Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 27
Place et rôle de Madame Bovary
dans la littérature de son époque
Le Concours Littéraire Bovary
La Société des Amis de Flaubert a ouvert entre les Étudiants et Élèves des Établissements d’Enseignement un concours littéraire, doté de trois prix, sur la question suivante :
« Quelle a été la place de Madame Bovary dans la littérature de l’époque et quelle a été l’influence du roman sur cette littérature ? ».
Le règlement de ce concours a été transmis à tous les Directeurs des Établissements d’Enseignement de Rouen et région, Facultés des Lettres, Écoles Normales, etc… et publié dans la presse régionale et nationale.
À vrai dire, notre initiative auprès des dirigeants d’établissements, à l’exception de ceux des trois primés, n’a pas toujours rencontré l’aide que nous espérions et nous ne pouvons que regretter cette indifférence, s’agissant non point seulement d’une initiative privée, mais de l’hommage à rendre à l’un de nos plus grands écrivains et à l’une des œuvres les plus méritantes de notre littérature.
En revanche, les jeunes ont, indirectement, répondu à notre appel. Parmi celles reçues, trois copies ont retenu l’attention de notre Société.
Les prix ont été décernés au cours d’une cérémonie littéraire tenue à Rouen le samedi 23 février 1957, et dans les conditions suivantes :
PREMIER PRIX : M. François PEAUCELLE, classe sciences expérimentales, Lycée Corneille, Rouen, qui a reçu dix mille francs.
DEUXIÈME et TROISIÈME PRIX : (Jumelés et égalisés), M. Michel NOYON, Collège Moderne de Garçons, Rouen ; Mlle Doris ISELT, École de la Providence, Mesnil-Esnard, qui ont reçu chacun trois mille francs.
Notre Société tient à remercier très sincèrement ceux qui, parmi nos adhérents, ont accepté de participer à la souscription ouverte pour l’établissement des Prix. Nous sommes heureux de publier leurs noms, classés par ordre alphabétique, sans indiquer les sommes reçues de chacun d’eux, pour mieux les confondre dans un bien reconnaissant hommage : MM. Andrieu, Bosquet, Bréant, Bruneau, Denesle, Dubuc, Fontaine, Gilbert, Haloche, Hébertot, Hélot, Jacobs, Jean, Junyent, Lahaye, Laurent, Lecoq, Mallet, Melet, Menuisement, Pommier, Robin, Sabatier, Savale, Talva, Toutain, Van Moë, Vicente, Warther, West, Wolf, Zurfluh.
Voici le texte des trois copies primées :
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I
Copie de M. François PEAUCELLE
Quelle a été la place de Madame Bovary dans la littérature de l’époque et quelle a été l’influence du roman sur cette littérature ?
Voici deux questions posées, liées par un même point : Gustave Flaubert ; mais qui demande chacune des éléments de réponse différents. Nous n’avons pas la prétention dans un exposé si court de présenter une étude définitive. Nous chercherons simplement les causes profondes de la littérature qui a gravité autour de Madame Bovary, et nous les montrerons telles qu’elles sont, sans artifices littéraires qui nous feraient perdre du temps.
Gustave Flaubert est un bourgeois, né d’une honorable famille qui vit assez aisément. Le père Flaubert, chirurgien de grande valeur est exclusivement un homme de sciences. Adolescent, le jeune Flaubert est imprégné du romantisme qui sévit à cette époque. Il s’enflamme pour Gœthe et pour Victor Hugo… et parfois même pour Mme Schlésinger, la femme qu’il a rencontrée à Trouville, et dont il rêvera fort longtemps. La passion des lettres est pour lui une évasion ; il s’y consacrera fort jeune, déclarant : « C’est pour moi-même que j’écris ».
Flaubert, parvenu à l’âge d’homme, a vu la Révolution de 1848 qui n’a pas été sans l’impressionner. Il est plein d’un dédain vengeur pour la société dans laquelle il vit. Il faut désormais abattre un Romantisme qui a fait son temps. Stendhal, Mérimée, Balzac ont frayé la voie à ce qui sera plus tard : Le Réalisme.
