Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 7 – Page 33
Du nouveau sur la Jeunesse de Flaubert
Une des principales difficultés rencontrées dans toute étude psychologique sérieuse réside dans le manque de documents se rapportant aux années, si décisives pour la formation, de l’enfance et de l’adolescence. La gloire, mis à part ceux qui sont destinés au trône, vient trop tard pour garder la trace de ces circonstances singulières qui contribuent à expliquer les déformations et les nuancés de la personnalité. Le biographe doit se contenter d’une poignée de lettres d’enfant, peut-être de quelques bulletins scolaires, d’un certain nombre d’anecdotes conventionnelles et d’une masse de pieux souvenirs. Ceci est particulièrement vrai de Flaubert et c’est particulièrement irritant, car il est peu d’écrivains d’une telle envergure dont l’imagination plonge aussi profondément dans la jeunesse. Chez lui, l’esprit était captif du passé et ressuscitait les scènes et les enthousiasmes des premières années ; mais de celles-ci nous savons peu de choses, sauf ce qu’il nous dit lui-même. Louise Colet a eu beaucoup moins d’influence sur la personnalité du romancier qu’Élisa Schlésinger ou même Gertrude Collier. Mais s’il existe beaucoup de documents sur la première, il n’en est pas de même sur la seconde, à part les faits révélés par la persévérance de Gérard-Gailly et pratiquement rien de la troisième.
Tout ceci est sans doute inévitable ; en tout cas, malheureux. Mais on ne pourrait guère mieux faire en 1954. Il est donc heureux qu’on dispose enfin d’un nombre considérable de documents sur les Collier. Ils constituent deux lots : le premier, qui concerne la plus jeune des filles, Harriet, a été découvert à Édimbourg ; le second, qui concerne l’aînée, Gertrude, est à Londres. Harriet, qui revint de Paris en Angleterre avec sa famille en 1846, épousa plus tard Sir Alexander Campbell de Barcaldine et non Sir Thomas Campbell, comme Flaubert l’indique par erreur (1), et elle semble n’avoir rencontré celui-ci qu’une fois par la suite, en 1851, lors de sa visite à la Grande Exposition de Hyde Park. Pendant l’automne de 1952, Miss C. B. West, du Royal Holloway College de l’Université de Londres, étudiant les papiers des Barcaldine à Édimbourg, découvrit huit lettres autographes de Flaubert adressées à Harriet et une de Caroline, la sœur de l’écrivain, morte en 1846. Ces huit lettres ayant paru dans le Supplément des Lettres de Flaubert, nul besoin d’en parler ici davantage (2). Les papiers de Gertrude Collier, en revanche, sont si importants qu’ils réclament une explication préliminaire.
Penser à Gertrude Collier en se limitant à la jeunesse de Flaubert, comme on le fait toujours, est trompeur et injuste envers sa mémoire, car elle avait une grande distinction personnelle. Peu après son retour en Angleterre, elle épousa Charles Tennant de Cadoxton Lodge, qui fut pendant des années membre de St-Alban’s. Pendant au moins deux générations, la maison de Mrs Th. Tennant, à Richmond Terrace, fut le rendez-vous d’éminentes figures de la Politique et des Lettres. Née en 1819, Gertrude n’est morte qu’en 1918, dans sa 99e année. La petite fille qui avait dansé à la Cour de Charles X vécut assez pour connaître les trois grandes batailles d’Ypres et dans l’intervalle, elle avait reçu John Bright et Ruskin, Tennyson et Huxley. Mr Gladstone et Lord Kitchener avaient été ses hôtes et elle avait connu Daudet et Hugo, Gambetta et Renan (3). Son amitié d’enfance avec Flaubert fut loin d’être sa seule rencontre avec le génie et il est faux de la représenter comme une femme s’accrochant désespérément à sa seule connaissance célèbre. Si elle se souvenait de lui trente ans après sa mort et si son nom semble avoir tenu une place à part dans ses affections, ce fut pour d’autres raisons plus intimes.
