Flaubert et ses Projets inédits

Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 70

 

Flaubert et ses Projets inédits

M. J. Durry, professeur à la Sorbonne

(Librairie Nizet, Paris, 1950)

Pour cinq livres seulement, — le sixième inachevé — de publiés par Flaubert, et en dehors de sa précieuse Correspondance, reste ce que Louis Bertrand appelle, avec plus de désinvolture que de piété, « le fatras de ses cartons « (Gustave Flaubert, éd. nouvelle, Albin Michel). Les seuls Carnets de Flaubert, déposés à la Bibliothèque de la ville de Paris, comportent douze recueils de Notes de Voyage (de 1 à 13) et dix-huit de Notes de Lectures (de 1 à 20, avec un 16 bis et un 18 bis). Parmi ces derniers, il en est trois (n° 17, 19 et 20) qui, étant donné les projets de romans ou de pièces de théâtre, de scénarios inédits qu’ils contiennent, viennent d’être soigneusement dépouillés et commentés par Mme Marie-Jeanne Durry dans un gros ouvrage d’une lecture aussi attachante que profitable de plus de 400 pages.

Flaubert eût-il toléré ces recherches et cette publication de notes jetées à la hâte sur une page de carnet, lesquelles, bien entendu, ne devaient concerner que l’écrivain seul, aux prises avec ses observations et ses réflexions préparatoires à ce qui, exclusivement, devait être livré au public, à savoir l’œuvre ? Il est probable que non, lui qui « aurait voulu, comme le rappelle Mme Durry, un tombeau assez grand pour y faire enterrer avec lui tous ses manuscrits, comme un sauvage fait de son cheval ». Et pourtant ? C’est un souci des plus légitimes — puisqu’il sert à la fois la mémoire de l’écrivain et son œuvre, — que celui qui anime Mme Durry dans son patient examen — « travail d’insecte, travail de myope » — d’ébauches, de plans d’ouvrages que Flaubert écrivit ou qu’il rêva d’écrire. Évidemment — et Mme Durry le reconnaît tout de suite — nous n’apprendrons pas, de la lecture la plus attentive de ces notes intimes, le secret littéraire de Flaubert : sa « facilité » étonnante, à ses débuts, qui rappelle Balzac et, par la suite, son manque d’inspiration : « Je ne suis pas un inspiré, tant s’en faut ! » (1847). Et pourtant, ce ne sont point les « sujets » qui manquèrent à Flaubert ! « Moi qui écris si lentement, je me ronge de plans », écrit-il en 1853. Des plans sur les thèmes les plus divers : le rêve d’écrire une sorte de Marseillaise, avec sa Bataille des Thermopyles, sorte « de récit patriotique, simple et terrible… » ; une histoire de Cambyse et d’Alexandre — aux sujets les plus modernes : l’évasion de Bazaine… ; un gros livre sur l’Orient moderne, avec son Harel-Bey… et son grand roman sur Napoléon III…

Que la plupart de ces projets soient restés à l’état d’idées, il en est d’autres qui auront pourtant la chance de se voir exécutés. C’est ainsi qu’à propos de l’Éducation Sentimentale et même de Bouvard et Pécuchet, les Carnets « apportent des enseignements irremplaçables… » Ils nous informent, en outre, de la manière dont Flaubert concevait ses personnages : « plus il va, plus il pense ses personnages par couples. Leur symétrie et leurs antithèses forment comme un ballet schématique… » De plus, « nos Carnets savent quelle réponse il faut apporter, dans le cas de Flaubert, à la question qui, entre toutes, excite la curiosité parmi les contemporains d’un auteur et donne indéfiniment pâture aux hypothèses des petits-neveux… Il ne se doutait pas que l’indiscrétion de la postérité irait jusqu’à fouiller parmi ces notes de travail qui ne sont même pas encore des brouillons, et qu’il nous y montrerait du doigt ce qu’il a tant voulu dissimuler… »

Inutile, certes, de vouloir chercher ici les secrets du style de Flaubert. Et cela se comprend : ces notes sont « un matériau brut », où les observations et conceptions s’expriment de la manière non seulement la plus cursive, mais encore la plus brutale qui soit : ce n’est que dans sa prose, châtiée, que Flaubert parvenait à s’exprimer avec une sorte de pudeur « classique ». Par la suite, d’accord avec son esthétique, il n’y aura « pas de belles pensées sans belles formes » ; dans les Carnets, c’est encore la nébuleuse, l’idée en gestation : « l’idée et les mots me manquent. Je n’ai que le sentiment… ».

Tels quels, ces Carnets sont, on le voit, d’un puissant intérêt.

Non quant à l’homme : n’y cherchons, en effet, ni « le journal d’une vie » ni « un recueil de confidences ». Mais, quant à l’œuvre : celle qu’il réalisa ; celle qu’il rêvait de réaliser. De même que les scénarios qu’ils contiennent étaient pour Flaubert « des instruments de travail presque au même titre que son papier ou ses plumes d’oie », le récent ouvrage de Mme M-J Durry est désormais un indispensable « instrument de travail » pour quiconque s’occupe de l’auteur de Madame Bovary.

Aimé Dupuy.

(Extrait de la Revue de la Méditerranée, 1951).