Puis, avec 1852 vient l’Empire : le régime est à cette époque impitoyable envers la presse. Les procès pleuvent. C’est dans un pareil décor et sortant de la cervelle de ce Gustave Flaubert que Madame Bovary voit le jour en 1856.
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Le Romantisme, après 1848, parait aussi démodé aux écrivains que l’idéalisme aux philosophes. Le Romantisme a poussé trop loin son champ d’action : il a péché par excès… Après La Comédie Humaine (1829-1848), après Le Rouge et le Noir de Stendhal, il faut quelque chose de neuf, mieux adapté aux circonstances. Il devient indispensable de pousser le Positivisme littéraire de plus en plus loin : La génération romantique ne suffit plus au développement scientifique dans lequel nous baignons. Le coup d’État du 2 décembre 1851 a marqué une césure dans le monde matériel : désormais nous entrons dans le machinisme ; que ce soit en physique, en chimie, en biologie, en économie, etc… la vie quotidienne subit une transformation complète. Voyez les expériences de Fizeau et Foucault prouvant que la lumière est une vibration ; voyez Claude Bernard étudiant la fonction glycogénique du foie, voyez Pasteur et ses travaux de cristallographie.
La littérature devra suivre ce mouvement. Champfleury et Duranty ont mis sur pied une conception nouvelle. Leur doctrine a pour véritable raison l’instinct de l’homme : c’est déjà le Réalisme et si l’on veut jeter un petit coup d’œil en arrière, nous constatons que d’autres, avant eux, ont communié dans cet instinct : Ne citons que Catulle et Ovide qui avaient fait perdre à l’Amour tous ses secrets.
Est-ce à dire que Champfleury et Duranty n’ont fait que reprendre ce thème des Anciens ? Certainement pas. Ils y adjoignent quelque chose de nouveau en rapport avec le siècle qui les a vu naître : Les Beaux-Arts. Telle est l’innovation qui consiste à faire appel à l’Art.
Flaubert sera imprégné de ce « pré-mouvement » littéraire. Il y attachera, malgré lui, beaucoup d’attention et c’est ainsi que le fruit de son travail : Madame Bovary est une illustration de l’esthétique réaliste : ce roman est avant tout un roman véridique. Madame Bovary fait son entrée dans le cadre du positivisme et c’est là l’un des points essentiels. Certains critiques — peu nombreux d’ailleurs — verront tout de suite que ce mouvement doit déchaîner une révolution littéraire. Les Poèmes antiques de Leconte de Lisle, parus en 1852, ont déjà perdu un peu de leur vie.
Mais le Réalisme peut avoir plusieurs voies : Flaubert nous montre un Réalisme réaliste, tandis que le Réalisme de Baudelaire est transfigurateur.
Pour écrire avec cet appareil nouveau, il faut rejeter tout sentimentalisme et toute intuition que l’on avait parfois coutume d’attribuer à quelque faculté supranormale de l’esprit ; il faut que l’auteur soit terre-à-terre avec son sujet ; il faut accumuler des matériaux à la manière de l’historien ou du naturaliste. Enfin reconnaissons que l’on aime généralement ce qui saigne et Dieu sait si Flaubert s’en privera ! L’auteur de Madame Bovary a une conception naturaliste des choses. Les progrès de la science vont nécessiter des études plus complexes, plus ou moins profitables parce que trop riches. On arrive peu à peu à « bourrer le crâne » de l’étudiant. Flaubert a vu ce malaise, il en a fait un type : le pharmacien Homais.
L’ermite de Croisset est le premier à dire ce qu’il faut dire ; il le dira parfaitement ; il n’inventa rien ; il communie avec son temps, tel Molière écrivant Les Précieuses Ridicules, ou Les Femmes Savantes. À chaque époque ses portraits, à chaque siècle ses témoins. Mais le Romantisme du jeune Flaubert transperce dans le caractère d’Emma Bovary. Il y a un renouveau de la forme sur des thèmes pré-révolutionnaires.
