Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 47
Lettres à Madame Brainne (2)
Les lettres à Léonie Brainne ont paru dans les bulletins :
n° 4 : 1871-1872 — n° 5 : 1872-1876 — n° 6 : 1876-1877 — n° 7 : 1877-1878
— n° 8 : 1878 — n° 9 : 1879 — n° 10 : 1879-1880
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Ma Belle et Chère Amie,
Votre excessif est en train de devenir enragé ! ! On fait dans Luchon un tel bruit que je ne me tiens plus de colère. Je ne devrais pas bouger de ma solitude, puisque dès que je mets le pied dehors, je ne trouve que sujets d’irritation ou d’indignation. Je vous assure que cet état parfaitement ridicule pour les autres est pour moi intolérable ! Où s’arrêtera ma susceptibilité nerveuse ? Le docteur Lambron, le médecin de céans, l’attribue à l’abus du tabac. Je fais semblant de le croire. Mais cette opinion me paraît absurde.
Et vous, Chère belle normale et saine, comment allez-vous ? et le gamin ? et la petite sœur : l’autre ange, etc., etc… Il me semble que je vous ai quittée depuis longtemps et il m’ennuie de vous énormément. Voilà.
Vous seriez bien gentille de m’envoyer le programme exact de vos vacances, afin de savoir où vous trouver quand je reviendrai, et où vous écrire, d’ici là.
Je ne fais absolument rien. Mes projets de travail ont eu le sort habituel des projets. J’ai lu un roman de Dickens et puis c’est tout. Je voulais vous écrire ce soir une belle lettre — mais de nouveaux arrivants font depuis trois heures un tel vacarme au-dessus de ma tête que je l’ai pas suffisamment libre (la tête). Mais le cœur est tout à vous.
Gve Flaubert.
Voilà une lettre stupide et qui « ne compte pas » comme disent les enfants. Elle a pour but d’en obtenir une de vous. Je vous baise ia main et tout ce que vous voudrez m’abandonner de votre chère personne.
St Polycarpe.
Maison Binos — Vendredi 12 juillet 1872.
Bagnères-de-Luchon (Hte-Garonne)
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Bagnères-de-Luchon, (Hte-Garonne)
Rue de la Cité, 8
Maison Bonnette.
Samedi 27 juillet 1872.
Quel amour de lettre que la vôtre ma chère amie ! et comme j’ai envie de vous embrasser à plein bras pour vous en remercier — et d’abord mille félicitations pour vos succès argento-littéraires. Mais il ne faut pas que la soif de l’or vous pousse trop loin. Ne fatiguez pas la belle personne que chérit St Polycarpe.
Il espère vous revoir bientôt, car vers le 7 ou le 8 Août, il sera de retour à Paris et je ne veux pas me confiner de nouveau dans ma solitude, sans vous avoir présenté mes respects. À peine arrivé là-bas, je vous enverrai un petit mot ou j’irai moi-même rue Mosnier.
Comment ? votre gamin ne se rétablit pas plus vite que ça ! je vous engage fortement à lui faire passer le plus de temps que vous pourrez en pleine campagne ou au bord de la mer. Voici les détails sur votre « cher petit ».
Il s’est abonné à un cabinet de lecture et il lit des choses abjectes, du Pigault Lebrun et du Paul de Koch (je me retrempe dans les classiques comme vous voyez ! ). Ces lectures après m’avoir fait rire pendant cinq minutes, me feraient pleurer, si je les prolongeais. D’amères réflexions m’abreuvent en songeant à ce qu’on appelle la gloire littéraire. Ce qui nous semble idiot a été trouvé sublime. Où est le vrai, alors ?
Autre distraction : je vais voir de temps à autre une ménagerie de bêtes féroces ! 3e volupté, j’ai de temps à autre un dialogue avec Amédée Achard — lequel s’ennuie encore plus que moi à Luchon.
Depuis avant-hier seulement je suis accoutumé « à ces lieux » — car nous avons fait une excursion qui m’a amusé — et le sentiment du voyage m’est revenu ! c’était sur la frontière d’Espagne — je me suis senti hors des bourgeois, hors du faux, hors de toutes les charogneries modernes — et j’aurais très volontiers continué ma route à pied jusqu’à Madrid.
Tel est le caractère de l’Excessif. Vous savez qu’il lui faut en toute chose de l’entraînement.
Mad. Lepic m’a écrit un très aimable billet pour m’inviter à venir à Rabodanges dans la seconde quinzaine d’Août ou au mois d’Octobre. J’ai choisi le mois d’Octobre — et vous, quels sont là-dessus vos projets ? Mais nous avons le temps d’en reparler.
Vous embrasserez bien pour moi l’autre ange n’est-ce pas ? ma nièce me charge de… auprès de vous etc. (ces phrases banales m’ennuient à écrire) — mais ce qui ne m’ennuie pas chère bonne, c’est de vous dire que je suis
Tout à vous
St Polycarpe (qui en songeant à vous ne pense plus au ciel !)
Vous serez revenue à Paris vers le 8, n’est-ce pas dans 15 jours ? Si vous deviez retarder votre retour, je resterais deux ou trois jours de plus pour vous attendre.
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Paris, Jeudi 15 août 1872.
6 h. du soir
Pauvre Chère Amie,
Votre lettre me bouleverse ! Envoyez-moi un mot, je n’en demande pas plus, pour me dire que vous n’avez plus d’inquiétude.
En arrivant à Rouen mardi j’irai rue de la Ferme savoir de vos nouvelles.
Est-ce parce que je vous aime que vous êtes affligée ? Le sort s’acharne à tout ce qui m’entoure de près ou de loin !
Embrassez votre pauvre petit malade pour moi et croyez à l’attachement de votre
Gve Flaubert
qui vous baise les deux mains bien tendrement.
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Croisset, Lundi 26 août 1872.
Pauvre Chère Amie,
Je commençais à trouver le temps bien long — quand votre lettre d’hier est venue augmenter mes inquiétudes. Comme je vous plains ! Comme je vous plains ! J’aime à croire qu’Axenfeld a voulu vous effrayer. Il appartient à l’école positiviste laquelle n’est pas tendre. Quoi qu’il en soit, partez au plus vite, et restez là-bas le plus longtemps possible si vous croyez que les Eaux Bonnes font du bien à votre cher Enfant.
Jamais je n’ai plus regretté de n’être pas riche ! Comme je vous sais gênée, je voudrais pouvoir louer pour vous seule, un grand wagon afin de vous faciliter le voyage — et que vous trouviez là-bas, un appartement splendide avec des esclaves attentifs. Que ne puis-je aussi (cela serait plus facile) faire vos articles dans votre papier.
Dès que vous serez arrivée, donnez-moi de vos nouvelles.