Les papiers, dans la mesure où ils se rapportent à Flaubert, forment six lots : 1° un paquet de lettres, quatre de Caroline Flaubert à Gertrude ou à Harriet, trois de Maxime Du Camp, Fauvel et Émile Hamard sur la mort de Caroline et une de Flaubert ; 2° un manuscrit intitulé Souvenirs du Passé de Mrs Tenant de Cadoxton ; 3° un carnet manuscrit intitulé Écrit sur demande et renfermant le récit romancé de sa jeunesse ; 4° un Recueil de Souvenirs, manuscrits destinés à Caroline Commanville, qui en a traduit un passage dans l’étude qu’elle a consacrée à son oncle en tête de la première édition de ses lettres en 1884 (4) ; 5° un feuillet manuscrit séparé, sur sa première arrivée en France, écrit à 92 ans (Feuillet Simple) ; 6° 56 pages in-4° de souvenirs dactylographiés (5). Grâce à l’amabilité et à la libéralité de Mrs Coombe Tennant et de Mr Alexander Coombe Tennant, l’actuel détenteur de ces papiers et petit-fils de Gertrude, on peut maintenant évoquer la jeunesse de celle-ci et son amitié avec Flaubert.
Quand les Collier gagnèrent-ils la France ? La réponse traditionnelle, à savoir que le Capitaine Collier était alors attaché naval britannique à Paris (6), n’est pas la vraie ; le Foreing Office précise qu’à aucun moment, il n’eut de mission officielle. La vraie raison de son départ d’Angleterre fut d’échapper à ses créanciers et de vivre à meilleur compte sur le Continent. D’après Gertrude, il avait emmené sa famille en voyage à Madagascar et, à son retour, appris « la terrible nouvelle que son banquier, à qui il avait confié l’argent de la succession échue de son frère aîné, le Colonel Collier, des Coldstream Guards, avait levé le pied. La banque était ruinée entièrement. Il fallait nous enfuir en France. On nous mit donc à bord d’un bateau de pêche, je crois, et nous débarquâmes de nuit à Honfleur. Là, mon père prit une petit maison dont je me rappelle surtout le papier, comme si je le revoyais » (7). Gertrude naquit le 9 novembre 1819. La Banque Stephenson fut déclarée en faillite au début de 1823 (8), et c’est au printemps de cette même année que les Collier arrivèrent vraisemblablement en France.
Six mois plus tard, ayant recouvré quelque chose du naufrage de sa fortune, le Capitaine Collier décida d’aller vivre à Paris, où il prit maison dans les Champs-Élysées. C’était, selon Gertrude, un caractère si vigoureux que Flaubert, tout en se préoccupant des problèmes de l’adolescence, a pu l’observer suffisamment pour en faire le portrait dans les Mémoires d’un Fou, « Il jurait par ses marins et se vantait de ne pas comprendre un mot de français » (9). Le prestige militaire dont jouissaient les Anglais dans le Paris de la Restauration lui servait, dans ses marchandages, d’arme favorite, mais jamais il ne pouvait se passer des services de Gertrude comme interprète. « Ainsi, s’il entrait dans une boutique, il disait : « Dis à ce drôle que je suis Anglais et qu’un Anglais, à lui seul, peut envoyer quatre Français sur le tapis et qu’ils doivent me livrer tout de suite ». Et il commandait une foule de choses : sucre, pain, beurre, légumes… Il allait d’une boutique à l’autre et l’on inscrivait sur un bout de papier le montant de ses achats (10).
…On suppose généralement que les Collier rencontrèrent les Flaubert à l’Agneau d’Or, auberge tenue par la Mère David, à Trouville. En réalité, les deux familles occupaient des maisons séparées. Gertrude explique que son père, l’Amiral Collier ; sa tante, Mrs Aïdé ; sa mère et tous ses frères et sœurs passaient l’été ensemble à Trouville. L’endroit était sauvage et peu fréquenté, sans orchestres, foules ou esplanade. On pouvait y mener une vie sauvage, sans être observé de personne et s’y amuser librement. La maison était primitive. Ce qui pouvait manquer, on trouva bientôt qu’on pouvait se le procurer à l’Hôtellerie de la Mère Oseraie dans le petit port, de Trouville (11). « Le docteur Flaubert, ajoute-t-elle, venait là tous les ans et occupait la plus belle et la seule maison de la plage, en mettant à part celle de la Duchesse de Royan (12). C’était une demeure démodée, située à l’écart, à un seul étage avec des fenêtres tout autour à volets gris. Elle était enclose d’une palissade peinte aussi en gris et ensevelie, d’un côté, en partie, sous des monticules de sable couverts d’herbes rudes et de joncs marins. L’intérieur était très confortable » (13).
Dans ses carnets, Gertrude se répète beaucoup. Dans le plaisir qu’elle trouve à se souvenir, elle revient plusieurs fois sur la même histoire et en en changeant si peu les détails que l’on croit à sa véracité. Non seulement dans le Recueil de Souvenirs, mais aussi dans le demi romancé Écrit sur demande, elle décrit sa première rencontre avec les Flaubert. Peut-être le Recueil de Souvenirs est-il plus coloré.