Si Gustave Flaubert apparaît comme le maître du roman réaliste, c’est qu’il fut un champion du style : car le but est de faire œuvre d’art, d’atteindre à la beauté, précisément par le style. Il faut voir ici une préoccupation essentielle de l’auteur. Madame Bovary est écrit sur trois notes, et si certains reprochent à son auteur d’avoir copié le style ternaire de La Fontaine, il n’en reste pas moins vrai que des phrases comme celle-ci : « Elle saluait, rougissait, ne savait que répondre » sont imprégnées d’un bercement auquel le lecteur se laisse prendre.
Ce roman est une véritable peinture et il ne faut pas s’étonner que Merlet ait comparé Flaubert aux tableaux de Breughel ou Escudier à ceux de Courbet. Il y a dans ce réalisme d’époque des attaques volontaires à la religion et Flaubert s’y soumet avec une joie secrète… Le Curé de plâtre dont on parle plus ou moins respectueusement à plusieurs reprises au début de Madame Bovary et qui finit par se briser sur le pavé de Quincampoix est bien autre chose qu’un artifice descriptif.
À quel niveau de ce mouvement littéraire devons-nous classer Flaubert ? Un homme de sa classe est trop vaste pour entrer dans une école : ce champion du Réalisme déborde des normes de cette doctrine.
Faut-il reprendre la vieille comparaison entre Balzac et Flaubert ? Edmond About, Gozlan, Charles de Mazade, Desdemaines, pour ne citer que ceux-là, se sont dès les premiers jours faits les innovateurs de ce rapport littéraire. Lisons avec plus de profit ces lignes du philosophe Lequier, contemporain de Gustave, Flaubert : « Par dessus tout, c’est la vérité que je cherche ; c’est l’illusion que je veux éviter avec le plus de soin. Surtout que je ne cherche point dans quelque révolte du sentiment un subterfuge pour échapper à la vérité. Je la veux telle qu’elle est, consolante ou terrible ». Tel fut le désir de Flaubert qui détermina par contrecoup la place de Madame Bovary dans la littérature de 1856.
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Désormais Madame Bovary a sa place dans la littérature. Un deuxième problème apparaît : Quelle va être l’influence de ce roman sur la littérature de l’époque ? C’est ce que nous allons essayer de déterminer brièvement dans cette seconde et dernière partie.
Le Réalisme s’est efforcé de transmettre le scientisme dans le domaine de l’Art : tâche favorisée par les circonstances, puisque l’idéal avait fait faillite en 1848. Madame Bovary aurait pu entrer rapidement dans l’ombre, si n’avait éclaté au début de 1857 le fameux procès. Il faut voir ici la première influence du roman sur la littérature de l’époque ; il a fait scandale, donc, on s’y intéresse. Chacun sait que ce procès apparaît d’ailleurs de nos jours assez grotesque. En ce qui nous concerne, nous voulons bien y voir une atteinte à la morale religieuse, un point c’est tout.
Madame Bovary va donner lieu à des peintures impersonnelles ; et, selon la belle formule « l’artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature », chacun va s’efforcer de faire triompher le réalisme qui évolue peu à peu vers le naturalisme. Dans ce changement, nous retrouvons l’un des précurseurs du réalisme : Duranty, dont nous avons déjà parlé.
Le naturalisme devient de plus en plus une littérature physiologique et expérimentale, s’agrippant plus intensément au développement du machinisme. Voyez cette remarque de Feydeau, avant tout, romancier réaliste : « Le XIXe siècle, selon moi, pourrait être appelé l’âge de la matière. L’utile est le dieu de ce siècle. Il a tout envahi. Les intérêts prédominent partout. Les intérêts ont remplacé toutes les choses élevées : la foi, l’amour du beau, de la vertu, de l’idéal… À une époque qui a enfanté le suffrage universel, les emprunts nationaux, les embellissements de Paris, les associations de capitaux, les chemins de fer, les télégraphes électriques, les bateaux à vapeur cuirassés, les canons rayés, la photographie, les expositions de l’industrie, tout ce qui sert les sens, tout ce qui supprime les distances, tout ce qui va vite, tout ce qui frappe fort et infailliblement, tout ce qui est mathématique, utile, matériel, commode, le réalisme est la seule littérature possible ». Cette citation, quoiqu’un peu longue, est un témoignage d’époque d’une grande valeur (Feydeau. Un début à l’Opéra, préface, 1863).
