La Tentation de Saint-Antoine

Les Amis de Flaubert – Année 1956 – Bulletin n° 8 – Page 15

 

La Tentation de Saint-Antoine

« J’ai résolu, écrit Flaubert à George Sand, le 2 juillet 1870, de me mettre à mon « Saint-Antoine »  demain ou après-demain. Mais pour commencer un ouvrage de longue haleine, il faut avoir une certaine allégresse qui me manque…». Et, quelques jours plus tard, à Mlle Leroyer de Chantepie: « Je me suis remis à une vieille toquade dont je vous ai parlé, je crois? C’est une Tentation de Saint Antoine. C’est-à-dire une exposition dramatique du monde alexandrin au IVe siècle. Rien n’est plus curieux que cette époque-là. Je crois que ce livre vous intéressera à cause du milieu qu’il représente. Mais je ne suis pas prêt de l’avoir fini. C’est une besogne qui me demandera bien deux ans…».

« Une vieille, toquade ! ». En effet, dès 1846, Flaubert « se lance dans d’immenses lectures, sans but apparent, mais qui, toutes, gravitaient plus ou moins autour de l’antiquité gréco-latine et conduisaient par d’infinis détours, à ce sujet brûlant de «Saint Antoine»  qu’il couvait toujours dans le secret de sa pensée ».

C’est peu à peu que ce sujet avait pris corps en lui. Son précoce amour du théâtre lui avait fait fréquenter, enfant, à la foire rouennaise de Saint-Romain, « la baraque d’un imprésario ambulant fameux sous le nom de « Père Saint Antoine »  et dont les représentations perpétuaient en plein XIXe siècle la tradition des «mystères ».

D’autre part, au cours de ses jeunes années, il lut passionnément Shakespeare, Chateaubriand, Byron et Goethe, dont Gérard de Nerval venait (1828) de traduire le Faust. Enfin, en 1845, lors de son premier voyage en Italie, Flaubert remarqua, dans la galerie du palais génois de Balbi-Senarega, un tableau du maître flamand Peter Breughel, dit d’Enfer, catalogué Les Tentations de Saint Antoine, Ermite. Il en fut à ce point frappé qu’il écrivit alors, de Milan, à son ami Alfred Lepoittevin: « … J’ai vu un tableau de Breughel représentant la tentation de Saint Antoine, qui m’a fait penser à arranger pour le théâtre la tentation de Saint Antoine, mais cela demanderait un autre gaillard que moi … ». Vingt-sept ans plus tard, il dira, dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie: «… au milieu de mes chagrins (il vient de perdre sa mère), j’achève mon Saint Antoine, C’est l’œuvre de toute ma vie, puisque la première idée m’en est venue en 1845, à Gênes, devant un tableau de Breughel, et depuis ce temps-là, je n’ai cessé d’y songer et de faire des lectures afférentes ».

Il est bon de reprendre la description que donne Flaubert du tableau de Gênes dans ses notes de voyage; elle permettra à quiconque aurait la curiosité de lire La Tentation de Saint Antoine, de se rendre quelque peu compte jusqu’à quel point il s’en est inspiré. « Au fond — note-t-il — des deux côtés, sur chacune des collines, deux têtes monstrueuses de diables, moitié vivants, moitié montagnes. Au bas, à gauche, Saint Antoine, entre trois femmes, et détournant la tête, pour éviter leurs caresses. Elles sont nues, blanches, elles sourient et vont l’envelopper de leurs bras. En face du spectateur, tout à fait au bas du tableau, la Gourmandise, nue jusqu’à la ceinture, maigre, la tête ornée d’ornements rouges et verts, figure triste, cou démesurément long et tendu, comme celui d’une grue, faisant un coude vers la nuque — clavicules saillantes — lui présente un plat chargé de mets coloriés. — Homme à cheval dans un tonneau, bêtes sortant du ventre des animaux, grenouilles à bras et sautant sur les terrains. — Homme à nez rouge, sur un cheval, entouré de diables. — Dragon ailé qui plane. Tout semble sur le même plan. Ensemble fourmillant, grouillant et ricanant d’une façon grotesque et emportée, dans la bonhomie de chaque détail. — Ce tableau paraît d’abord confus, puis il devient étrange pour la plupart, drôle pour quelques-uns, quelque chose de plus pour d’autres. Il a effacé pour moi toute la galerie où il est. Je ne me souviens déjà plus du reste ».