En vertu de nos affinités sans doute, moi aussi, j’ai mal au bec ! et il faudra un de ces jours que j’aille chez Collignon pour faire inspecter, ce qui me reste de molaires.
Je ne fais que penser à votre gamin ! Il traverse un âge critique. Il s’en tirera. Pour supporter plus facilement sa mauvaise humeur dites-vous 1°/ qu’il vous (sic) souffre physiquement et 2°/ qu’il a « du vague dans l’âme ». À son âge j’étais bien vigoureux, mais j’avais une mélancolie si effroyable que j’en frissonne encore — rien qu’en y songeant Comme vous allez vous ennuyer là-bas ! À quoi passerez-vous votre temps ? Écrivez-moi le plus souvent possible, pour vous occuper. On me fera parvenir vos lettres si je m’absente.
Bon courage, pauvre Chère Amie, et mille tendresses de votre
Gve.
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Paris, rue Murillo, 4-7 7bre Samedi 1872.
Pauvre Chère amie, comme je vous plains et comme je pense à vous ! d’abord parce que je vous aime, et puis, en ma qualité de romancier j’ai l’habitude de me mettre facilement dans la peau et le cœur des autres. Je sens donc tout ce que vous savez et je partage vos inquiétudes. Il ne faut pas les exagérer, cependant. Vous voyez bien que votre Henri va mieux depuis qu’il est aux Eaux. J’ai voulu savoir par moi-même ce qu’Axenfed en pensait, et pas plus tard qu’hier au soir j’ai eu avec lui une longue conférence. Il m’a parlé comme à un confrère et voici le fond de son opinion.
Axenfeld ne pense pas que votre malade ait des tubercules au poumon Si le sommet en est irrité, cela vient de sa pleurésie mal guérie. C’est la suite d’une affection aiguë et non l’effet d’un état constitutionnel. Mais il croit qu’il faut des grandes précautions d’ici à longtemps. Le séjour des Eaux-Bonnes était urgent.
Je lui ai communiqué une idée, que m’avait donnée Lapierre et qu’il trouve excellente. Coûte que coûte, Henri doit aller vivre dans un pays chaud « le plus chaud possible » (mot d’Axenfeld). Donc, n’y aurait-il pas moyen de changer sa bourse du collège de Rouen contre une bourse du collège d’Alger ? Ce sera difficile puisque sa bourse est une bourse communale. Mais il faudra faire ça, tout de même. Le bon Lizot arrangera la chose. Axenfeld tient beaucoup à ce moyen de guérison ; qui est même, selon lui, indispensable. Songez que l’hiver va revenir, remettre Henri à Rouen me paraît insensé.
Méditez ce conseil — ma chère Amie, et voyez ce que vous devez faire dès maintenant.
Quant à moi — je suis venu à Paris pour des recherches de documents et de livres relatifs à un nouveau bouquin que je médite pour faire recopier St Antoine — et pour aller chez la Princesse.
Si vous me répondez d’ici à une douzaine de jours, écrivez-moi donc rue Murillo.
Je sais que l’autre Géranium a dîné samedi dernier chez Caro à Neuville ;
Rien de neuf touchant les choses publiques. On est au calme plat.
La Mère Sand m’a écrit qu’elle avait fréquenté à Cabourg Mad. Pasca. Voilà tout.
Et puis je baise sur les deux joues, votre belle et bonne mine — Continuez à être vaillante pauvre chérie ! Et donnez de vos nouvelles au cher petit.
Combien de temps pensez-vous rester encore aux Eaux Bonnes ?
Le plus longtemps que vous y resterez sera le meilleur, je crois.
Gve.
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Croisset, Lundi 23 septembre 1872.
Le Cher Petit, ayant suffisamment goûté St Gratien, étant repu de Paris et se voyant à court de monaco, est revenu chez lui, depuis avant-hier. Voilà ma chère belle ce qui vous explique pourquoi c’est ma lettre et non ma personne que vous trouvez à votre retour.
Votre dernière m’a fait bien plaisir, elle était pleine d’espoir, on sentait que vous commenciez à re-respirer !
Il me tarde de savoir comment vous avez laissé votre gamin ? Va-t-il rester à Pau ? Quelle décision prenez-vous, etc. ? Pour le faire changer de collège, il faudra peut-être que vous veniez voir le Préfet – et alors on pourra se contempler.
Quelle triste vie que vous menez depuis quatre mois ! Que de chagrins et de dérangements ! Je voudrais bien baiser ces beaux yeux qui s’emplissent de larmes si facilement.
Si vous aviez été à Paris il y a quinze jours je vous aurais prêté un joli manuscrit qui vous aurait causé quelque distraction. C’est un roman du sieur Feydeau, tellement lubrique et indécent qu’aucun éditeur n’a consenti à le prendre ! on ne va pas plus loin ! si même on y va.
Quant à moi, j’ai fini de relire la copie du bon St Antoine, que je fourre dans un tiroir — et comme s’il n’existait pas, je passe à d’autres exercices. J’entreprends un livre qui va me prendre cinq ou dix ans. Pendant ce temps-là, du moins, mes ennuis personnels seront atténués. Car plus je vais et plus je suis rébarbatif, indigné, intolérant, névropathe et St Polycarpe que jamais.
Ma sainteté se prosterne devant vos grâces —- avec toutes sortes de désir qui n’ont pas le ciel pour objet — à moins que ce ne soit le ciel de votre lit — Pardon ! et mille tendresses encore à vous
Gve.
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Croisset, Samedi 8 novembre 1872.
Eh bien, c’est du joli, et « ce cher petit » comme on l’oublie ! Pas un mot de vous depuis votre retour. Heureusement que l’autre Ange m’a donné de vos nouvelles. Je sais, pauvre chérie, que vous êtes accablée de besogne et non seulement je vous pardonne mais je vous plains. N’importe une épitre me sera bien agréable.
Que vous dirai-je, belle et charmante ? j’étudie l’histoire de Théories médicales et des traités d’éducation – après quoi je passerai à d’autres lectures. J’avale force volumes et je prends des notes. Il va en être ainsi pendant deux ou trois ans, après quoi je me mettrai à écrire, tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent. Je vais enfin dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, éjaculer ma colère, déterger mon indignation – et je dédierai mon bouquin aux Mânes de St Polycarpe.
À propos de choses farces, il s’en passe entre Alex. Dumas et la Mère Henry. J’ignore le fond de l’histoire. Mais il y a des potins relativement au mariage d’Olga. Notre amie avait servi d’intermédiaires pour la correspondance ? Quand j’en saurai plus long si cela nous intéresse.
J’attends très prochainement Tourgueneff et d’Osmoy.