C’est alors que le naturalisme enfle démesurément. Aux visions imaginaires, on substitue une observation précise, minutieuse de la réalité. On en vient à créer des histoires naturelles de la société (celle de Zola est un bel exemple). Les romanciers s’identifient à la vie. Tout ceci est la répercussion de Madame Bovary et M. René Dumesnil, l’éminent flaubertiste, a écrit cette phrase pleine de vérité ; « Le Bovarysme nous fait croire que nous sommes tels que nous voudrions être ».
On brode sur les mêmes thèmes : l’optimisme déraisonnable, l’espoir déçu… c’est là que réside le naturalisme. Gustave Flaubert apparaît comme le modèle de style que chacun veut égaler. Pourtant lorsque parut Madame Bovary, on put lire les critiques les plus extravagantes, comme celle-ci par exemple, écrite par J. Habans, dans Le Figaro, en 1857 : « Le faible du livre, c’est que M. Flaubert n’est pas un écrivain. Le style est parfois indécis, incorrect et vulgaire »… Heureusement, Barbey d’Aurevilly, cet autre normand, semble avoir tout de suite vu la juste valeur du livre ; Baudelaire publie dans l’Artiste une critique élogieuse.
Mais les progrès de la science se font de plus en plus vastes. On recherche l’universelle explication du Cosmos. À ce stade, les Naturalistes marchent sur les pas des Réalistes et Taine admet que le roman devient alors non plus littéraire, mais mathématique. La nouvelle école transfigure le machinisme ; le besoin de littérature s’oriente vers un monde nouveau plus physiologique, et ceci nous le devons encore à Gustave Flaubert. Le 11e chapitre de la seconde partie de Madame Bovary, consacré à la thérapeutique du pied-bot, a fait entrer dans l’histoire du roman la science médicale. Gustave Flaubert, en digne fils de son père parle de stréphopodie, tel un orthopédiste de nos jours.
En dépit de tout cela, l’Art subsiste ; Flaubert écrit dans sa Correspondance : « La forme de l’œuvre d’Art doit être soumise à des contraintes aussi rigoureuses que le fond » : C’est cette obsession qui repoussera une partie de la génération montante et c’est peut-être par refus de naturalisme, par anti-réalisme, que d’autres méthodes vont apparaître ; il y aura aux côtés de l’école dominante une anarchie intellectuelle d’où émergera — entre autres témoignages — le symbolisme.
Le centre littéraire reste inviolable. Zola se fait le théoricien du Naturalisme ; il écrit dans son ouvrage Le Roman expérimental : « Le roman expérimental est une conséquence de l’évolution scientifique du siècle, il continue et complète la physiologie ». Les œuvres s’accumulent. Germinie Lacerteux (1865) fait des Goncourt de véritables chefs d’école ; remarquons cependant qu’Edmond, qui survécut à son frère Jules, a beaucoup plus sa place dans le Naturalisme.
Émile Zola sacre définitivement la théorie en créant « Ses Jeudis ». C’est le Groupe de Médan. Boule de Suif est la meilleure des nouvelles des Soirées de Médan : son auteur — encore un normand — Guy de Maupassant, hérite du talent de Flaubert et des Goncourt. Ce naturalisme est avant tout classique. Combien de noms à citer qui gravitent autour de Zola : Alphonse Daudet ; Henry Céard qui, en 1881, nous donne Une belle Journée, réplique de Madame Bovary ; Léon Hennique, Paul Alexis, et là encore nous pourrions ajouter une longue liste d’écrivains qui marchent derrière Flaubert, ce pessimiste par décision préalable qui subit l’influence du monde ambiant et du développement de la vie sur lui.
Quelle haine parfois a-t-on suscité autour de ces hommes. De Pontmartin écrit : « Nous disons, nous, que le libéralisme n’est et ne peut être que la démocratie littéraire et Madame Bovary nous sert de preuve ».
Aussi considérable qu’elle puisse paraître, l’influence de Madame Bovary sur la littérature de l’époque survécut à cette époque.