« Un jour… je remarquai perché en haut d’un roc, tout au bout du petit port de Trouville, un pittoresque chalet appartenant, me dit-on, à un peintre de marines qui l’avait construit, M. Mozin (14). Je proposai à mon cousin (15) de nous lancer à l’assaut du chalet enchanteur pour voir un vrai artiste… Nous escaladâmes hardiment la hauteur en plein soleil et nous nous trouvâmes devant une porte grande ouverte menant à une vaste et belle pièce, à plafond haut et qui s’étendait sur toute la longueur de la maison avec une fenêtre à chaque bout. Les cloisons étaient de bois teint tapissées de peaux variées et recouvertes d’un indescriptible bric-à-brac. Mais, surpassant en beauté le cadre et la mer bleu sombre que l’on voyait par les fenêtres, une jeune fille vêtue d’une robe de mousseline à la teinte fraîche, dessinait à une des tables, « Elle leva les yeux sur nous, un instant, et reprit son travail avec une fière indifférence (16).
Gertrude s’arrange pour prendre des leçons en même temps que la jeune fille qui est Caroline Flaubert et elles rentrent ensemble. « Mon père m’aperçut de la fenêtre, accompagnée d’une étrangère. II s’avança vers nous et enleva son chapeau. Je m’écriai en anglais : « Papa, n’est-elle pas jolie ? » Elle parut très embarrassée, rougit et, dans l’anglais le plus pur : « Excusez-moi, je dois vous dire que je comprends l’anglais ». Puis elle nous salua et, à notre surprise, pénétra dans la maison grise à la palissade (17).
Puis, voici Gustave :
« Quelques jours s’écoulèrent. Comme nous revenions à petits pas à la maison, un jeune homme que j’avais souvent remarqué passa : « Ah ! c’est toi », dit-elle familièrement. C’était un jeune homme grand, mince et gracieux, en chemise de flanelle rouge, pantalon de gros drap bleu, une écharpe de même couleur serrée autour de la taille et un espèce de sombrero mou campé négligemment sur la tête. Je lui demandai gravement qui c’était : « C’est mon frère, répondit-elle. Il est très sauvage. Il vient de se baigner. Il est toujours dans l’eau » (18). Gustave s’efforçait de nous éviter, mais Trouville était si petit et il n’y avait la personne d’autre.
Il était toujours accompagné d’un Terreneuve noir appelé Néo. Le chien se baignait avec lui, partageait sa vie. Ils se promenaient lentement ensemble avec un magnifique dédain de « la famille anglaise ». Un jour que le vent soufflait et que je me promenais avec mon petit frère, l’amusant à ramasser des pierres pour les jeter dans la mer, l’une d’elles dut involontairement atteindre Néo qui bondit de la vague écumante et se précipita sur moi. Je reculai en titubant, mon grand chapeau de paille tomba et fut emporté par le vent. J’étais couverte d’écume, le chien se secouait avec violence. Son maître accourut pour s’excuser et rappeler le coupable et il me ramena mon chapeau. Ce fut la première fois que je lui parlai (19).
« De nature, j’étais sauvage, gaie, coquette, peut-être ; bientôt, je lui dis toutes mes idées insensées et magnifiques sur ce qu’on devrait apprécier, ce pour quoi on devrait vivre et combattre. Hélas, il écoutait et souriait avec une superbe indifférence, sifflait son chien et s’éloignait. Cette indifférence me piqua. Je résolus d’attirer ses regards et de l’obliger à m’écouter et à rechercher ma société. Mon père, ignorant ce qu’il faisait, me dit : « Quel superbe jeune homme, quel dommage qu’il soit français ! » (20) En devenant plus intime, Gustave ne changea pas de manières. Il traitait ma mère, ma tante, Mrs Aïdé, avec la plus complète indifférence, riait du français de mon père, m’appelait par mon prénom, ridiculisait notre respect du dimanche, mais s’informait des habitudes anglaises avec intérêt. Il s’étonnait que l’on agisse par devoir et exprimait le plus grand mépris et la plus profonde pitié de toutes les concessions que l’on nous apprend à faire à la société… Je trouvais sa vie sans but et je le lui dis. Alors, avec des plaisanteries et des drôleries sans fin, il décrivait toutes ces vies vulgaires et mesquines d’épiciers et de bourgeois qui faisaient, selon lui, mon admiration. Quant à lui, il lui suffisait de regarder le ciel bleu le sable jaune et les flots verts (21).