Flaubert, qui écrivait à Le Poittevin qu’il donnerait bien 100.000 francs de ce tableau s’il les avait, devant cette représentation plastique d’êtres qui l’avaient hantés jusqu’alors, sous forme d’entités encore insuffisamment arrêtées, sentit se matérialiser, si nous pouvons dire, un sujet qui était latent en lui et entrevit, du coup, tout le parti qu’il en pourrait tirer.

Aussitôt rentré à Croisset, il se livre à de nombreuses lectures jusqu’au printemps de 1848. Le mercredi 14 mai de cette même année jugeant suffisante l’atmosphère favorable à son travail, il commence d’écrire avec toute la fougue romantique qui est alors en lui et le mercredi 12 septembre 1849, à 3h. 20 de l’après-midi, temps de soleil et de vent — c’est lui qui a fourni ces précisions — il trace le mot fin sur le dernier des 541 grands feuillets dont est constitué son manuscrit.

Que contenait-il ? Maxime Du Camp va nous le dire dans ses Souvenirs littéraires (1). Un matin, il reçoit ce mot de Flaubert: « Je viens de terminer Saint Antoine; arrive! ». Le lendemain Du Camp est à Croisset où Louis Bouilhet l’a devancé. Flaubert, très exalté, agitant son manuscrit au-dessus de sa tête avant d’en commencer la lecture, s’écrie :   « Si vous ne poussez pas des hurlements d’enthousiasme, c’est que rien n’est capable de vous émouvoir! ».

La lecture dura quatre jours, de midi à 4 heures et de 8 heures à minuit. «Des phrases, des phrases, habilement construites, harmonieuses, souvent redondantes, faites d’images grandioses et de métaphores inattendues, mais rien que des phrases que l’on pouvait transposer sans que l’ensemble du livre en fut modifié. Nulle progression dans, ce long mystère, une seule scène jouée par des personnages divers et qui se reproduit incessamment. Lte lyrisme, qui était le fond même de sa nature et de son talent, l’avait si bien emporté qu’il avait perdu terre. Nous ne disions rien, mais il lui était facile de deviner que notre impression n’était pas favorable; alors il s’interrompait: « Vous allez voir ! vous allez voir ! »  Nous écoutions ce que disaient le sphinx, la chimère, la reine de Saba, Simon le magicien, Apollonius de Tyane, Origène, Basilide, Montanus, Manès, Hermogène; nous redoublions d’attention pour entendre les marcisiens, les carpocratiens, les paterniens, les nicolaïtes, les gymnosophistes, les arcontiques et Pluton, et Diane, et Hercule, et même le dieu Crepitus. Peine inutile! nous ne comprenions pas, nous ne devinions pas où il voulait arriver, et, en réalité, il n’arrivait nulle part… Avant l’audition de la dernière partie, Bouilhet et moi nous eûmes une conférence et il fut résolu que nous aurions vis-à-vis de Flaubert une franchise sans réserve… Le soir même, après la dernière lecture, vers minuit, Flaubert frappant sur la table, nous dit: « À nous trois, maintenant, dites franchement ce que vous pensez ».     « Nous pensons, répondit Bouilhet, qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler ». Flaubert fit un bond et poussa un cri d’horreur ».

Après une de ces causeries «à la fois sévères et fortifiantes comme seuls peuvent en avoir ceux qui sont en pleine confiance et professent les uns pour les autres une affection désintéressée», Flaubert, qui commença par regimber, par faire valoir certaines phrases, par se retrancher sur la valeur du style, qu’il semblait, à ce moment, confondre avec la rhétorique, finit par être ébranlé et par dire: « Vous avez peut-être raison; à force de m’absorber dans mon sujet, je m’en suis épris et je n’y ai plus vu clair. J’admets les défauts que vous me signalez, mais ils sont inhérents à ma nature … ».