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Étendons un peu notre regard et nous voyons que des mouvements réalistes, similaires de celui dont nous venons de parler apparaissent presque partout en Europe. Certains ont leur histoire propre ; d’autres sont plus ou moins inspirés par le réalisme français. De grands noms l’honorent à l’étranger : Ibsen est à la fois réaliste et symboliste. Théodore de Banville émettra, en 1880, l’année même qui vit mourir le grand Flaubert, ce jugement si véridique : « Madame Bovary d’où est sorti tout le roman contemporain ». Pour perpétuer l’ermite de Croisset, un nom vient s’ajouter en ligne droite : celui de Maupassant, qui est l’écho du maître, celui auquel Flaubert avait dit : « Il faut être en contact direct avec le réel, y trouver l’inexploré, mépriser la réclame, fustiger les préjugés bourgeois, surtout se dire que l’art est une longue patience ». C’est cette méthode qui nous valut Une Vie. Plus près de nous, nous avons Jules Vallès, et bien d’autres encore…
Le réalisme fut et demeure de toutes les époques. Que de vérités dans les peintures psychologiques de Racine, de Molière ou de Bossuet. Et s’il faut encore prouver que Flaubert fut l’artiste du style, lisez donc la célèbre Correspondance et vous verrez à quelles grossièretés de langage l’auteur de Madame Bovary se laisse aller quand il écrit sur le vif. Où es-tu, balancement agréable du roman ? Non, rien n’est plus à prouver. Madame Bovary a franchi brillamment ses cent ans, à côté des Contemplations et des Fleurs du Mal. Trois livres… Voici le témoignage valeureux d’une époque, et cela compte.
François PEAUCELLE
Lycée Corneille, classe de Sciences expérimentales.
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II
Copie de M. Michel NOYON
Lorsqu’en 1856, Flaubert fit paraître dans la Revue de Paris son nouveau roman Madame Bovary, il ne pensait sans doute pas soulever une telle passion, provoquer de telles polémiques autour de son œuvre. Cité en justice, accusé d’outrages à la morale et à la religion, acquitté de justesse, Flaubert avait imposé un ouvrage qui devait donner naissance à une forme littéraire nouvelle : le roman réaliste.
Certes, avant Flaubert, il y eut des études de mœurs romancées. Au 18e siècle, Gil Blas, de Lesage, nous peint la société de la Régence. Manon Lescaut, qui provoquera également un scandale à l’époque, offre certains rapprochements avec Madame Bovary. Le Chevalier des Grieux, comme Emma, s’abandonne à la fatalité qui le conduira au malheur. Plus près de Flaubert, les romans de Balzac peignent aussi des scènes de la vie de province. L’atmosphère d’Eugénie Grandet, celle du Médecin de campagne, se rapproche de la vie à Tôtes et à Yonville.
Le Père Goriot, comme Emma, est prêt à de honteux marchés pour avoir quelques instants de bonheur. Et ne pourrait-on pas rapprocher M. Homais et M. Lheureux de certains personnages du Cousin Pons, hypocrites et avides d’argent. Mais les romans de Balzac, si fortement charpentés et construits soient-ils, avec leurs personnages si minutieusement dépeints, n’atteignent pas en force de vie, celui de Flaubert.
Le roman de Flaubert, comme l’a dit A. Thibaudet dans son étude sur le grand romancier rouennais, n’est pas une « comédie humaine », mais du roman pur. Ce n’est pas un drame construit, mais le déroulement d’une vie. Flaubert semble, comme Stendhal dans le Rouge et le Noir, traduire dans son livre ses idées, ses tendances personnelles.
Si Julien Sorel, c’est Stendhal exprimant ses ambitions déçues, son pessimisme, Madame Bovary, au dire de l’auteur lui-même, c’est Flaubert.
Il semble également que Flaubert ait puisé chez les Romantiques pour créer son roman. La jeune Emma au couvent, puis jeune fille a de goûts de romantiques. Elle rêve, elle est mélancolique, elle s’exalte dans la prière. Elle cherche l’amour, elle est désenchantée et elle s’abandonne à la débauché, comme le héros de Musset dans la Confession d’un Enfant du, siècle. Flaubert subit donc, c’est certain, l’influence de ses prédécesseurs. Mais son œuvre a un caractère si profond et si original, elle fera si forte impression sur le public, qu’elle créera un genre nouveau de la littérature : le réalisme.
