Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 7 – Page 49
Flaubert et les éditions de ses œuvres
Madame Bovary et Salammbô
Parmi les lettres autographes de Flaubert que Mme Vidal-Mégret dispersa (le 2 juillet 1954) à l’Hôtel Drouot, figurait une lettre (inédite) que l’auteur de Madame Bovary écrivit, le 14 juin 1857, à sa cousine Olympe Bonenfant :
« Je n’ai pas, je crois, répondu à ta dernière lettre qui m’est arrivée il y a déjà, plus d’un mois, dans le coup de feu de ma publication, lui écrivait-il. Elle marche sur des roulettes et si je n’avais pas été un sot, j’aurais maintenant la bourse ronde, puisque mon éditeur a déjà vendu 15 mille exemplaires, ce qui, à deux francs le volume, fait 30 mille francs — et la vente ne fait qu’augmenter. C’est en somme une somme de quarante à cinquante mille francs qui me passe sous le nez ».
Flaubert s’abusait étrangement sur le succès de librairie de son roman. Il avait pris pour argent comptant les estimations fantaisistes qu’avaient dû lui faire certains de ses amis. Il n’était qu’un débutant, et Michel Lévy ne l’avait pas trop mal traité. Il l’édita aux mêmes conditions que d’autres romanciers qui étaient plus connus que lui. Cela ressort d’une lettre que P.-M. Malassis écrivait le 23 octobre 1857 à l’un d’eux et que l’Intermédiaire des Chercheurs et Curieux publia en 1908.
« Je crois, Monsieur, lui disait-il, que vous êtes dans l’erreur relativement à la manière de traiter de MM. Lévy. MM. Lévy achètent 400 francs des exploitations de quatre ans d’un livre. C’est ainsi qu’ils ont acheté les nouvelles de Jules de la Madelène, de Mme Bovary de Flaubert, etc., etc. Ces faits sont à ma connaissance. Pour prendre un exemple dans les traductions, ils ont acheté à Baudelaire : 400 francs le tirage à 6.000 des Poe. Nous n’opérons pas ainsi. Nous achetons 200 francs les tirages de 1.200 des livres qu’on veut bien nous proposer s’ils nous conviennent. Si le livre a du succès, tant mieux pour l’écrivain qui se trouve bénéficier de 200 francs à chaque tirage de 1.200. Si M. Flaubert, dont le livre est à sa 3e édition, se fût adressé à nous de préférence à MM. Lévy, son livre lui aurait déjà produit un millier de francs ; dans l’espace des quatre années que MM. Lévy exploiteront pour 400 francs, il aurait pu lui rapporter chez nous 2 à 3.000 francs ».
On ne voit pas très clair dans ces comptes d’éditeur — ou d’apothicaire. C’est que Poulet-Malassis ne dit pas ce que représente une édition. Si c’est 1.200 ex., la 3e édition, de Madame Bovary aurait rapporté à Flaubert 600 et non mille francs. De toute façon, nous sommes loin des chiffres fantastiques rêvés par Flaubert. Chez Poulet-Malassis, elle eût produit, à l’expiration du traité en 1861, 2 à 3.000 francs, soit cinq ou huit fois plus que ce que Michel Lévy l’avait payée. De ces 2 à 3.000 francs aux 50, 40 ou même 30.000 francs dont Flaubert se plaignait amèrement d’avoir été dépouillé par Lévy, quand, de son propre aveu, le roman n’en était encore qu’à la seconde édition, il y a un abîme. Mieux renseigné, il reconnut son erreur. Dans une lettre à son ami Me Fovard, il écrit : « Michel Lévy lui-même a eu tant de remords relativement à la Bovary qu’il m’a donné, sans aucune réclamation de ma part, 500 francs, somme énorme par rapport au prix du livre ».
Par prix du livre, Flaubert, je pense, entendait : le prix de revient des premières éditions (1ère, 2e et peut-être 3e).
Revenu à la fois et de ses illusions et de ses préventions contre son éditeur, qui, somme toute lui avait payé ce que Poulet-Malassis lui eût offert, c’est à Lévy qu’il porta Salammbô.
Ce qui est surprenant c’est que de ce livre célèbre, grâce au procureur impérial Ernest Pinard, qui avait requis contre Madame Bovary devant la 6e Chambre du Tribunal correctionnel de Paris, on n’ait écoulé, en l’espace de quatre ans, que 2.000 exemplaires. La France comptait pourtant alors 36.000 sujets — sans parler, disait Rochefort, les sujets de mécontentement. C’en était sûrement un pour les écrivains de n’être sinon appréciés, du moins lus que par une minorité dérisoirement infime de leurs concitoyens. À cette lointaine époque, où on ignorait le cinéma, la radio, la télévision et l’automobile, la lecture devait, semble-t-il, être une grande distraction pour le public et favoriser le commerce de l’édition, mais les cabinets de lecture causaient un préjudice énorme aux libraires.