« Tel était l’être à qui je donnai mon premier amour. Ma coquetterie n’était qu’une forme de l’ambition. En réalité, je ne voulais pas m’avouer que je l’aimais et qu’au fond de moi-même je partageais toutes ses aspirations passionnées » (22).
Tel est le revers de l’histoire racontée par Flaubert au Chapitre XV des Mémoires d’un Fou, et à tout prendre, c’est la version de Gertrude qui est la plus convaincante. Il est vrai qu’elle n’est pas entièrement, d’accord avec elle-même. Alors que tous ses Souvenirs semblent avoir été destinés au lecteur et manifestent un respect scrupuleux des faits, le demi romancé Écrit sur demande paraît, malgré son titre, avoir été écrit pour elle seule. On l’ouvre donc avec une certaine prudence ; et il tourne certainement au roman quand l’héroïne Nellie Neville entre en possession d’une fortune et d’un titre, alors que son père hérite d’un comté. Mais cet élément romanesque est, pour ainsi dire, la revanche du désir ; il s’explique amplement par la pauvreté subie par Gertrude dans sa jeunesse. Toutes les fois que le livre met en scène des gens connus (sous un voile transparent, Marguerite Hébert, c’est Caroline Flaubert, et César, c’est Gustave), il semble digne de foi. À comparer les points où ce manuscrit touche aux autres souvenirs de Gertrude, l’écart est négligeable et explicable (23). La valeur de Écrit sur demande est dans sa franchise. Il montre les sentiments véritables de Gertrude. Ici, comme dans ses autres écrits, elle fait preuve d’une remarquable mémoire visuelle. Aussi peut-on la considérer comme l’un des rares, mais sûrs témoins de la jeunesse de Flaubert.
Ainsi la mise en scène précoce de soi-même et l’espèce de jactance qui nous frappent dans les Mémoires d’un Fou trouvent leur correctif dans les notes de Gertrude. Qu’elle et Flaubert aient été attirés l’un vers l’autre, n’est pas douteux, surtout elle par lui. Peut-être flirta-t-il avec elle, comme il le raconte ; peut-être, sans le vouloir, l’encouragea-t-elle plus qu’elle ne le crut ? Mais on ne peut se défendre d’un soupçon : ces épisodes des Mémoires d’un Fou sentent trop ce vieil ennemi de la Vérité : la Littérature.
Quand tous ces événements eurent-ils lieu ? Éclairent-ils la chronologie contestée de Trouville ? Flaubert, lui-même, note que quand il rencontra Gertrude pour la première fois, elle avait quinze ans. « J’étais, je crois, en cinquième » (24). Ces indications concordent et désignent l’été de 1835. Malheureusement, la seule indication de Gertrude sur ce point, à savoir « qu’elle avait alors près de 17 ans » (25) correspond à l’année 1836. Bien que l’on soit naturellement porté à croire Gertrude, il est pratiquement certain qu’ici elle se trompe, car, comme l’a montré Gérard-Cailly, c’est dès 1836 que les Schlésinger arrivent à Trouville (26). Mais si Gertrude fait erreur, il ne s’ensuit pas que Flaubert ait raison. En réalité, la date de 1835 soulève de sérieuses difficultés. Car, comme on le verra bientôt, Gertrude parle d’une époque où Harriet était déjà malade, et d’après une lettre de la mère de celle-ci, c’est au plus tôt en 1837 que les symptômes apparurent (27). Or, cette année de 1837 répond fort bien à l’atmosphère émotionnelle du récit de Gertrude, mais ne cadre pas du tout avec les Mémoires d’un Fou. Peut-on choisir entre les deux dates de 1835 et de 1837 ? Aucune solution définitive n’est possible, attendu que Flaubert ne parle pas de la santé de Harriet à l’époque en question. Mais Mrs Collier est un témoin irrécusable et Gertrude un témoin sûr. N’est-il pas très vraisemblable que Flaubert en a pris à son aise avec les dates ; qu’il a transposé les deux rencontres ; cherché à donner plus d’importance à son amour pour Élisa, en prétendant qu’il l’avait rencontrée après les Collier et non avant ; rajeuni délibérément son portrait de Gertrude et que la composition des Mémoires d’un Fou est beaucoup plus habile et savante qu’on ne l’a jusqu’ici supposé ? Il est certes difficile de croire que les faits racontés par Gertrude eurent lieu en 1835, alors qu’elle n’avait que 15 ans et que Flaubert était deux ans plus jeune.