Dès que Carvalho m’appellera à Paris, vous aurez ma visite. Nous nous verrons enfin ! pauvre chérie, quelles tristes semaines vous venez de passer ! Comme je vous ai plaint. Avez-vous des nouvelles récentes de votre fils ?
Mille tendresses et mille baisers de
Gve.
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Croisset, Mardi fin novembre 1872.
Non, ma chère belle (et bonne) je ne vous en ai pas voulu le moins du monde pour votre silence ! Je vous savais très occupée — et, quand on a écrit toute la journée, un simple billet le soir est parfois une chose impossible. Voilà ce que ne comprennent pas les infects bourgeois contre lesquels je suis de plus en plus (si c’est possible) enragé.
Cela m’a fait plaisir d’apprendre qu’on avait calé devant vous. Il faut toujours être raide — autant qu’on peut — et si on vous donne un soufflet en rendre quatre. Ce n’est pas évangélique mais c’est pratique. « Le cher Petit » continue à n’être pas gai. Pourquoi ? Tous les amis disparus, la bêtise publique, la cinquantaine, la solitude et quelques soucis d’argent, voilà les causes, sans doute. Je lis des choses très dures, je regarde la pluie tomber et je fais la conversation avec mon chien — et puis le lendemain, c’est la même chose — et le surlendemain, encore la même chose. Bref, je deviens un sot animal, et je suis une « bien mauvaise connaissance » pauvre chère belle.
Je ne sais pas encore quand j’irai à Paris ? Ce sera le mois prochain sans doute ? Si Bouilhet m’appelait pour lire la Féerie, je me précipiterais vers Lutèce. Mais je n’ai de ce côté-là, aucun espoir, je l’avoue.
Dimanche dernier nous avons fait chez R. Duval un dîner qui, grâce à Lapierre, a été folâtre. J’ai trouvé le bon Lizot bien officiel comme idées et l’aimable général me paraît de moins en moins offensif. Quelle belle chose que les bonnes manières ! dans le commerce ordinaire de la vie cela remplace tout.
Elles me forceront (les bonnes façons) de transmettre votre invitation à Laporte. J’en suis vexé. Mais il faut en prendre son parti. Je m’exécuterai.
Et assez de railler le pauvre festin que je vous ai offert ! Ah ! que n’ai-je des palais vénétiens pour vous y recevoir… Là-dessus, rêverie infinie se terminant, comme toujours, par un gémissement échappé de la poitrine de St Polycarpe.
La seule idée gaie qui me soit venue, depuis votre départ — m’a été fournie par mon médecin Fortin. Mais c’est une anecdote tellement obscène que vous me traiteriez d’immonde porc si je vous l’écrivais. Il faudra vous contenter de l’ouïr. Elle donne espoir pour la régénération de la France.
Quand vous écrirez à Mad. Pasca, envoyez-lui de ma part un tas de gentillesses.
Et pour vous chère belle tout votre — Gve.
Comme vous m’avez serré le cœur cet été, quand je vous voyais si inquiète de votre fils — et j’éprouve maintenant comme un soulagement physique à vous savoir affranchie de toute angoisse. Encore un baiser et des meilleurs.
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Paris, Mercredi 5 h. (30 décembre 1874).
Votre lettre de ce matin m’a bouleversé, ma chère amie ! j’ai peur de vous irriter en vous disant qu’il y a peut-être de l’exagération dans vos inquiétudes ? Je voudrais être auprès de vous pour vous remonter un peu. Comme vous devez souffrir, vous ronger, vous embêter seule dans cet hôtel, avec vos tristes pensées ! Un joli jour de l’an, n’est-ce pas ? Mais rappelez-vous que vous avez déjà passé par des affaires semblables suivies de bons moments. Êtes-vous bien sûre que le climat de Nice soit aussi bon qu’on le prétend ! Pourquoi pas l’Algérie. Ce qui a sauvé l’oncle pourrait bien sauver le neveu !
Je ne sais que vous écrire. Depuis ce matin, vous me hantez, je vous embrasse, voilà tout.
Il fait ici un froid horrible, atroce. Il a regelé par-dessus la neige et le vent vous coupe en quatre. On n’a pour toute consolation que la préface faite par Alex. Dumas à Manon Lescaut avec portrait de l’auteur, pas le portrait de l’Abbé Prévost, non ! mais le portrait de Dumas ! Cela est le comble — et on continue à parler d’Halanzier pour l’Opéra. Où fuir ?
Votre Excessif ne va pas bien. J’ai supprimé le café, espérant par là me rendre un peu moins nerveux — de sorte que je passe mon temps à rêver des demi-tasses.
Notre ami R. Deslandes vient d’être nommé Directeur du Vaudeville — à propos de Vaudeville, il paraît que le sieur Fontaine a peur de vous ? pour avoir été rembarré de la belle façon par votre joli bec !
J’écris à Henri et j’insère dans ma lettre, selon votre désir, un billet de 20 francs.
Donnez-moi de vos nouvelles. Ayez-donc de l’espoir. Conservez tout votre courage et croyez bien à l’affection de votre vieux
Polycarpe.
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Nos deux lettres se croisent — Symbolisme !
Oui, je vous attends mercredi à 11 heures 1/2,
Votre
Excessif
s’embête excessivement. Il travaille trop et sa vie est mal arrangée. Il a eu samedi 53 ans. C’est une consolation et je vous embrasse très fort.
Paris, lundi soir 7 h. (14 décembre 1874).
G.
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Paris, lundi 4 h. (13 avril 1874).
Que je sois pendu si je ne viens pas de relire 5 à 6 fois votre charmante, votre exquise lettre, ma chère Amie !
Moi aussi j’éprouve le besoin de vous embrasser, oui, je passerai demain chez vous vers 5 heures. Si je ne vous trouve pas, je repasserai mercredi, sinon jeudi à la même heure.
Je ne vous donne point de rendez-vous chez moi demain, ni après-demain, parce que ces deux après-midi là me sont pris.
Mille tendresses de
St Polycarpe.
Rien de plus bête que du papier à lettre de petit format ! on ne dit pas le quart de ce qu’on veut dire.
Eh bien ! votre excessif (je crois que St Antoine peut me valoir cette qualification) votre excessif, dis-je (tournure de style légère) a toujours mal à la mâchoire. De plus il a eu fortement mal à la gorge.
Mon bouquin va très bien ! Mille exemplaires ont été vendus depuis mercredi.
Je garde chez moi l’exemplaire de Lapierre.
Ah ! jalouse de la belle Alice, tant mieux !
C’est une tactique de ma part. Suis-je assez roué ! Encore un baiser, et mettez-le, chérie, où il vous plaira, toutes les places de vous étant bonnes.
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Paris, lundi soir 11 h. (Janvier 1875).