Toutefois, il était trop attaché au sujet traité dans son Saint Antoine pour suivre le premier conseil de ses amis et censeurs: «le jeter au feu». Il l’enfouit au fond d’un tiroir et entreprit Madame Bovary. Mais lorsqu’il eut terminé ce dernier, il reprit le manuscrit de la Tentation de Saint Antoine et pendant plusieurs mois s’employa à réduire de moitié le manuscrit primitif. Le 1er juin 1856, il écrit à Louis Bouilhet: « Tu me demandes ce que je fais, voici: je prépare ma légende et je corrige Saint Antoine. J’ai dans Saint Antoine élagué tout ce qui me semble intempestif, travail qui n’était pas mince puisque la première partie qui avait 160 pages n’en a plus maintenant (recopiée) que 74… Il y a plus à faire dans la deuxième partie où j’ai fini par découvrir un lien piètre peut-être, mais enfin un lien, un enchaînement possible. Le personnage de Saint Antoine va être renflé de deux ou trois monologues qui amèneront fatalement les tentations. Quant à la troisième, le milieu est à refaire en entier… Je biffe les mouvements extra-lyriques. J’efface beaucoup d’inversions et je persécute les tournures, lesquelles vous déroutent de l’idée principale … ».

Deux mois et demi après, il parle encore à son correspondant de son « Saint Antoine»  : «…je crois toucher le joint, je finirai par rendre la chose potable, à moins que je n’aie complètement la berlue, ce qui est possible …? ». Et à cinq semaines de là: « …Je ne te parle pas de mon « Saint Antoine » ; j’y travaille toujours et je développe le personnage principal, de plus en plus. Il est certain que maintenant on voit un plan, mais bien des choses y manquent. Quant au style, tu étais bien bon d’appeler cela une foirade de perles. Foirade, c’est possible, mais pour des perles, elles étaient rares. J’ai tout récrit, à part peut-être deux ou trois pages ».

On le constate, Flaubert après réflexion, et le temps aidant, avait reconnu la justesse du jugement sévère porté sur sa première version de la Tentation de Saint Antoine par Bouilhet et Maxime Du Camp.

Son travail est à ce point avancé qu’il peut écrire à Jules Duplan, dans les premiers jours d’octobre 1856: « … J’ai cet automne beaucoup travaillé à ma vieille toquade de Saint Antoine; c’est récrit à neuf d’un bout à l’autre, considérablement diminué, refondu. J’en ai peut-être encore pour un mois de travail. Je n’aurai le cœur léger que lorsque je n’aurai plus sur les épaules cette satanée œuvre qui pourrait bien me traîner en cour d’assises — et qui à coup sûr me fera passer pour fou. — N’importe ! une si légère considération ne m’arrêtera pas ».

La crainte de la cour d’assises, elle, l’arrêta. Il « préféra son repos aux tracasseries et aux poursuites qu’il pressentait et « Saint Antoine »  ajourné à une époque plus clémente réintégra le tiroir d’où il avait été tiré quelques mois auparavant.

À ce propos, il écrit à Maurice Schlésinger en février 1857: « … j’avais un volume tout prêt à paraître. Mais la rigueur des temps me force à en ajourner indéfiniment la publication ».

Et cet effort, ce travail épuisant de refonte et d’épuration ne connaîtra d’abord que partiellement la récompense et la consécration de l’imprimerie: la revue artistique et littéraire L’Artiste dirigé en 1857 par Théophile Gautier en publiera d’importante fragments (2): le festin de Nabuchodonosor, l’arrivée de la Reine de Saba, Apollonius de Tyane, le Sphinx et la Chimère, les Bêtes fabuleuses, la Courtisane Demonassa; mais ces morceaux, pour la plupart d’une indéniable beauté, n’enchanteront que médiocrement la majorité béotienne du public d’alors.