Bien que Gertrude n’ait jamais rencontré Élisa, on trouve dans son portrait de Mme Flaubert une certaine compensation.
« Elle était brune comme une bohémienne avec des yeux noirs mélancoliques et des cheveux noirs luisants. La face était pâle, imposante et solennelle, comme si elle n’eut jamais souri. On aurait dit qu’elle avait eu une grande épreuve dans son passé et qu’elle en pressentait une autre un jour » (28).
Gertrude parle longuement de l’admiration de Flaubert pour Victor Hugo et décrit ainsi sa passion de la littérature :
— Et vous, me dit-il, en se tournant vers moi, alors que nous arpentions lentement le rivage, que lisez-vous ? — Oh, je lis rien que pour m’amuser ! — Vraiment ? Quel dommage ! Ne lisez pas, comme les enfants, pour vous amuser, ni comme les ambitieux pour vous instruire. Non, lisez pour vivre (29). Je ne voudrais pas qu’une nature aussi fine que la vôtre se perde dans les tracas et l’oisiveté » (30).
Harriet, supposait-on, devait avoir quelque chose dans la colonne vertébrale et gardait constamment le lit (31). Un soir d’été que les fenêtres de sa chambre étaient ouvertes, un coup de vent de la mer poussa le rideau de mousseline sur la chandelle allumée et mit le feu à la chambre.
« Les Flaubert virent les flammes de leurs fenêtres et le père et le fils accoururent à notre secours. Gustave monta immédiatement à la chambre d’où sortaient les flammes et descendit ma sœur. Cependant, les secours étaient arrivés, le feu éteint et tous s’étaient rassemblés autour de ma sœur craignant que l’émotion ne lui eût donné un choc grave. Les Flaubert offrirent de la transporter chez eux. Dès lors, nous les vîmes à toute heure. Caroline devint ma compagne assidue et après de longues discussions, ma sœur fut mise sous la surveillance du docteur Flaubert. Mais les courtes vacances de celui-ci furent bientôt finies et il fut obligé de reprendre son service à l’Hôpital de Rouen. Il fut donc décidé que nous l’y rejoindrions quand l’automne serait plus avancé et que nous descendrions au Grand Hôtel » (32).
Ce séjour à l’hôtel confirme et explique l’hypothèse parfois émise selon laquelle les Collier furent un moment en pension à Rouen. Harriet reçut effectivement les soins du docteur Flaubert pendant plusieurs années, grâce à quoi les deux familles restèrent liées (33). Parfois on eut l’impression, qu’un lien encore plus étroit pouvait se nouer, mais des obstacles s’élevèrent.
« Je me rappelle que, alors que nous étions revenus depuis des mois à Paris, les Flaubert, qui étaient tous à l’Hôtel Bristol, nous invitèrent à venir déjeuner avec eux et leurs amis, les d’Arcet de la Monnaie. J’avais apporté une petite gravure représentant la Face de Notre Sauveur, que j’admirais beaucoup, pour la montrer à mon amie Caroline. Le docteur Flaubert la prit, l’examina et, se tournant brusquement vers moi, me demanda : « Vous croyez donc au crucifié ? » Je compris qu’il voulait dire : « En cet imposteur| ? », bien qu’il n’eût pas employé ces mots. Je murmurai simplement : « Oui, Monsieur ! » craignant je ne sais quoi. Je roulai et cachai la gravure, et je ne la montrai jamais plus à Caroline, craignant qu’elle, non plus, n’eût pas la Foi. Cet incident, si insignifiant fut-il, eut une influence insoupçonnée sur mon intimité avec les Flaubert. Je compris que renoncer à mon idéal, à mon espoir d’une vie future, à ma croyance au Christ serait pour moi un sort si terrible, qu’aucune amitié, qu’aucun amour ne pourraient l’adoucir, et en moi-même, je craignais l’influence qu’ils exerceraient secrètement sur moi. Je suis sûre que jamais Gustave n’y pensait, contrairement à moi, mais cela me surprenait : » (34).
À Rouen, Gertrude passait la plus grande partie du temps avec les Flaubert.
« Gustave approuvait toutes les excentricités et je prenais un vif plaisir à lancer le père et le fils dans de bruyantes discussions. Ce qui m’étonnait, c’était le bruit, l’éclat et le manque de courtoisie avec lesquels ils discutaient, surtout Gustave. Sa voix semblait dominer toutes les autres.
