Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 28
Gustave Flaubert vu par Georges Duhamel
Dans Refuges de la Lecture, qui vient de paraître, Georges Duhamel accorde une place éminente à Flaubert dans ses admirations et en la meilleure compagnie littéraire universelle, au voisinage d’Homère, du barde qui chanta Roland à Roncevaux, de Ronsard, d’Hamilton, de Rivarol et de Rimbaud.
Cette admiration pour Flaubert remonte à la jeunesse de Duhamel. Après quarante années, il aime toujours autant cet écrivain. Son culte grandit chaque jour « au fur et à mesure, dit-il, que se proposent à mes yeux les sourcilleuses et sans cesse renaissantes difficultés de l’art », après une remise à l’épreuve d’une nouvelle et récente lecture soigneuse.
Il relève la critique, qu’il trouve justement excessive, de Claudel, à qui Flaubert est apparu comme un artiste « éminemment consciencieux et respectable, mais mal doué, comparable à ces vieilles filles qui, au sein d’une austère stérilité, donnent l’exemple de toutes les vertus ».
Flaubert mal doué ! Flaubert stérile ! Trente gros volumes, relations de voyages !, essais, théâtre, ébauches, attestent le contraire : « Nous demeurons en face, non pas d’un monument, mais de deux monuments distincts et pourtant reliés de la manière la plus étroite : d’une part, les œuvres d’art ; d’autre part, la Correspondance, dont on vient de publier quatre tomes, qui ne sont peut-être pas les derniers ».
Et quel style fort, soutenu, tendu, voulu, ainsi que Flaubert l’écrivit lui-même, « rythmé comme le vers et précis comme le langage des sciences ». « La fameuse phrase tertiaire, que d’aucuns considèrent comme un artifice de commodité », elle était dans la voix de l’écrivain, dans l’économie de son souffle. Elle est aussi, note justement Duhamel, dans la tradition de notre littérature. Quand je lis, au commencement de Madame Bovary : « Elle saluait, rougissait, ne savait que répondre », je salue sans doute Flaubert, mais aussi, derrière lui, La Fontaine, maître musicien de telles musiques : « L’attelage suait, soufflait, était rendu ».
Et de plus, quelle conscience ! Avant de prendre la plume pour se documenter, Flaubert avoue avoir lu près de deux mille ouvrages avant d’attaquer son Bouvard et Pécuchet. Sur ce point très précis et bien qu’il ne croie pas à la suprême vertu d’une documentation excessive, Duhamel associe, à son hommage pour le romancier, un autre grand rouennais, un autre normand de forte souche, homme de science, celui-là, Charles Nicole, Prix Nobel de Médecine : « Un jour, à Carthage, je me promenais avec Charles Nicole, sur l’emplacement du sanctuaire de Tanit. On venait d’y découvrir un cimetière et les fouilles commençaient à peine. Avec mon couteau de poche et la pointe de ma canne, je fis sortir du sol deux petites urnes, pleines de cendres et d’ossements… Sur cette question du sacrifice et des animaux premiers-nés chez les anciens Sémites, des savants avaient élevé d’ardentes contestations. Flaubert a rêvé la vérité avec une tranquille audace. Et les savants, par la suite, ont été forcés de s’incliner. Bien que j’aie passé une partie de ma vie dans les laboratoires, je crois à l’intuition du poète plus encore qu’à la démonstration scientifique ».
Flaubert, grand artiste, certes, et si largement doué, bien qu’il y en ait pour lui nier cette qualité parce qu’il a peut-être trop insisté lui-même sur ses scrupules, sur ses « affres » en présence de la page à écrire, sur son martyrologe pour atteindre et fixer l’impossible perfection !
D’ailleurs Duhamel ne tait aucun des reproches, justifiés ou non, adressés à Flaubert. Ni les cent soixante-quatre corrections de style proposées par Maxime du Camp, retenues par l’écrivain, ni les quatre-vingt-sept que, selon sa propre expression, Flaubert envoya promener ; ni les génitifs en cascade, ni, par instants, une certaine débauche d’adverbe, ni l’emploi parfois, de « de suite » pour « tout de suite » de « partir à », au lieu de « partir pour », ni ses colères, ses boutades excessives, massives : « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement… Les honneurs déshonorent ; le titre dégrade ; la fonction abrutit », etc., trop généraux et trop absolus pour paraître justes.
Cet homme, ce très grand homme, était précisément trop humain pour ne pas avoir de faiblesses ; c’est par elles qu’il se rapproche encore de nous pour mieux nous émouvoir, sans doute.
On voudrait tout citer de ces appréciations, d’un contemporain. On ne peut qu’engager à lire et à relire les quarante pages que consacre Duhamel à Flaubert dans son dernier ouvrage, dont, vers la fin, je tiens à signaler spécialement ce passage, parce qu’il est juste et beau, parce qu’il est doublement émouvant en songeant à qui l’inspira et à qui l’écrivit : « … Je sens bien que je lui pardonnerais tout si j’avais quoi que ce fût à lui pardonner. Ce que j’éprouve pour lui, c’est, proprement, de la tendresse. Il ne ressemble en rien à Beethoven ; il n’est pas un génie de caractère aussi amplement universel, pourtant Beethoven et Flaubert sont logés non loin de l’autre dans mon Panthéon secret. Ils ont tous deux non seulement les plus grands mérites artistiques, mais encore de belles vertus humaines. Nous leur sommes reconnaissants de pouvoir les admirer — nous admirons aussi des monstres — mais encore de pouvoir les chérir. Ils ont, en outre, souffert tous deux de grandes infirmités. Dans notre affection se glisse, à certains moments, une ombre de pitié ».
Duhamel termine par une anecdote.
Il y a quelque vingt ans, à Nabeul, au Nord du Golfe d’Hammamet, Duhamel découvre une rue Gustave-Flaubert, avec le nom peint en arabe et en français. Un indigène, dans son burnous, rêvait au soleil, à l’angle de cette rue :
— Qui donc était ce Gustave Flaubert ? demande le voyageur, sérieusement.
L’homme lève les yeux, réfléchit, et dans un geste plein de noblesse :
— C’était un roi !
— Flaubert n’aimait pas les titres, conclut Duhamel. N’importe, celui-ci me plaît ; je l’accepte pour lui.
Donnons-le lui aussi du fond du cœur.
(Paris-Normandie, vendredi Gabriel Reuillard.
31 décembre 1954).