Cette version de 1856 ne fut publiée intégralement qu’en février 1908, dans la Revue de Paris, puis en volume chez Fasquelle par les soins de M. Louis Bertrand qui la fit précéder d’une intéressante préface.

Flaubert avait, à de si fréquentes reprises, entretenu ses correspondants habituels de son Saint-Antoine — ce qui prouve surabondamment à quel point il était pénétré de ce sujet — qu’ils s’enquièrent, de temps à autre, de ce que devient ce travail.

Jules Duplan, apprenant qu’il l’a momentanément mis de côté pour entreprendre celui qui sera Salammbô, est d’avis que Flaubert devrait reprendre Saint Antoine. L’auteur de Madame Bovary lui explique pourquoi il ne partage pas cette manière de voir « … Je sais bien, lui écrit-il, en décembre 1867, qu’au point de vue de la critique (mais la critique seulement), ce serait habile pour la dérouter»  — il n’est pas tendre pour les critiques, mais il convient de reconnaître que ceux-ci furent à peu près unanimement impitoyables à son endroit — mais du moment que j’écrirais en pensant à ces drôles, je ne ferais plus rien qui vaille, il me faudrait rentrer dans la peau de Saint Antoine… C’est d’ailleurs un livre qu’il ne faut pas rater. Je sais maintenant ce qui lui manque, à savoir deux choses: 1° le plan; 2° la personnalité de Saint Antoine. J’y arriverai. Mais il faut du temps, du temps… Je sens que si je me mettais à Saint Antoine maintenant, je l’accommoderais selon les besoins de la circonstance, ce qui est un vrai moyen de chute ».

Donc, c’est ce travail deux fois abandonné déjà, pour en traiter un autre, que Flaubert pense à reprendre, environ juillet 1869, époque à laquelle il note: « Présentement, je suis perdu dans les Pères de l’Église. J’ai repris ma vieille toquade de Saint Antoine. J’ai relu mes notes, je refais un nouveau plan et je dévore les mémoires ecclésiastiques de Le Nain et Tillemont. J’espère parvenir où trouver un lien logique (et partant un intérêt dramatique) entre les différentes hallucinations du Saint. Ce milieu extravagant me plaît et je m’y plonge, voilà ».

Mais surgit soudain la crise aiguë d’hypocondrie de Louis Bouilhet, bientôt suivie de sa mort; coup terrible pour Flaubert.

Un mois plus tard, s’étant ressaisi et ayant terminé maintes obligations résultant, pour lui, des dispositions testamentaires de Bouilhet, Flaubert écrit que ce qui lui ferait du bien, ce serait de se « jeter furieusement dans Saint Antoine, mais il n’a même pas le temps de lire ». Il s’y remet enfin, comme nous l’ont appris ses lettres de juillet 1870 à George Sand et Mlle Leroyer de Chantepie, lorsqu’un nouveau contretemps vient contrarier ses desseins: la guerre franco-allemande de 1870-1871.

Comme tout le monde à cette époque — et combien d’entre nous n’éprouvèrent point une dépression morale identique lors des deux guerres subies depuis 1870 — il lui est «impossible de lire n’importe quoi, à plus forte raison d’écrire». Il passe son temps à attendre des nouvelles.

Puis, son angoisse s’émoussant avec le temps, il s’habitue « à ce qui est l’état naturel de l’homme, c’est-à-dire au malheur »  et il reprend son Saint Antoine. L’annonçant à George Sand, il ajoute: « Les Grecs du temps de Périclès faisaient de l’art sans savoir s’ils auraient de quoi manger le lendemain Soyons Grecs … ». Parfait; mais les Prussiens progressent, envahissent le nord-ouest de la France, poussent jusqu’à Croisset qu’ils occupent en grand nombre (mais ne saccagent pas, se contentant de subtiliser quelques objets sans grande importance). Flaubert se réfugie, avec sa mère, chez sa nièce, à Neuville, près de Dieppe, d’où, un mois plus tard, il prendra le chemin du retour pour échapper, grâce au travail, à l’obsession de la France meurtrie et de Paris tombé aux mains des Communards.