« À mon départ de Rouen, il me donna une grande boîte dans laquelle il avait fait emballer des douzaines de « mirlitons », gâteau très délicat fait à Rouen, ainsi qu’un magnifique petit Terreneuve que j’appelai Néo… Néo courait sur les Champs-Élysées, moi après lui ; de plus, il fallait un domestique pour s’en occuper et il ennuyait constamment ma mère et mes sœurs » (35).
Voilà ce qu’elle se permet de dire dans le Recueil de Souvenirs, mais dans Écrit sur demande, elle se livre davantage. Il semble que c’est Marguerite (autrement dit Caroline) qui leur apporta le cadeau.
« Très affectueuse, elle ne put retenir ses larmes en nous faisant ses adieux. César était très occupé, nous dit-elle, puis elle rougit, hésita et nous avoua que les adieux étaient trop pénibles à son frère, et elle nous demanda de l’excuser. Il l’avait priée de me remettre un petit paquet. Il renfermait son exemplaire de Montaigne annoté et ces mots sur la feuille de garde : « Souvenir d’une inaltérable affection » (36).
Je les lus et les relus plusieurs fois, mon cœur battait à se rompre. Je courus à ma petite chambre sous les combles, me jetai à genoux et, me cachant la tête dans l’oreiller, pleurai longtemps, très longtemps ».
Peut-on croire à tout cela ? Cette fois, oui, certainement. Le volume de Montaigne a disparu, mais, à sa place, nous avons les exemplaires dédicacés de ses œuvres envoyés par Flaubert à Gertrude (37). Sur celui de Madame Bovary, on lit :
À Me. TENANT, NÉE GERTRUDE COLLIER,
HOMMAGE D’UNE INALTÉRABLE AFFECTION.
Gve FLAUBERT.
en souvenir de la plage de Trouville et de nos longues lectures au rond-point des Champs-Élysées.
Et vingt ans plus tard, sur celui des Trois Contes :
À Me. TENANT, NÉE GERTRUDE COLLIER, HOMMAGE D’UNE INALTÉRABLE ET PROFONDE AFFECTION.
SON VIEIL AMI : Gve FLAUBERT.
À partir de ce moment, les deux familles se virent plus rarement. Le docteur Flaubert, cependant, donna ses soins de loin en loin à Harriet. Les deux sœurs vinrent à Rouen ; plusieurs fois et quand Gustave alla faire ses études à Paris, il fut toujours bien reçu au rond-point des Champs-Élysées. Le Capitaine Collier avait dit à Gertrude ce qu’il pensait de Flaubert : « Je crois que c’est un homme honorable, mais crois-moi, il ne pense pas à toi, et, dans le cas contraire, aucun pouvoir sur terre ne me ferait consentir à ton mariage avec un Français » (38).
Peut-être le Capitaine Collier avait-il tort de croire Flaubert indifférent. Écrivant à Le Poittevin en novembre 1842, à l’époque de son arrivée à Paris, Flaubert parle vaguement de sa solitude et de la possibilité d’un mariage. « Qui vivra verra, répond Le Poittevin, laissons faire ! » (39) Un mariage avec qui ? Il ressort d’une lettre de Flaubert à Louise Colet qu’un moment, entre 1842 et 1845, il ne fut pas indifférent à Harriet (40). Gertrude avait-elle été écartée ? On pourrait le croire, n’était un curieux passage de Écrit sur demande, dans lequel Gertrude raconte que, bien avant de quitter la France, son père invita Marguerite et César à dîner, puis à une représentation à l’Opéra. « La musique de Faust m’émut profondément. La dernière note s’éteignit. Ma mère se leva et sortit de la loge avec Marguerite. À mon tour, je me levai : la loge était vide, je me tournai vers César pour lui demander mon manteau. Il semblait absorbé dans un rêve. Je fis un pas vers lui et lui demandai une seconde fois de décrocher mon manteau. Il tressaillit, se dressa mécaniquement, m’enveloppa dans mon manteau, puis, soudain, je me sentis serrée passionnément dans ses bras, sa tête penchée sur la mienne qu’il embrassait délicieusement. Je sentais son cœur battre, mais je n’osai ni parler, ni bouger tant qu’il ne desserrait pas son étreinte. Ainsi finit le soir où pour la première fois je connus ce qu’on appelle le bonheur » (41).
Si, comme il est très probable, cette petite histoire n’est pas que du roman, le fait que Caroline était accompagnée de Gustave et non du complaisant Émile Hamard, montre qu’il précéda leur mariage le 3 mars 1845. Un passage mystérieux des Notes de Voyage de Flaubert, au mois de juin de la même année, peut faire allusion aussi bien à Gertrude qu’à Harriet. « Champs-Élysées, trois fois le lundi, le mardi et le mercredi. La belle histoire que celle de ces visites ! J’y ai vu le départ de la cuirasse de mon âme comme à celle des autres » (42).