Ma Chère belle,
J’avais cru ce matin, pouvoir vous saisir avant votre départ. Vaine espérance ! je suis arrivé en haut de votre escalier, soufflant inutilement.
Votre St Polycarpe (très peu Polycarpe, j’étonne Carvalho par ma douceur) est l’homme le plus occupé de la terre. Il a tous les jours répétition de midi à 5 heures — puis, après son dîner, il corrige les épreuves de Saint-Antoine et il continuera cette existence pendant six semaines.
Je meurs d’envie de vous voir cependant mais comment faire ? À vous d’aviser, je ne vois d’autre moyen que celui-ci : venez me faire une visite le soir, ou dîner avec votre ami en le prévenant la veille.
Demain (mardi) il faut que je sois à 10 h. du matin chez Charpentier. Le soir je resterai chez moi. Mercredi je dîne chez la Princesse. Jeudi ou samedi j’irai voir M. Alphonse. Vendredi, j’ai Carvalho à dîner : voilà le programme de cette semaine. Celui de la semaine prochaine sera plus simple.
Je pourrais peut-être aller déjeuner chez vous jeudi à 11 h. moins le quart, je dis peut-être ? ne m’attendez pas.
À vous, chérie, le moins doucement possible
Votre
Gve.
Ce qui serait gentil serait de trouver tantôt à mon retour chez moi un petit mot de vous ! Encore mille tendresses !
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Paris, Mercredi (20 janvier 1875).
Pauvre Chère Belle,
Que n’étais-je là-bas, quand vous avez été malade ! comme je vous aurais soignée ! et vous auriez vu quel joli infirmier je suis. Comment n’êtes-vous pas morte de désespoir dans cette chambre d’hôtel ! répondez-moi tout de suite pour me dire que c’est fini. Reposez-vous à Toulon et puis revenez pour qu’on vous embrasse très fort.
Vous devez avoir, pourtant, le cœur desserré puisque votre fils s’en est tiré encore une fois. J’ai reçu ce matin une lettre de lui, fort aimable mais qui n’atteint pas aux proportions gigantesques de la précédente.
Raymond Deslandes (le nouveau Directeur du Vaudeville) a été chez vous pour vous parler de Mad. Pasca, et vous prier de lui faire entendre raison. Il paraît qu’elle a des exigences terribles ! Raymond la trouve grisée par ses succès pétersbourgeois. À propos de théâtre vous êtes bien heureuse de ne pas subir la scie de l’Opéra ! dont l’inauguration a été quelque chose de lamentable. Pendant quinze jours, Halanzier a été le plus grand personnage de l’Europe. Il me gêne et je demande nettement à ce qu’il soit guillotiné.
Je ne plaisante pas du tout, ce monsieur symbolise pour moi la peste moderne à savoir le Commun dont les races latines sont maintenant dévorées jusqu’à la moelle.
Halanzier, la Préface de Dumas et Villemessant, sacré nom de Dieu ! C’est trop !
Vous avez raison, votre comparaison est juste, je suis constamment sur le point d’éclater, et je crois même qu’il y a de fortes fêlures à la machine ! tout cela ne dénote pas un grand esprit, mais qu’y faire ?
Donc je vous bécote fiévreusement pour me calmer
et suis votre
Gve.
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26
Paris, jeudi soir 25 février 1875
Minuit.
Eh bien ! votre excessif a été excessivement malade de la grippe. Voilà plus de quinze jours que je n’ai mis les pieds dehors et ma prostration physique et morale était telle que je n’avais pas la force de vous écrire. Telle est la pure vérité, ma chose belle.
J’ai passé des nuits entières à tousser sans relâche. Aujourd’hui seulement, ça va un peu mieux, cette abominable toux m’ébranle la cervelle et les entrailles. Bref, vous ne pouvez pas imaginer un homme plus embêté, et plus las de sa propre (ou malpropre) personne. Dans tout cela, et c’est le pire, il m’est impossible de travailler, de sorte que je reste au coin de mon feu, solitairement, à gémir et à broyer du noir, près duquel l’ébène est couleur de rose.
Votre lettre m’apporte quelque chose de bon puisque vous me dites qu’Henri va mieux et vous tout à fait bien. L’hiver n’a pas été très gai, n’est-ce pas ? Espérons que l’été sera plus jovial ! Mais je me répète comme vous « à quoi bon vivre » et l’existence commence à me peser rudement. Un signe de ma décrépitude, c’est que je me retourne sans cesse vers le passé. Les souvenirs d’enfance me submergent, et je m’en abreuve avec une joie amère.
L’Établissement de la République (car nous y sommes, jusqu’à une nouvelle bêtise qui détruira celle-là), l’établissement de la République, dis-je, ne suffit pas à mon bonheur. Pourtant, on parle un peu moins d’Halanzier, c’est un soulagement.
Notre ami Deslandes ne veut pas jouer le Sexe Faible tel qu’il est. Il m’a demandé de si grands changements qu’il faudrait refaire toute la pièce ! Elle va donc redormir indéfiniment dans mon tiroir. Tout ce qu’il blâme est justement ce qui avait enthousiasmé Carvalho. Travaillez donc d’après les idées de pareils polichinelles ! ! !
Mon petit ami Guy dont vous me parlez, continue à canoter avec les canotières. La vue de cette vraie jeunesse me fait du bien tous les dimanches. Le troubadour nommé Laporte gîte toujours à Grand-Couronne. Je pense le voir dans quelques jours, car voilà un mois qu’il n’est venu se rafraîchir dans la Capitale.
Or, on, y a (dans la capitale) rencontré votre sœur et son légitime. Pourquoi jamais ne viennent-ils me voir, lorsqu’ils y sont ?
Et nous deux ? combien de temps serons-nous encore loin l’un de l’autre ? Ce n’est donc pas la fin de ce mois que vous reviendrez, puisque vous me dites « peut-être ».
Je vous embrasse à deux bras, très fortement.
Votre Gve.
Une réflexion doit diminuer vos inquiétudes, quant à votre cher enfant. Il gagne du temps. Bientôt il sera tout à fait un homme, et le danger sera peut-être passé !
Comme j’ai songé à vous, depuis bientôt deux mois, car moi, je connais votre cœur.
Et la belle Alice, quand revient-elle sur nos bords ?
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27
Chère Belle,
J’ai reçu de votre môme une lettre inqualifiable de beauté. Je la garde comme morceau !
J’aurais été vous la montrer sans l’horreur des frimas — et puis à quelle heure vous rencontrer ? vous sortez, dès 3 h. et n’êtes jamais chez vous, vers six, qui est l’heure honnête. Pourquoi ne venez-vous pas me faire de visites puisque votre vie se passe en courses ?
Jeudi vers 6 h. (le jeudi n’est-il pas votre jour) je me présenterai chez vous.