Ayant trouvé intactes ses volumineuses notes sur Saint Antoine, mises à l’abri avant son départ, il se plonge en désespéré dans la préparation de son œuvre, s’y adonne même « avec suite et vigueur », au point que si plus rien ne l’entrave, Saint Antoine sera terminé avant un an. Et nous apprenons, en mai 1871, qu’il a « joliment envie de lire »  à George Sand les 60 pages qui sont faites.

Le mois suivant, « ayant besoin de connaître à fond les dieux de l’Inde », il lit le Lotus de la Bonne Loi. Au mois d’août, il est à Paris où il prend force notes. En septembre, il écrit de Croisset à George Sand: « … je me perds tant que je peux dans l’antiquité. Actuellement, je fais parler tous les dieux, à l’état d’agonie. Le sous-titre de mon bouquin pourra être: De comble de l’insanité … »  et, deux mois après: « Ouf! je viens de finir « mes dieux », c’est-à-dire la partie mythologique de mon Saint Antoine sur laquelle je suis depuis le commencement de juin ».

À ce moment, Flaubert doit s’occuper de faire représenter à l’Odéon — qui a reçu l’ouvrage en mai 1869 — Mademoiselle Aïssé; drame en 4 actes, en vers, de Louis Bouilhet. Saint Antoine est mis de côté une nouvelle fois.

Il le reprend au début de l’année 1872. Il y a beaucoup travaillé tout l’été. Encore 50 à 60 pages à écrire et le mot fin pourra, être tracé à leur suite, si rien d’extraordinaire n’arrive. Tourgueneff, qui a entendu la lecture de quelques pages de Saint Antoine, « a eu l’air enchanté ».

Il était dit que tout conspirerait pour entraver la menée à bonne fin de Saint Antoine. Le 6 avril 1872, Mme Flaubert mère décède, et voilà que Saint Antoine embête son auteur comme la vie elle-même. « J’aurais besoin pour le finir de l’enthousiasme que j’avais l’été dernier ». Mais de telles secousses l’ont ébranlé! « … Comme j’aurais envie de vous lire ce livre-là », écrit-il à la mi-mai 1872 à Mme Roger des Genettes, car il est fait pour vous, j’entends, pour le petit nombre, pour la petite horde qui s’éclairci t».

En juin, La Tentation de Saint Antoine est enfin terminée.

Flaubert en fait part ici et là. Notons seulement ce qu’il dit, à ce propos, en octobre 1872, à la sœur de son ami défunt Alfred Le Poittevin, Mme Gustave de Maupassant, mère de celui qui devait illustrer ce nom en littérature: « … J’en ‘ai fini avec cette œuvre qui m’a occupé à diverses reprises pendant vingt-cinq ans! et à défaut de « loi »  — Le Poittevin, à qui l’œuvre sera dédiée — j’aurais voulu t’en lire le manuscrit à toi, ma chère Laure. Du reste, je ne sais pas quand je le publierai. Les temps ne sont point propices ».

La femme de l’éditeur de La Tentation de Saint Antoine, Mme Charpentier, enthousiasmée par l’œuvre, prie Flaubert, en décembre 1873, d’appeler Antoine l’enfant qu’elle va mettre au monde. L’hôte de Croisset ne fut pas peu surpris de cet effet causé par la lecture de son dernier livre; il en fut flatté, aussi, mais s’arrangea pour se faire remplacer.

Le samedi 7 février 1874 — entretemps Flaubert s’est livré à de petits travaux dont nous parlerons plus tard — il écrit, entre autres, à George Sand: « J’ai, hier, signé le dernier bon à tirer de Saint Antoine. Mais le susdit bouquin ne paraîtra pas avant le 1er avril, à cause des traductions. C’est fini, je n’y pense plus ».

