Les Amis de Flaubert – Année 1956 – Bulletin n° 8 – Page 57
Les Amours de Flaubert
Sous le titre Du nouveau sur la Jeunesse de Flaubert, un article documenté de Philipp Spencer, traduit de l’anglais par M. Bosquet, paru au dernier Bulletin N° 7) des « Amis de Flaubert », apprend que des papiers laissés par Gertrude Collier précisent les relations entre elle et l’écrivain.
Des cinquante-six pages dactylographiées, écrites par celle qui devait devenir Mme Charles Tenant de Cadoxton Lodge et qu’il rencontra pour la première fois à Trouville, alors qu’ils avaient l’un et l’autre une quinzaine d’années, on peut évoquer maintenant avec précision la jeunesse de Gertrude et son amitié pour Gustave.
En outre, des lettres de Caroline Flaubert et de Maxime Du Camp, entre autres, renseignent également sur la nature des relations entre les familles. De plus, un « Recueil de Souvenirs », destiné à Caroline Commanville, qui en a traduit un passage dans l’étude sur son oncle pour la première édition des lettres de celui-ci en 1884, et un feuillet manuscrit séparé, écrit à 92 ans, sur la première arrivée en France de la jeune Anglaise, complètent l’ensemble de ces documents.
Dans le « Recueil de Souvenirs », Gertrude se répétait souvent, assure l’auteur de l’article. Et dans le demi-romancé : « Écrit sur demande », elle décrit sa première rencontre avec Flaubert et le développement de ses relations avec le futur écrivain : « …En devenant plus intime, Gustave ne changea pas de manières, écrit-elle dans « Recueil de Souvenirs ». Il traitait ma mère, ma tante, Mrs Aïdé, avec la plus complète indifférence, riait du français de mon père, m’appelait par mon prénom, ridiculisait notre respect du dimanche, mais s’informait des habitudes anglaises avec intérêt. Il s’étonnait que l’on agisse par devoir et exprimait le plus grand mépris et la plus profonde pitié de toutes les concessions que l’on nous apprend à faire à la société… Je trouvais sa vie sans but et je le lui dis. Alors, avec des plaisanteries et des drôleries sans fin, il décrivait toutes ces vies vulgaires et mesquines d’épiciers et de bourgeois qui faisaient, selon lui, mon admiration. Quant à lui, il lui suffisait de regarder le ciel bleu, le sable jaune et les flots verts… »
Et dans « Écrit sur demande » : « Tel était l’être à qui je donnai mon premier amour. Ma coquetterie n’était qu’une forme de l’ambition. En réalité, je ne voulais pas m’avouer que je l’aimais, et qu’au fond de moi-même je partageais toutes ses aspirations passionnées ».
« Tel est le revers de l’histoire racontée par Flaubert au chapitre XV des « Mémoires d’un Fou » et, à tout prendre, conclut M. Philipp Spencer, c’est la version de Gertrude qui est la plus convaincante ».
Il est probable qu’il y eut un flirt, peut-être assez poussé, entre les jeunes gens, encouragé d’ailleurs par une certaine coquetterie de Gertrude. Ils se revirent pendant un séjour à Paris. Lorsque la jeune fille dut retourner en Angleterre, Gustave lui fit remettre par sa sœur Caroline son exemplaire de Montaigne annoté, avec ces mots sur la feuille de garde : « Souvenir d’une inaltérable affection ».
Plus tard, il adressa un exemplaire de « Madame Bovary » et un des « Trois Contes » vingt ans après, à « Mme Tennant, née Gertrude Collier » avec un même hommage « d’inaltérable et profonde affection ».
Mais le seul grand amour de l’écrivain fut pour Élisa Schlésinger.
Ce fut encore à Trouville qu’il la rencontra.
Le premier épisode se place au mois d’août 1836. Flaubert avait donc quinze ans.