« Voilà, concluait Flaubert. Je suis, il est vrai, comblé d’honneurs. On m’éreinte et l’on me vante, on me dénigre et on m’exalte. Mais je n’aurais pas été fâché d’avoir quelques monacos. Quelle joie, c’eût été pour ton pauvre père s’il avait vécu, que de voir son neveu ainsi devenu un homme célèbre ! Dans le cours de tous mes tracas, j’y ai pensé sans cesse. Les articles de journaux l’auraient fait se pâmer d’aise ou d’indignation… »
Quant à sa mère à lui, Flaubert, elle ne se pâmait ni d’aise ni d’indignation. La malheureuse femme avait bien d’autres soucis en tête et n’était pas loin de regretter que Gustave n’eût pas suivi la carrière de son père.
« Elle ne te parle pas non plus autant qu’elle le voudrait de Dupont, écrivait Flaubert à sa cousine, sachant le mal que s’y donne Bonenfant, et pour ne pas vous ennuyer, mais je t’assure sans la moindre exagération que ces incertitudes d’argent continuelles lui rendent la vie désagréable. Elle ne sait jamais sur quoi compter, et la moindre dette la tourmente. Afin de pouvoir payer comptant elle s’impose de grandes privations. Je souligne le mot et je le répète. Ainsi elle va vendre sa voiture. Mlle Juliette s’en va au mois de 7bre et elle ne reprendra pas d’institutrice. Je sais bien qu’il y a un peu d’excès dans ses inquiétudes, mais où veux-tu qu’elle trouve de l’argent quand ses fermiers ne lui en donnent pas (compare d’ailleurs sa position présente à celle d’autrefois !). Elle passerait encore par-dessus les retards si au moins elle savait à quoi s’en tenir ; si elle avait la certitude d’être payée à une époque fixe. Dupont, m’a-t-elle dit, lui doit environ 6 mille francs. Les termes s’accumulent les uns par-dessus les autres. Cela n’en finit pas. Il faudrait qu’il s’acquitte une fois pour toutes afin de se mettre au pair. Autrement il n’en sortira pas. Je crois que Bonenfant ferait bien d’aviser à le remplacer. C’est le parti le plus sage. Enfin, je t’assure, ma chère Olympe, que par contrecoup je suis très malheureux de tout cela. Je commence toujours par trouver que ma mère n’a pas le sens commun et qu’elle exagère et se tourmente sans motif, puis quand elle m’a exposé les faits, je trouve qu’elle a parfaitement raison — et je ne sais pas (avec les charges qu’elle a) comment elle fait pour parvenir à nouer les deux d’entendre continuellement geindre après l’argent et d’autant plus excédé que ces gémissements sont justes. Cela fait un point noir dans notre vie et nous donne quotidiennement un tas de petits désagréments que l’on pourrait éviter. Il faut, en un mot, que Dupont en finisse. Je t’avouerai d’ailleurs que la manière agréable dont j’ai été floué par mon éditeur m’a rendu peu tendre. Chacun tire à soi dans ce bas monde. Tant pis pour les faibles. L’anthropophagie est la base des sociétés. Bref, il me paraît très naturel de ne pas vivre dans la misère, quand on a des rentes. J’appelle vivre dans la misère avoir l’esprit continuellement tendu vers l’économie. Cela s’ajoute aux embêtements de l’existence. C’est insupportable !
« Je t’écris tout cela en cachette. Tu en feras ton profit. Je t’ai dit toute la vérité et rien de plus. Ma mère ne serait peut-être pas contente si elle savait que je t’ai exposé le fond du sac. Je compte sur la vieille affection que tu lui portes pour tâcher d’alléger ces ennuis qui sont devenus un tourment permanent ».
La figure de Mme Flaubert est restée jusqu’ici dans l’ombre. Il ne serait que juste qu’on l’en fît sortir, ne fût-ce que pour montrer qu’elle se sacrifia jusqu’à la fin de ses jours, se saignant aux quatre veines pour que son fils pût écrire des livres, fît le joli cœur à Paris, fréquentât chez la princesse Mathilde et chez la demi-mondaine Jeanne de Tourbey, vécut enfin sa vie, sans la gagner.
**
Il est bon de faire remarquer qu’il eût dû la gagner avec sa plume et ce n’est pas à l’honneur de son pays, qui se glorifie aujourd’hui de lui, de ne lui avoir pas procuré de son vivant la fortune qu’une foule de gens, éditeurs, publicateurs, professeurs, scoliastes et autres parasites ont gagné sur son dos. Telle était sa gêne en 1879, que Maupassant écrivait à Mme de Commanville :
« Il est vrai que le ministre a l’intention d’offrir une pension à vôtre oncle que j’ai fini par décider à l’accepter. Le secret lui sera gardé. Surtout qu’il ignore que je vous en ai parlé. Les fonds seront libres dans peu de temps et il recevra une lettre du chef du Cabinet… »
Flaubert eut honte de cette aumône. Il se ravisa et Maupassant mandait à sa nièce :
Ce mardi.
Madame,
Je viens de recevoir une lettre de votre oncle qui ne veut plus entendre parler de pension et qui me supplie de ne dire à personne au monde qu’il a été sur le point d’en accepter une.
D’où vient ce changement. ? Que s’est-il passé ? Je ne le prévois pas et je lui écris de nouveau pour tâcher de le savoir. Pour lui complaire, je vous serais infiniment obligé de ne point lui dire que je vous ai parlé de cette affaire.
Croyez, je vous prie, Madame, à mes sentiments les plus dévoués.
Guy de Maupassant.
(Extrait de « Quo Vadis », juillet-août-septembre 1954).