Tourgueneff — qui a dit dans une lettre à Rawlston que Saint Antoine était une des œuvres les plus extraordinaires qu’il connaisse — a fait la traduction en russe; elle ne put paraître tout de suite en Russie, non plus que l’édition française d’ailleurs, la censure ayant formellement interdit l’œuvre « pour cause de religion ».

Le premier tirage — deux mille exemplaires — fut immédiatement absorbé (3). Un second suivit aussitôt. Pourtant la critique, dans la petite et la grande presse, éreinte l’œuvre avec une telle âpreté qu’on sent qu’il y a là, surtout, une charge à fond contre l’homme plus que contre l’œuvre; une sorte de vengeance contre le dédain qu’il a pour tous, à un degré quelque peu excessif, disons-le.

C’est à ce moment qu’il confie à son ami Laporte qu’il continue « à être roulé dans la fange par les folliculaires » ; mais il «s’en f… profondément et le livre ne s’en vend que mieux ». Il ne se vendit pas tant que cela si l’on en croit ce qu’écrivait Renan à la princesse Julie le 5 mai 1875: « Flaubert est un peu attristé du peu de succès de sa Tentation de Saint Antoine. Il avait rêvé le succès de Madame Bovary pour cette l’œuvre bizarre qu’il aurait dû réserver à un petit nombre d’érudits capables de l’apprécier. L’avez-vous lue, chère princesse? C’est malsain, souvent mauvais, mais souvent aussi plein d’un étonnant sentiment historique et d’une haute poésie. Mais le lecteur bourgeois est bien excusable de ne pas s’y intéresser ».

C’est également l’avis de Tourgueneff. Il l’écrit à Flaubert qui lui répond: « Vous me parlez de Saint Antoine et vous me dites que le gros public n’est pas pour lui. Je le savais d’avance — on se souvient, en effet, qu’il l’avait écrit à Mme Roger des Genettes deux ans auparavant — mais je croyais être plus largement compris du public d’élite. Sans Drumont et le petit Pelletan, je n’aurais pas eu d’article élogieux… (4). Le grand public m’a quitté après Salammbô ».

C’est à cette époque que le dessinateur Cham exécute un dessin, récemment mis en vente, représentant « Madame Bovary reprochant à Saint Antoine d’avoir compromis tout le bien qu’elle avait fait à M. Flaubert ».

Parlant de la Tentation de Saint Antoine, Villiers de l’Isle Adam dira: « … c’est un cauchemar tracé avec un pinceau splendide, trempé dans les couleurs de l’arc-en-ciel. Oui, ce livre est merveilleusement amusant et donne à penser. Pour l’aimer, il ne s’agit que de se priver de ridicule, d’être trop difficile, voilà tout  »; de son côté, Émile Faguet a pu écrire, non sans vraisemblance, que cette œuvre «témoigne surtout d’un effort prodigieux dont on n’a pas su effacer les traces et qui nous communique la sensation d’une fatigue morne». Cet effort et le secret de cette fatigue, nous avons tenté de les exposer ci-dessus. Il n’en reste pas moins que, «revue des conceptions religieuses et des divinités de toutes les époques et de toutes les races; revue d’un pittoresque intense, faite pour étourdir le jugement et affoler l’imagination», La Tentation de Saint Antoine — cette lutte de la personnalité humaine contre le panthéisme», comme l’a définie Maurice Barrés dans son sixième cahier, page 10 — reste, après Faust à quoi elle s’apparente, le plus beau poème allégorique et philosophique de la littérature mondiale.

