce sont là bien peu caractères de Barbares !), les yeux verts et la haute taille ; mais j’en ai aussi l’élan, l’entêtement, l’irascibilité. Normands tous que nous sommes, nous avons quelque peu de cidre dans les veines, c’est une boisson aigre et fermentée qui, quelquefois, fait sauter la bonde ! » Et ailleurs : « Il y a en moi deux bonshommes distincts, un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit. Celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l’homme ». De cette double nature, nous allons peut-être découvrir les raisons profondes dans la race de chaque ascendant.
D’abord la mère. Fille d’un chirurgien, de lignée Pont-l’Évêquoise, elle vit d’abord assez effacée dans l’ombre de son grand homme de mari, dont la personnalité l’écrase quelque peu. Elle resta toujours assez réservée, même renfermée, parfois glaciale, si nous en croyons Du Camp (3) et Mme Colet (4). Pleine de respectabilité bourgeoise, sévère et autoritaire, peu mondaine, elle se cloîtra de bonne heure à Croisset avec Gustave qui, s’il l’aimait fort, la respectait davantage et même la craignait, en petit garçon.
Sa propension à la solitude et à l’égocentrisme, Flaubert l’a héritée de sa mère. Car, au fond, il resta toute sa vie, sinon un timide, comme le veut Faguet, du moins un sauvage, assez orgueilleux (il l’avoue très volontiers) et fort susceptible (Du Camp en saura quelque chose). C’est pourquoi il se cloîtrait avec tant de facilité dans son Croisset, pour aligner solitairement ses pages et ses repentirs. Pourvu que ses heures fussent réglées une fois pour toutes et que la discipline imposée par lui régnât dans la maison avec un confortable suffisant, il se déclare satisfait, réalisant en somme un bon idéal de bourgeois, d’un bourgeois travailleur et artiste, bien sûr, mais d’un bourgeois (5). Et, dans son œuvre, sa dissection de l’humanité, physique et morale, sa pointilleuse recherche de l’exactitude, son réalisme en un mot, voilà des apports bien maternels et normands.
Mais à vingt-cinq ou trente ans, une claustration, comme celle qu’il s’infligeait à Croisset reste « en dehors des conditions de la vie », au moins autant qu’une phrase inharmonieuse. D’où la nécessité, pour parer à ce refoulement, de reprendre de temps en temps contact avec le réel et de « faire sauter la bonde ». Nous avons alors le Flaubert jovial, sinon débraillé, emporté et gueulard, hâbleur et sarcastique, rabelaisien, pour ne pas dire plus, enthousiaste et paradoxal, à condition de se trouver dans un cercle d’amis de toute confiance — dont un Gautier fournira le type le plus parfait, 1′ « idiot des salons » et le « pas du créancier » s’appariant au mieux.
Ces caractères-là le rapprochent plutôt de son père. Le Champenois, volontiers satirique (Taine l’a bien vu), mais calme à l’ordinaire, s’emballe aussi avec facilité, en soupe au lait. Le père Flaubert, sérieux et pondéré, éclatait parfois en des colères à tout casser dont tremblaient malades et personnel. Acéré aussi dans ses appréciations, il était craint autant qu’aimé. Pour le reste, il avait passé l’âge des jovialités de carabin et nous ne pouvons guère comparer.
Mais, par-dessus tout, il se montrait un bourreau de travail. Depuis le collège de Sens (6), il avait toujours couru de succès en succès. À l’École de Médecine, il se place d’emblée à la tête de sa génération. Élève de l’École Pratique dès 1803, premier Prix en 1804, interne des Hôpitaux (le 3e) en 1805, Prix d’anatomie et de physiologie à l’École Pratique la même année, Prix d’anatomie en 1806, et cela en face de Marjolin, Baron, Breschet, etc., il lui faut, pour s’arrêter, des hémoptysies répétées (en 1805 et 1806) et les conseils, probablement intéressés de Dupuytren, en face d’un concurrent dangereux, pour accepter un exil à Rouen. Mais, à peine remis, le voilà l’âme de l’École, accumulant tous les enseignements, anatomique, chirurgical, obstétrical, puis la direction d’un grand service et celle de l’École même et une clientèle considérable, tout cela sans un arrêt, sans un jour de vacances, jusqu’à sa mort, en 1846. Ces qualités de travail ne sont sans doute pas essentiellement Champenoises — quoique la race se montre à l’ordinaire, à cause de l’infertilité de son sol, laborieuse et dure à la peine — mais elles caractérisent expressément le docteur Flaubert.
Après cela, si Gustave, lui aussi, s’est astreint à un travail continu, comme le bœuf sur son sillon, de la moitié de chaque jour à la mi-nuit, il ne faut pas trop s’étonner, il avait de qui tenir.
Mais le génie littéraire, d’où lui est-il venu ? Le père Flaubert bâillait à la lecture de la première Éducation Sentimentale, c’est entendu. Mais comme il possédait dans sa bibliothèque tous les grands classiques, on peut supposer qu’il les lisait, quoique son éducation eût été surtout poussée du côté des sciences (7). Il n’ignorait rien non plus des œuvres médicales marquantes, anciennes et modernes. N’oublions pas que Gustave le montre comme « un de ces praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et sérénité ». Dans cette exaltation, n’y a-t-il pas un grain de romantisme ? La médecine des trente premières années du siècle (Laënnec mis à part) apparaît quelque peu hors de la Science et plutôt comme une œuvre d’art continuellement recréée par l’inspiration, la décision, l’autorité du praticien en face de chaque patient. Sérénité et exaltation, voilà bien, en l’occurrence, les deux vertus cardinales du grand médecin et du grand artiste. Pourquoi ne pas ranger le docteur Flaubert parmi ces derniers ? L’esprit, en définitive, souffle où et comme il veut. Il a suffi d’un bien léger changement de circuit à travers les cellules de la substance grise pour que cet amour fanatique de l’art médical se muât en un autre, aussi fanatique, celui de l’Art tout court, pour produire Gustave Flaubert.
Ainsi, Fleuriot et Normand en tant que réaliste, l’auteur de Madame Bovary se montrerait essentiellement Flaubert et Champenois en tant que romantique… et peut-être aussi en tant qu’artiste de génie.
Docteur André Finot.
(1)Renseignements fournis par Maître Videcoq, notaire à Forges d’après le Journal de Neufchâtel du 26 septembre 1848.
(2) Cf. A. Fixot : Les Amis de Flaubert. Louis Bouilhet. 4et sv.
(3) Souvenirs littéraires.
(4) Une Histoire de Soldat.
(5) Lettre à M. du Camp, sept. 1852.
(6) Chéreau, in Dict. Dechambre. Il n’est pas possible d’avoir des renseignements complémentaires à ce sujet, les anciennes archives des églises de Sens ayant été pillées par les Cosaques en 1815. (Communication de M. le Proviseur du Lycée de Sens).
(7) En 1800, son père demandait son admission gratuite à l’École Polytechnique. Ce jeune homme était « déjà très versé dans, des mathématiques et autres sciences ». (Gérard-Gailly : Le Grand Amour de Flaubert, 221).