D’ici là, un large baiser où il vous plaira de le mettre.
Polycarpe.
(Paris) Lundi 1 h. — (Mars-Avril 1875)
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28
Croisset — Dimanche 18 juillet 1875.
Non, ma chère amie, je n’ai pas cru un moment que vous puissiez m’oublier — ce qui pour vous, vaudrait mieux cependant, car je suis un triste sujet de réflexions. Les affaires ( !) ne sont pas encore terminées, et voilà bientôt quatre mois que nous vivons dans ces angoisses infernales ! En admettant les choses au mieux, il nous restera à peine de quoi vivre (pour le moment du moins) et j’ai bien peur que tôt ou tard il ne faille quitter le pauvre Croisset. Ce sera pour moi le coup de grâce. À mon âge, on ne refait plus sa vie. Vous savez que je ne suis pas poseur. Eh bien, je me crois un homme perdu, on ne résiste pas à un coup pareil ! Cependant si Deauville me reste, si Commanville n’est pas mis en faillite, qu’il puisse re-travailler et que nous gardions Croisset, l’existence sera encore possible. Sinon, non. Quant à gagner de l’argent ? à quoi ! Je ne suis ni un romancier, ni un dramaturge, ni un journaliste, mais un écrivain, or le style, en soi, ne se paie pas. Avoir une place, mais laquelle ? Ah ! la vie est lourde et je souffre horriblement. Tout cela m’a abruti. Je suis même incapable d’une lecture un peu sérieuse.
Quand la grande question sera décidée (celle de la faillite) ce qui aura lieu cette semaine, ou la semaine prochaine, j’irai à Concarneau et j’y resterai le plus longtemps possible, pour prendre l’air, pour sortir du milieu où j’agonise.
J’avais cru jusqu’à présent que la mort était le pire des maux. Eh bien non ! la douleur la plus poignante, c’est de voir l’humiliation de ceux qu’on aime. Ma pauvre nièce me déchire le cœur, précisément parce qu’elle est très courageuse, très noble. Elle abandonne tout ce qu’elle peut donner. Mais cela servira-t-il ?
J’ai tout sacrifié, dans ma vie, à la liberté de mon intelligence ! et elle m’est enlevée par ce revers de fortune. Voilà surtout ce qui me désespère.
Comme je suis égoïste ! Je ne vous parle pas de vous, ni de votre cher fils. Les nouvelles que vous m’en donnez me semblent satisfaisantes. Mais vous me paraissez bien lasse, bien dolente ? Quand nous reverrons-nous ?
L’hiver prochain me fait peur d’avance. Il ne sera pas drôle, j’imagine ?
À bientôt, une bonne lettre comme la dernière, n’est-ce pas ? Dès qu’il y aura du nouveau, je vous l’écrirai.
Je vous embrasse tendrement et suis votre Excessif
excessivement embêté, et il y a de quoi l’être ! hélas !
Gve.
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Croisset Mercredi fin juillet, début août 1875.
Je suis attendri jusqu’aux larmes par vos offres de service, ma Chère Amie. J’en userai peut-être, mais pour le moment je n’ai besoin que de vous remercier.
Rien de nouveau, rien de décidé. Mais d’ici huit jours, il y aura une solution quelconque. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Commanville est ruiné. La fortune de ma nièce restera à peu près intacte puisqu’elle a été mariée sous le régime dotal. Quant à moi, j’espère qu’on me servira mes revenus – et que nous ne serons pas obliges de vendre Croisset. N’importe ! je suis atteint jusque dans les moelles, et je ne me relèverai pas de ce coup-là.
À force de volonté, je me suis remis au travail, cependant, mais avec quels dégoûts, ma chère belle ! Les journées sont bien longues, je crève de chagrin, voilà le vrai.
Dans l’état actuel des choses, il m’est impossible de faire aucun projet même à courte échéance. Je ne sais donc pas si j’irai à Concarneau (¡’en ai pourtant grande envie) ni ce que je deviendrai plus tard. Une seule chose pourrait me remonter, ce serait une très belle inspiration littéraire, une idée magnifique surgissant tout à coup et qui me ferait oublier la vie. Mais c’est demander l’oiseau bleu.
Combien de temps resterez-vous encore à Royat ? et au retour ou irez-vous. Donnez-moi de vos nouvelles, vos lettres me font du bien.
Amitiés « à la compagnie », et à vous mes meilleures tendresses.
Gve.
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30
Concarneau
Hôtel Sergent
Samedi 2 octobre 1875 — 6 h.
Et d’abord ma chère belle, je n’ai pas été à Paris. Ainsi je ne mérite aucun reproche, car je suis venu ici directement de Deauville par Lisieux.
Vous ne me parlez pas de vous, dans votre lettre ? Lapierre m’a dit que vous étiez très triste ; est-ce vrai ? Il a été excellent pour nous ce bon Lapierre, il s’est montré un véritable ami.
Quant à moi, que voulez-vous que je dise, ma chère amie ? Je suis un homme de la « décadence », ni chrétien, ni stoïque et nullement fait pour les luttes de l’existence. J’avais arrangé ma vie pour avoir la tranquillité d’esprit, sacrifiant tout dans ce but-là, refoulant mes sens, et faisant taire mon cœur. Je reconnais maintenant que je me suis trompé ; les prévisions les plus sages n’ont servi à rien et je me trouve ruiné, écrasé, abruti.
Et puis notez que j’ai bientôt 54 ans. A cet âge, les habitudes sont tyranniques, et on ne refait pas sa vie. Pour faire de l’art, il faut avoir un insouci des choses matérielles, qui va me manquer désormais ! mon cerveau est surchargé par des préoccupations basses, je me sens déchu ! Enfin, votre ami est un homme fini !
Et je vous assure que je fais des efforts pour sortir de là. La semaine prochaine je me mettrai à écrire un petit conte. Mais la Foi n’y est plus ; on ne résiste pas à des coups pareils.
Ici cependant, je vais mieux qu’à Croisset. Savez-vous que ma pauvre nièce et moi nous avons passé cinq mois, dans l’état des gens qui sont traduits en cours d’assises, c’est-à-dire dans une angoisse mortelle et incessante. Chaque jour n’était qu’un long supplice. Enfin, hier seulement la liquidation est signée. L’honneur sera sauf, mais rien que cela. Votre ami Delahante a été très gentil avec moi. Ce ménage est fort aimable. Mes jours sont employés à manger et à dormir. Je me gorge de homards et de salicoques. Je fais de petites promenades au bord de la mer, en devisant avec l’ami Georges qui me donne des leçons d’histoire naturelle — et nous ne nous disputons pas sur la politique. Quel piocheur, comme je l’envie !