« J’avoue ma prédilection pour ce livre, dira Jules Lemaître, en octobre 1879 (Les Contemporains, tome VIII, page 113). Et je ne parle pas seulement du style qui, comme dans Salammbô et dans Saint Julien a des brièvetés et des reliefs saisissants dans ses contours accusés, et qui réellement émeut tous les sens à la fois ou tour à tour d’une manière troublante, comme si les mots vivaient d’une vie animale; ni du tohubohu fantastique des idées et des images, qui fait que le lecteur, s’il s’abandonne, ne sait pas plus où il en est que le pauvre Antoine, et souffre presque de l’obsession de ces bizarreries précises, car elles ont quelque chose de lancinant et ne le bercent point comme un rêve, mais le heurtent et le poignent à la façon d’un cauchemar. Non, la Tentation de Saint-Antoine est autre chose qu’une débauche d’imagination patiente et savante. Je doute si aucun livre témoigne mieux la faculté qu’a notre âge de s’intéresser à tout, de se déprendre de soi et de voir telles qu’elles sont les choses mêmes qui nous sont le plus étrangères. La Tentation de Saint-Antoine nous fait faire d’autant plus de chemin hors de nous-mêmes qu’elle nous présente les conceptions de l’imbécillité humaine par le côté extérieur, sans les interpréter, et comme des idées qui n’ont plus de sens, étant nées de cerveaux avec lesquels les nôtres, plus compliqués, n’ont presque rien de commun. À ce voyage à travers les religions, qui sont les manières dont l’homme a conçu le monde, succède le voyage à travers le monde lui-même, dans l’espace où se meuvent les astres; et par là, l’esprit achève de se dépayser. La morale de cette pérégrination en est loyalement tirée. « … Quel est le but de tout cela? demande Antoine. — Il n’y a pas de but, répond le diable… Les choses ne t’arrivent que par l’intermédiaire de ton esprit. Tel qu’un miroir concave, il déforme les objets, et tout moyen te manque pour en vérifier l’exactitude. Jamais tu ne connaîtras l’univers dans sa pleine étendue; par conséquent, tu ne peux te faire une idée de sa cause, avoir une notion juste de Dieu, ni même dire que l’univers est infini. La forme est peut-être une erreur de tes sens, la substance une imagination de ta pensée. À moins que, le monde étant un flux perpétuel de choses, l’apparence, au contraire, ne soit tout ce qu’il y a de plus vrai; l’illusion, la seule réalité! »

Nous n’avons pas voulu clore ces notes sur l’œuvre maîtresse de Flaubert sans citer ces quelques lignes synthétiques sur ce que l’on peut considérer comme le testament mystique et spirituel de l’auteur de L’Éducation Sentimentale.

Maurice Haloche.

(1) Maxime Du Camp. — Souvenirs Littéraires. T. I. (1823-1850). 3e édition. Hachette, Paris 1906.

(2) Les 11 janvier et 1er février 1857.

(3) Dans une lettre à Mme Brainne, datée du 13 avril 1874 (voir Bulletin n° 5 des Amis de Flaubert, p. 54), Flaubert écrit: «Mon bouquin va très bien! Mille exemplaires ont été vendus depuis mercredi». L’exemplaire destiné à sa Correspondante portait cette dédicace: «À celle que j’aime, Mme Brainne. Flaubert».

(4) Il y eut pourtant quelques articles élogieux, notamment celui de Théodore de Banville. Flaubert l’en remercie en ces termes: «Trois fois merci, mon cher poète! Il convient aux forts d’être indulgents. J’envoie votre article à ma nièce. Elle le gardera dans ses archives comme un titre de noblesse. Tout à vous. Votre G. Flaubert».

Nous rapporterons encore cet éloge, dû à Gabriel d’Annunzio et exprimé quelques heures avant sa mort survenue au début de 1938: «…Mon seul maître a été Gustave Flaubert: La Tentation, c’est le modèle de ce que j’ai toujours cherché; l’élégance dans la force violente.

Enfin, nous avons relevé récemment ce passage d’une lettre de Flaubert à J. de Tourbey, datée du 5 septembre 1873: «Je proteste contre l’annonce qu’on en a faite d’une pièce de théâtre. Saint-Antoine n’est pas une pièce, ni un roman non plus. Je ne sais quel genre lui assigner». (Catalogue de la vente de la Correspondance inédite…, adressé à J. de Tourbey, 28 juin 1937).