Il est beau comme un jeune dieu, d’une beauté à la fois majestueuse et simple. Deux portraits en portent témoignage, l’un d’Hyacinthe Langlois, l’autre de Delaunay. Au reste, Mrs Tennant en laisse, par surcroît, cette description à l’époque : « Grand et mince, souple et gracieux comme un athlète, sa mise consistait en une chemise de flanelle rouge, un pantalon de drap bleu, une écharpe de même couleur serrée étroitement autour des reins, et un chapeau posé n’importe comment, souvent tête nue… Il admirait ce qui était beau dans la nature, l’art et la littérature, et vivait pour cela, disait-il, sans pensée personnelle. Il ne songeait nullement à la gloire ni à aucun gain. N’était-ce pas assez qu’une chose fut vraie et belle ? Sa grande joie était de trouver quelque chose qu’il jugeât digne d’admiration… »
Trouville, à l’époque, ne réunissait que peu d’estivants. La grande plage était presque déserte… Un jour, le hasard fit aller Flaubert, qui préférait la solitude, vers l’endroit où l’on se baignait.
« Ce jour-là, a-t-il écrit, une charmante pèlerine rouge avec des raies noires, était laissée sur le rivage. La marée montait. Le rivage était festonné d’écume. Déjà, un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. Je l’ôtai pour le placer plus loin : l’étoffe en était légère et moëlleuse ; c’était un manteau de femme. Apparemment, on m’avait vu, car le jour même, au repas de midi et comme tout le monde mangeait dans une salle commune, à l’auberge où nous étions logés, j’entendis quelqu’un qui me disait :
« — Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie.
Je me retournai ; c’était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine.
« — Quoi donc ? lui demandai-je, préoccupé.
« — D’avoir ramassé mon manteau. N’est-ce pas vous ?
« — Oui, madame, repris-je embarrassé.
Elle me regarda. Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet ! Comme elle était belle, cette femme !… »
Chaque matin, il va la voir prendre son bain, la contemple de loin dans l’enveloppement des vagues, les regards fixés sur les traces laissées par son pied sur le sable et pleurant presque de voir le flot les effacer.
La splendide évocation, l’une des plus émouvantes dictées à un adolescent génial par la naissance d’un amour romantique, s’achève sur ces phrases passionnées qui résument tout :
« J’étais immobile de stupeur, comme si la Vénus fut descendue de son piédestal et s’était mise à marcher. C’est que, pour la première fois alors, je sentais mon cœur, je sentais quelque chose de mystique, d’étrange comme un sens nouveau. J’étais baigné de sentiments infinis, tendres ; j’étais bercé d’images vaporeuses, vagues ; j’étais plus grand et plus fier tout à la fois. J’aimais. »
Flaubert achève ces pages brûlantes à seize ans et demi. Il n’a guère plus que l’âge de Chérubin quand il donne ces promesses.
Trente ans après, l’enchanteresse apparition de Trouville a laissé des traces si profondes dans sa mémoire, qu’il les ranime et cette fois les transpose dans les chapitres définitifs où, à travers les orages du cœur qui bouleversèrent la vie de l’héroïne peinte dans « L’Éducation Sentimentale », il fait revivre sa passion amoureuse à lui.
Sa dernière missive à sa « vieille tendresse », en date du 8 octobre 1872, sonne toujours comme l’écho à peine amorti du passé de ses quinze ans : « L’avenir pour moi n’a plus de rêves, mais les jours d’autrefois se représentent comme baignés dans une vapeur d’or. Sur ce fond lumineux où de chers fantômes me tendent les bras, la figure qui se détache le plus splendidement, c’est la vôtre ».
La confession de la vieillesse est bien plus émouvante que celle de la jeunesse. Après le bilan des amours passées (Louise Colet, Louise Pradier et bien d’autres), l’inaltéré souvenir dicte à l’abandonné, dans la solitude de Croisset où il burine ses phrases comme un graveur ses traits, l’aveu qui, sous cette plume sans mensonge, prend soudain une valeur poignante : « …la figure qui se détache le plus splendidement, c’est la vôtre… »
Tenons-nous-en à cette phrase qui dit tout, dans le classement par ordre d’importance sentimentale, des amours de Gustave Flaubert.
Gabriel Reuillard.