Il est vrai que, plus tard, Gertrude devina que Harriet avait essayé, même sans succès, de lui dérober le cœur de Flaubert (43), et quelques années durant, après le mariage de Gertrude, il y eut même un léger refroidissement de la part de Flaubert lui-même. Pendant sa visite à Londres en 1851, il ne vit que Harriet et c’est à celle-ci qu’il demanda de trouver un acheteur pour l’album de Louise Colet. Peut-être devina-t-il une certaine jalousie entre les deux sœurs. En tout cas, écrivant à Harriet le 3 avril 1852, il insinue :
« Vous me recommandez dans une de vos dernières lettres de ne rien dire de ce que vous me contez à Gertrude. N’ayez de cela aucun souci ; je ne suis point en correspondance avec Gertrude qui se soucie peu, je crois, de mes lettres et de mes visites. J’ai, du moins, tout lieu de le penser… » (44).
Mais peu après, il lui demande avec moins de doigté : « Avez-vous quelquefois des nouvelles de Gertrude ? » (45) Puis, en juin : « Que devient Gertrude ? La voyez-vous quelquefois ? Son mari a-t-il réussi dans sa grande entreprise ? » (46). Après quoi, Harriet disparaît. C’est à Gertrude qu’il dédicace ses livres ; c’est elle qui lui rend visite quand elle vient à Paris en 1876 (47) avec ses filles Dolly et Éveline ; elle qui sonde Lord Houghton sur un projet de statue à G. Sand ; elle qui le voit régulièrement jusqu’à sa mort. Avec son inclination à exagérer les émotions toutes les fois qu’il prend la plume, il lui dit : « Pendant de longues années que j’ai vécues sans savoir ce que vous étiez devenue, il n’est peut-être pas un jour que je n’aie songé à vous » (48).
Ailleurs : « Savez-vous comment je vous appelle au fond de moi-même quand je songe à vous ? (Ce qui m’arrive souvent). Je vous nomme « ma jeunesse » (49). Et trente ans après sa mort, c’est encore Gertrude, la vieille dame à l’esprit toujours jeune et à la beauté encore remarquable qui, touchant à la fin d’une longue vie, se souvient de Flaubert avec complaisance et évoque le temps de Trouville, de Rouen et de Paris.
Philipp Spencer.
Traduit de l’Anglais par G. Bosquet..
(1) Flaubert, Correspondance. Éd. Conard, 1926-1933, Tome IV, page 87. (Henriette se maria en 1855).
(2) Miss Constance West m’a fait profiter aimablement d’un certain nombre de notes complémentaires qui n’ont pas été publiées en France.
(3) Pour ces deux portraits, voir Mrs Belloc Lowndes. Les joyeuses Épouses de Westminster, Londres, 1946, p. 119, an Mr Olivier Lodge, Christophe : Étude d’une personnalité humaine, Londres, 1918, pages 93 et 94.
(4) Correspondance, Tome I, page IX, XLV.
(5) Réminiscences. La pagination dative de la plupart de ces feuillets est à peu près impossible et ne saurait être admise en référence. Il est difficile de donner une date certaine aux lots 2 à 6, à en juger par l’écriture ; ces feuillets furent écrits dans des périodes variées entre 1880 et 1911. En plus de ces sources écrites, il a été considérablement profité des recherches personnelles de Miss Coombe Tennant.
(6) Voir aussi René Dumesnil, Gustave Flaubert, Paris, 1933, page 70 ; Philip Spencer, Flaubert, Londres, 1952, page 27. Il appert d’une lettre en possession de Mrs Coombe Tennant que Léon Degoumois a découvert cette erreur aux environs de 1928, mais qu’il ne publia jamais le fait. Sur l’Amiral Collier, voir W. R. O’ Byrne, A Naval Biographica Dictionnaire. Nouvelle édition, volume 1, 1861, page 223.
(7) Réminiscences. Le Feuillet simple donne comme nom de banque : Stevenson (sic) et ajoute : « J’étais âgée d’environ 4 ans ».
(8) La Gazette de Londres, 15 février 1823, page 263.
(9) Souvenirs du Passé.
(10) Réminiscences.
(11) Recueil de Souvenirs, Spencer, Flaubert, page 43. Suivant Bourke, est dans l’erreur en parlant de six enfants : il y en avait une septième, Adeline. Le nom de Harriet est écrit tantôt Harriet, Harriette et Henrietta.
