Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 6
L’article de Homais au Fanal de Rouen
[Extrait de l’article de Pierre Labracherie]
[…] L’année suivante, la ville de Rouen fut le théâtre d’un événement médical qui rappelle singulièrement l’opération du pied bot, tentée par Charles Bovary.
On se rappelle l’épisode où le pharmacien Homais apporte triomphalement à Emma Bovary et à son époux l’annonce qu’il a rédigée à l’adresse du Fanal de Rouen et qui débute ainsi :
« Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de l’Europe comme un réseau, la lumière, cependant, commence à pénétrer dans nos campagnes. C’est ainsi que mardi, notre petite cité d’Yonville s’est vue le théâtre d’une expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués… »
Les protestations émues de Charles, les commentaires de Homais interrompent un moment la lecture, puis le pharmacien reprend :
« M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a opéré d’un pied bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon d’écurie depuis vingt-cinq ans à l’Hôtel du Lion d’Or, tenu par Mme Lefrançois, sur la place d’armes ».
Or, l’Écho de Rouen avait publié, le 9 août 1836, la lettre ci-dessous :
« Monsieur,
» Si l’on doit proscrire avec soin le charlatanisme éhonté qui, trop souvent, spécule sur la crédulité publique, c’est un devoir aussi de signaler à l’attention les hommes que leur expérience et leur spécialité rendent véritablement dignes de confiance. M. Burgué, oculiste distingué, de passage à Rouen, restant à l’Hôtel de Fécamp, avenue du Mont-Riboudet, sur mon invitation, opéra l’enfant du nommé Boimard, indigent de ma commune, aveugle né, âgé de 8 ans, et au même moment, il opéra aussi le nommé Girouard, de la commune de Saint-Denis, près Tôtes, privé de l’oeil gauche depuis quatorze ans et entièrement ; aveuglé depuis deux ans. Ces opérations furent faites en ma présence et celle de MM. Flaubert, Vingtrinier, Grout et Béchet. Le 25 juillet et le 11 août, je fus les visiter, et à ma satisfaction ils ont tous deux recouvré la vue.
» Je vous prie, Monsieur le Rédacteur, dans l’intérêt des personnes affligées de la vue, d’insérer cette note dans votre plus prochain numéro.
» Agréez, etc… ».
» A. Potel, Maire ».
On est tenté de voir une similitude entre l’article rédigé par Homais et celui du maire Potel. Gustave Flaubert avait entendu son père parler de cette opération. Il connaissait l’article publié par le Journal de Rouen et devait s’en souvenir plus tard (8). Il n’est pas interdit de supposer qu’il s’en soit inspiré, en le travestissant, dans la lettre au journal qu’il fait écrire à Homais. L’aveugle né est devenu un pied bot. Le Journal de Rouen : le Fanal de Rouen. M. Burgué, oculiste distingué, est transformé en « M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués ». L’Hôtel de Fécamp s’appellera « Hôtel du Lion d’Or ».