Vous m’avez fait une surprise bien aimable en m’envoyant votre portrait. Il est là devant moi et je le contemple. Ce sont bien vos yeux spirituels et doux, cette fière chevelure relevée sur les tempes, et ces belles grasses épaules qui donnent envie d’en manger. La dentelle qui est du côté droit ressemble à une fleur noire tombée sur du marbre. Cependant, comme il faut toujours faire des critiques, je trouve que la figure est un peu plus ronde que dans le modèle ? N’importe cette petite carte-là est faite pour inspirer les sentiments les plus vifs ; et en la considérant de ce chef, ce matin, dans mon lit, je me suis aperçu que j’étais encore un homme.
À quelle époque du mois de Novembre pensez-vous partir pour Alger ? Nous autres, nous ne serons guère à Paris avant le 8 ou le 10 Novembre. Je redoute ce séjour, cet hiver ! Qu’y vais-je faire ? Que deviendrai-je ? À la grâce de Dieu, après tout ! Que ne suis-je insouciant, égoïste, léger ; le fardeau de l’existence serait moins lourd.
Je voudrais bien vous embrasser avant votre départ. Amitiés à votre fils et à Mad. Pasca, et à vous mes tendresses.
Gve.
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31
Paris, Jeudi, 9 décembre 1875.
Ah ! enfin voilà une lettre de vous, chère belle. Du reste, j’avais eu, par Mad. Raoul Duval, des nouvelles de votre grâce, et je savais qu’elle avait été fortement secouée sur le paquebot, puis que les Autans avaient disparu, et que tout le reste du voyage Amphitrite s’était montrée clémente. Quel style ! mais je voudrais vous amuser un peu, car vous m’avez l’air bien ennuyée, ma pauvre amie !
Je ne suis pas plus gai que vous — encore moins, j’imagine ? Ce n’est rien à côté de ce que j’étais il y a quelques mois.
L’apparence vaut mieux, je suis moins lamentable à voir ! mais le fond manque d’azur. Toutes les fois que je me couche, je fais cette courte prière à la Grande Force qui nous régit : « Ah, si je pouvais ne pas me réveiller et crever tout doucement sans m’en apercevoir, quelle chance », voilà le vrai. Et au milieu de tout cela, je travaille ! mon petit conte moyenâgeux avance piano, et dans une quinzaine j’espère être arrivé à la fin de la 1re partie.
Mes amis ornent mes salons, le dimanche, et Daudet, particulièrement continue à en faire les délices. Tous les mercredis je dîne chez la bonne Princesse, je devise avec les autres comme par le passé, et on me « trouve bien ». Amen !
Quoi qu’il advienne par la suite, je n’en reviendrai pas, je me sens irrémédiablement usé. J’ai beau ne pas vouloir songer à l’avenir, j’y songe sans cesse. C’est comme un aimable cancer qui me ronge sans relâche. Les plaintes ne servent à rien, n’importe, ça soulage, et dans le silence du cabinet je m’y livre abondamment.
Parlons d’autre chose n’est-ce pas ? Mais que vous dirais-je. J’ai été voir M., Mme Delahante que j’ai trouvés plus aimables que jamais. Il en est de même pour les Duval. Mais leur fille aînée devient gênante d’affabilité. Quelle drôle de jeune personne.
Malgré mon amour pour le père Hugo, j’ajourne de jour en jour à retourner chez lui, tant sa manie de politique m’écœure. Et puis, il faut sortir le soir ce qui me coûte beaucoup maintenant. La moindre action me répugne et le peu d’énergie qui me reste, je l’emploie 1°/ à vivre et 2°/ à écrire. Au-delà, je ne puis plus rien. Nous avons eu pendant quinze jours un froid horrible, agrémenté d’un vent du Nord qui vous cassait la gueule en quatre. Depuis que la neige est fondue, ma poitrine se desserre et l’humeur est moins sombre.
Comme il faut se distraire j’ai été voir Rossi dans Othello, mais on a trop éreinté le texte. Les Italiens ont autant que les Français de ce prétendu bon goût qui est de l’idiotisme. Ah ! la bêtise, quel gouffre ! Ce qui n’empêche pas Rossi d’être un grand comédien, nous n’avons pas à Paris son équivalent. À propos de cabots, on a fait à Déjazet des funérailles inouïes ! la foule « encombrait les portiques » comme on dit en tragédie, mais j’imagine que vous lisez le Figaro jusque sur « le rivage du Maure » (Béranger) et que vous savez mieux que moi ce qui se passe dans nos murs.
La nomination des 75 sénateurs par eux-mêmes amuse beaucoup le public. Ces gaillards-là ne se doutent pas, dans leur cynisme, qu’ils instituent l’anarchie. Au reste, je m’en moque profondément mais nous reverrons des choses… graves, comptez-là dessus.
Le bruit court que l’Étrangère de l’immense Dumas pourrait bien remporter une veste, et que la réception d’icelle n’a pas eu lieu comme on le prétend.
Savez-vous qui va être Secrétaire perpétuel de l’Académie Française quand le père Patin va avoir dévissé son billard ? Qui ? Camille Doucet ! celle-là est raide ! et on me refait la scie commencée l’hiver dernier par Mr de Sacy. C’est-à-dire que plusieurs (Zola et Daudet entr’autres) me prêchent pour que je me représente à l’Académie ! mais j’ai des principes, moi, et je ne m’exposerai pas à un pareil ridicule.
Je voudrais être à votre place, sous un ciel bleu, au bord de la mer, avec la vue des maisons blanches et des palmiers. Il me semble que cela me rajeunirait ! Tout m’assomme tellement que je voudrais m’enfuir bien loin, oublier tout et recommencer une autre vie. Vous n’imaginez pas comme je me sens l’esprit dégradé par la préoccupation des Affaires ! « symbolisme » ma chère belle ! et que je me suis livré à des réflexions. Quelque chose de sale pesant sur moi, m’humilie.
Que ne suis-je couché la tête à l’ombre et les pieds au soleil sur un bon lit de sable !… et si votre belle personne se trouvait là près de moi, quel complément au paysage !
Une chose m’a fait plaisir dans votre lettre, c’est que vous êtes contente de la santé d’Henry. Soignez la vôtre et prenez votre exil en patience, si vous le pouvez.
Le 12 de ce présent mois, dans trois jours, j’aurai 54 ans ! Sujet de rêverie.
Allons adieu ! je vous baise sur les deux lustres que vous appelez vos yeux, et puis, ailleurs, parbleu ! (avec votre permission) et suis très fortement
Votre Gve.
Ma nièce vous écrira très prochainement.
Votre lettre datée du 2 ne m’est arrivée que le 8 (hier au soir).
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32
240, rue du Faubourg-S’-Honoré
Mercredi 5 janvier (1876).