(12) Gertrude indique dans ses Souvenirs du passé qu’un chalet appartenait à la Duchesse de Royan.
(13) Recueil de Souvenirs. L’indication que les Flaubert descendaient régulièrement à l’Agneau d’Or est probablement due à la description de l’Auberge, faite au second chapitre d’Un Cœur simple, où Trouville et ses environs sont décrits.
(14) Charles-Louis Mozin (1806-1862), de même que Paul Huet et Jadin vinrent à Trouville avec Alexandre Dumas père. Voir aussi René Dumesnil (G. Flaubert, p. 69).
(15) Celui-ci fut Hamilton Aïdé, le poète nouvelliste, une des relations de Flaubert. Voir Flaubert : Mémoires d’un Fou.
(16) Recueil de Souvenirs.
(17) Écrit sur demande.
(18) Écrit sur demande.
(20) Écrit sur demande.
(21) Recueil de Souvenirs.
(22) Écrit sur demande.
(23) Dans le récit de leur première rencontre avec Caroline, à titre d’exemple, Gertrude ne parle pas de son cousin qui, après tout, n’a rien à faire avec l’histoire.
(24) Mémoires d’un Fou, dans Œuvres de Jeunesse, Paris, Conard, 1910, Tome I, page 517.
(25) Écrit sur demande.
(26) Pour la discussion de cette chronologie, lire Spencer, Flaubert, pages 43 à 45. Gertrude commit une erreur curieuse en signalant la présence du fils aîné du docteur Flaubert, récemment marié, et de sa femme, et de son petit enfant. Recueil de Souvenirs, Achille Flaubert ne se maria pas avant 1839. Gertrude confond évidemment cette rencontre avec une autre rencontre en famille quelques années plus tard, vraisemblablement à Rouen.
(27) Communiqué par Miss West et écrit aux environs de 1843. La date de naissance de Henriette Collier peut se situer entre 1821 et 1823.
(28) Recueil de Souvenirs.
(29) Ceci est une boutade qui est plus révélatrice que l’auteur ne le pensait.
(30) Écrit sur demande.
(31) Recueil de Souvenirs.
(32) Recueil de Souvenirs.
(33) Miss West a découvert une ordonnance médicale concernant Harriette, datée de 1842 et signée Flaubert.
(34) Recueil de Souvenirs.
(35) Recueil de Souvenirs.
(36) Écrit sur demande.
(37) Ces livres sont en possession de Mr Alexandre Coombe Tennant.
(38) Écrit sur demande. Gertrude remarque elle-même dans son Recueil de Souvenirs : « Je grandissais dans ma féminité et ses excentricités étaient plus perceptibles dans un salon de Paris que sur la plage de Trouville. Il ridiculisait toutes les conventions d’une vie à la mode. « Ces plaisirs sans bonheur si pleins d’un vide immense », il n’y prenait jamais part et cela me faisait pitié qu’il en fût ainsi ».
(39) Référence, René Descharmes, Flaubert avant 1857. Éd. Paris, 1909, pages 485 et 486. Cette lettre de Flaubert ne paraît pas avoir survécu. La lettre de Lepoittevin est publiée presque en entier par Descharmes dans Lettres inédites d’Alfred Le Poittevin à Gustave Flaubert. Annales Romantiques VII (1910), pages 134 et 135.
(40) Correspondance I., page 332. Gérard Gailly, Flaubert et les Fantômes de Trouville, Paris, 1930, p. 120.
(41) Écrit sur demande. Le seul Faust qui pouvait être vu à l’époque était celui de Spohr.
(42) Flaubert, Voyages. Éd. Les Belles-Lettres, 1948, I., p. 155,
(43) Ceci est curieusement montré dans Écrit sur demande, dans lequel toute trace de Henriette est systématiquement écartée. Ainsi dans l’épisode de l’incendie, c’est la mère de l’héroïne qui est en danger.
(44) Document fourni par Miss West. Maintenant indiqué dans Correspondance. Supplément, 1830-1863, p. 153.
(45) Même source, page 157.
(46) Même source, page 159.
(47) Entre 1862, où Flaubert envoya Salammbô, et 1876, il y a un intervalle pendant lequel ils ne correspondaient point. Les condoléances de Flaubert sur la mort de son neveu, Correspondance VIII, pages 53 et 54, se réfère au fils de son frère Clarence, noyé dans l’Isis, alors qu’il était étudiant à Balliol.
(48) Correspondance, VII, page 378.
(49) Correspondance, VIII, page 21.