Votre lettre est venue me trouver le 1er Janvier à 9 h. du matin, dans mon lit ! Pas n’est besoin de vous dire que j’ai vu là un curieux d’une nature fort aimable : j’ai songé à vous, fortement, je vous ai envoyé, en pensée, un bon souhait du nouvel an, en vous remerciant du vôtre.
Comme votre lettre est triste ! pauvre cœur de mère ! êtes-vous assez tourmentée, tout ce que je pouvais vous dire, vous vous le dites, il est donc inutile de vous envoyer des lieux communs de style épistolaire.
Quant à moi, rien n’est changé depuis ma dernière lettre. Je continue (devant les autres) à être le même homme qu’autrefois, et cela par décence d’abord et par orgueil, ensuite. On avait fait courir de tels bruits sur ma ruine, que les gens (je le sens bien) sont tout surpris de ne pas me voir en haillons. Mon abord leur rengaine la pitié dans la bouche et on cause d’autre chose.
Les affaires ! ! ! ne prennent pas une mauvaise tournure. Il y a un peu plus de bleu à l’horizon ! mais… les choses ne sont pas près d’être rétablies ! si jamais elles le deviennent ! N’importe, il me semble je ne sais pourquoi que 1876 ne sera pas si abominable que 1875 ! C’est peut-être parce que je le désire, et puis qu’on se lasse d’être triste, comme on se lasse de tout !
Les Lapierre ont diné chez nous le lundi de la semaine dernière. Pendant tout le temps du repas, votre sœur n’a pas fait autre chose que de blaguer effroyablement son époux, l’accusant de s’encroûter à Rouen, de devenir une bedolle, de prendre des idées d’épicier, etc. Elle était bien drôle, et nous a beaucoup amusés.
Que pourrais-je vous dire, moi, pour vous amuser ? Je cherche et ne trouve rien, car je deviens étonnamment bête, le grand ressort est cassé.
Ma petite historiette (religioso, pohétique et moyenageusement rococo) avance un peu. Je l’aurai terminée, je pense, vers la fin, de Février ? Il me répugne de la publier dans le Figaro (du Dimanche) bien que ce soit là le meilleur placement possible. D’autre part, Tourgueneff veut la traduire en russe pour une revue de Pétersbourg. Mais tout cela ne peut être fait avant deux mois. Or, dans deux mois nous tombons en pleines Chambres, et moins que jamais on s’occupera de la pauvre et sacro-sainte Littérature.
On a parlé pendant trois jours de la mort des grands hommes suivants : Lagueronnière, Jubinal et St Georges, puis c’est fini pour la suite des siècles ! Amen ! Il paraît que le premier de ces cocos a laissé de telles dettes que ses fils refusent sa succession, et le dit sieur se faisait, avec son industrie, près de 200.000 fr. par an. Voilà un style productif. Notre ami R. Duval se présente dans notre arrondissement, mais il a un concurrent sérieux, le duc Decazes. S’il n’était pas nommé (ce qui est possible) j’en serais fâché pour lui, car c’est un bien bon, garçon auquel je ne souhaite que du bien.
J’ai vu, hier, la mère Pérot que j’ai trouvée plus charmante que jamais. Elle m’a dit qu’elle trouvait Alex. Dumas « absolument fou ». Il a commencé devant elle une phrase par ces mots : « Moi et Jésus-Christ ». Là-dessus, rêvez !… Les acteurs qui répètent sa pièce la débinent considérablement. L’heure des revers va peut-être sonner pour lui ? Moi, je crois à un succès quand même.
Mais re-parlons de vous ! ça vaut mieux. Pauvre chérie, comme vous avez l’air de vous embêter sur les bords africains ! A quoi passez-vous votre temps ? Quand nous reverrons-nous ? J’espère que la rechute de votre gentil fils n’a été que passagère ?
Jamais, je n’ai plus désiré votre compagnie que cet hiver et le hasard des choses fait qu’elle me manque ! Pardonnez à ma vanité, mais il me semble que si j’étais auprès de vous je vous serais utile pour vous écouter, c’est-à-dire pour comprendre vos douleurs.
Les miennes ressemblent un peu aux vôtres. Je suis inquiet de la santé de ma pauvre nièce. Elle est dans un état d’anémie incroyable. Elle ne dort plus, et a toutes les nuits, des violentes douleurs intercostales. Pourquoi aime-t-on quelqu’un ? Qu’est-ce que ça rapporte ?
Avez-vous quelques fois des nouvelles de l’ange nommé Pasca ? Si vous lui écrivez, dites-lui que je l’embrasse — moins fort que vous, bien entendu.
Pauvre amie, je pense tristement et tendrement à votre bonne et chère mine. Je baise vos beaux yeux sur les paupières et suis votre vieux
St Polycarpe
qui vous aime.
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33
Paris, Mercredi 26 janvier (1876).
Je ne comprends rien à votre silence, ma chère belle ! Il m’inquiète beaucoup.
Mad. Lepic que j’ai vue hier m’a dit que vous lui aviez écrit, il y a une huitaine, une lettre lamentable. Pourquoi n’en ai-je pas une ?
Votre fils est-il plus mal ? Qu’y a-t-il donc ?
Je commence à ne plus songer qu’à vous, et enfin vous me gênez. Prenez cela pour un bon ou un mauvais compliment, à votre choix.
Je me figure votre belle et bonne mine couverte de larmes, et j’ai envie de la baiser, voilà !
Vite un mot qui me rassure.
Votre vieux Père Loulou.
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34
Paris — Vendredi soir — 18 février 1876.
Chère Belle,
Je me réjouis de savoir votre fils mieux portant, mais votre état mélancolique m’afflige beaucoup. Vous crevez (pardon, du mot) de nostalgie, tout bonnement, ma pauvre amie. Puisqu’il en est ainsi, pourquoi n’abrégez-vous pas le temps de votre exil ? Est-ce qu’on ne se reverra pas avant le milieu d’avril ?
Votre ami continue à supporter le plus patiemment possible sa triste vie ! J’ai fini mon conte, et je vais en commencer un autre, afin d’avoir à l’automne un petit volume. Puis, il est probable que je reprendrai mon grand bouquin. Tourgueneff m’y engage fortement et me traite de lâche. Les affaires de Commanville s’éclaircissent, et il y a un peu d’azur dans notre horizon,. Mais, mais, enfin à la grâce de Dieu ! Ma pauvre nièce est toujours bien anémique. Cependant depuis qu’elle prend des douches, elle me paraît se fortifier un peu ? En revanche son mari tousse comme un misérable ! Écrivez-lui un petit mot (pas à son mari, à elle-même) quand vous aurez vu Mad. Guillemart. Ça lui fera plaisir. Elle me charge de vous présenter ses amitiés. Car elle est là pendant que je trace ces lignes.
Comme tout semble fait exprès pour me chagriner et me tourmenter, mon serviteur Émile m’a annoncé ce matin « qu’il quittait son service » parce que « je n’étais plus aimable pour lui, et qu’il voyait bien qu’il ne me plaisait plus ». Le mariage l’a dénaturé, voilà le fait, et il nous quitte sans pouvoir articuler contre aucun de nous trois, le moindre motif de mécontentement. J’avoue que je suis encore assez jeune pour être blessé de cette ingratitude ! Votre ami Polycarpe n’a aucune illusion sur les masses, mais il en aura toujours sur les individus. Enfin, c’est encore un changement d’habitudes, un dérangement dans ma vie qui gêne et m’attriste. Causons d’autres choses !
Quand vous recevrez ceci, nos Législateurs seront élus. Le vomissement que me donne la crise électorale n’a pas de nom ! Quelle époque, est-on bête ! Nom d’un nom ! Est-on bête !
Avec les élections la scie du moment, c’est l’Étrangère ; je ne l’ai pas vue. Les avis sur icelle sont partagés ; ce qu’il y a de certain, c’est que l’idole commence à dégringoler. Le Bourgeois commence à s’embêter des sermons du sieur Dumas : et la presse, pour la première fois, se met à le juger. L’époque de l’adoration est terminée. Plus je vais, d’ailleurs, et moins je comprends le public qui me semble une bête collective complètement folle !
J’ai vu la première du Prix Martin par Augier et Labiche ; deux malins, ceux-là, ou qui passent pour tels ! Eh bien, leur pièce qui m’a paru, à moi, un bijou et dont le dénouement est un chef-d’œuvre d’originalité et de profondeur, a laissé le public complètement froid ; et aucun des mots n’a été compris. Tirez de là une conclusion ! Laquelle ?
Le nouveau roman de mon ami Daudet Jack est-il arrivé jusqu’à vous ? Tâchez de vous le procurer ; il vous amusera, je crois.
Mon petit disciple Guy de Maupassant continue à faire des chefs-d’œuvre de poésie érotique. Mais j’ai peur qu’il n’ait une maladie de cœur assez sérieuse. Que vous dirai-je encore en fait de nouvelles ? L’hiver a été atroce de froid, tout le monde a la grippe et notre dîner « des sifflés » a bien du mal à pouvoir se faire, une fois par mois, à cause de différentes maladies de ses cinq convives. Aujourd’hui seulement le soleil a reparu. On aurait dit une journée de printemps, et je pense à vous, chère belle et bonne amie. Comme vous m’avez manqué cet hiver ! Comme j’aurais eu besoin, plus que jamais de votre charmante et saine compagnie ! J’ai fait votre commission à G. Pouchet. Il a baissé la tête, et m’a juré de vous écrire prochainement.
La liaison avec les Delahante m’a l’air d’en rester là. Je leur ai fait deux visites et Caro une. Nous ne pourrions à moins d’être opportuns aller plus loin. M. Delahante a peur sans doute qu’on ne l’embête avec les affaires de Comm.
Mad. Lepic qui fait pour notre ami R. Duval une propagande effrénée se présente dans les maisons où elle est à peine connue et scandalise les bourgeois par sa violence politique. Elle s’est montrée ainsi chez le père Cloquet, où elle a été reçue plus que froidement, et presque mise à la porte. A la .. de Mad Valentine, dimanche dernier, le pauvre Duval a avalé (héroïquement, du reste) des outrages que ne tolérerait pas le dernier des cabotins. Tout cela pour plaire aux souverains nommé le Peuple ! Que de modestie il faut avoir pour être ambitieux ! et quand on est quelqu’un comment désirer être quelque chose.
Allons adieu chère belle. Je songe à vos beaux yeux si doux, à vos épaules, au son de votre voix quand vous riez, et je vous baise sur les deux côtés du cou à plusieurs reprises et tendrement, voilà.
Et suis tout à vous,
Gve.
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35
Paris, Mercredi 1er mars 1876.
Décidément, Chère Belle, il y a « quelque chose » entre nous deux ! Ma dernière lettre venait de partir quand la vôtre m’est arrivée ! Vous allez donc revenir ? Quel bonheur, vous m’avez bien manqué cet hiver ! …
Écrivez-moi un petit mot pour me dire le jour précis de votre arrivée. Je tiens à vous embrasser dès votre débarquement.
Nous avons vu la semaine dernière l’autre Ange et son époux. Ils vont très bien l’un et l’autre.
Ma nièce va mieux. Quant aux affaires ( ! ! ! !) rien de nouveau, les projets se traînent et n’aboutissent pas.
Je commence un autre petit conte qui va peut-être m’obliger à m’absenter pendant deux jours pour aller voir Pont-l’Évêque et ses alentours.
La terreur inspirée aux bourgeois par les élections paraît se calmer. Mon pauvre ami Raoul Duval me fait bien de la peine. Il est patronné dans l’Eure par Janvier, à Paris par Granier de Cassagnac ! et il écrit des mamours à l’honorable Villemessant. Avec tout cela, il échouera probablement ; jolie conclusion.
Le carnaval a été pluvieux. On est dans l’eau, les cheminées fument, le vent mugit, et je songe à deux beaux yeux qui sont bien loin, et à tout ce qui accompagne ces deux charmantes étoiles.
Puisqu’Henri va bien, revenez vite, afin qu’on vous aime mieux. Du fond du cœur.
Votre Gve.
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36
Paris jeudi matin, mars 1876.
On va donc se revoir, ma chère belle !
Je tiens à ce que mon écriture vous souhaite la bienvenue au seuil de votre maison. Voilà pourquoi je vous écris, étant bien impatient de vous embrasser.
Samedi à 2 h. battant, je serai chez vous.
La traversée a dû être superbe ?
D’après mes calculs, vous devez être maintenant à Marseille, peut-être déjà en chemin de fer.
À vous, tout entier
Gve.
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Remarques sur la Correspondance publiée de Gustave Flaubert
La publication dans notre Bulletin n° 4 des premières lettres de Gustave Flaubert à Mme Brainne appelle les précisions suivantes :
- Le prénom de M. Rivoire, père de Mme Brainne et de Mme Lapierre, est Henri et non André comme indiqué par erreur.
- La datation de la lettre de G. Flaubert annonçant le décès de sa mère est du 6-7 avril 1872, et non 17 avril 1872.
- Les 123 lettres de Gustave Flaubert à Mme Brainne ont été acquises par la Bibliothèque de Rouen en 1941, et non pas déposées. Il y a là une nuance qui nous a été justement signalée.
Les corrections ont été reportées dans le texte du bulletin n° 4