Flaubert, en effet, est un grand peintre de la vie. D’abord le cadre, le paysage, l’évocation du milieu est si exacte, que pour nous, Rouennais Normands, qui connaissons la région, nous nous émerveillons d’une telle minutie. Nous reconnaissons la campagne cauchoise. « La plate campagne s’étalait à perte de vue et les bouquets d’arbres autour des fermes faisaient à intervalles éloignés des taches d’un violet noir sur cette surface grise qui se perdait à l’horizon dans le ton morne du ciel ».
Puis c’est Yonville, sa rivière, sa forêt, ses plaines et enfin le bourg triste et banal, sa mairie « manière de temple grec », son église, son auberge et la pharmacie, qui jouera un si grand rôle dans l’histoire du roman. Maintenant, voici Rouen, la Cathédrale. La célèbre promenade en fiacre nous transporte dans nos rues de tous les jours : Saint-Paul, Lescure, le Mont Gargan, la Rouge-Mare, etc., pour aboutir dans « une ruelle du quartier Beauvoisine ».
Peinture minutieuse également des personnages : Charles Bovary arrivant au Collège, puis vivant dans le bonheur, s’abandonnant après la mort de sa femme ; la veuve Dubuc, à peine entrevue avec « ses bras maigres et ses humeurs », mais si bien dépeinte. Le brave père Rouault, Homais, L’Heureux, Rodolphe, Léon et enfin Emma,
Emma, si blanche, si fine, dont le « regard arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide ». Emma, si belle quand elle aime. « Elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès », puis désenchantée. « Il y avait sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l’étreinte de ces bras, quelque chose d’extrême, de vague, de lugubre », et enfin, Madame Bovary dans la mort : « Les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante ».
Flaubert ne nous fait grâce d’aucun détail, et même ce récit de la mort de Mme Bovary fera dire à M. de Lamartine :
« J’ai blâmé vos dernières pages, vous m’avez fait littéralement souffrir, vous avez créé une mort affreuse, effroyable ». C’est par ce réalisme que l’œuvre est si attachante. Chaque image porte, les formes, les attitudes, les couleurs, les sons, tout est vie. Le lecteur partage les sentiments des héros. Il souffre avec Charles Bovary, gauche, timide, trompé, ridiculisé, toujours aimant, toujours confiant et qui, devant d’évidence de son malheur, ne trouve que ce mot : « C’est la faute de la fatalité ».
Le lecteur ressent avec Emma ce vide, cet ennui sans borne, ce désenchantement, cette attente d’un événement inattendu ; il partage les premiers émois de l’héroïne, ses folies, ses langueurs, son désir de bonheur, son désespoir.
Oui, Madame Bovary est un grand roman, et même si l’œuvre n’avait pas été éclaboussée par le scandale du procès, elle aurait fait date dans l’histoire de la littérature. Les successeurs de Flaubert, ses admirateurs, pourrions-nous dire, l’ont imité sans peut-être l’égaler.
Les Goncourt peignent aussi la vie et accumulent les observations du monde. Leur documentation est prodigieuse et provoque le scandale. Un journal des Goncourt est encore à paraître, et même à notre époque, il peut susciter bien des réactions par les révélations qu’il contient sur les contemporains des deux frères. Leur style recherché, leurs mots expressifs pour traduire des sensations, montrent bien chez les Goncourt l’empreinte de Flaubert.
C’est avec Zola que l’art du réalisme poussé à l’extrême, puisqu’on le nommera même « naturalisme », atteindra son apogée.
L’Assommoir, Germinal, Thérèse Raquin, Les Rougon-Macquart, C’est la vie dans toute sa laideur. Zola, reprenant le goût du pessimisme et de la fatalité cher à Flaubert, nous montrera non pas une femme, mais des familles allant de déchéance en déchéance. Les vices, les crimes, toutes les horreurs, Zola les recherche comme à plaisir et se complet à les décrire dans un langage coloré mais brutal.
Son œuvre prenante n’aura peut-être pas la beauté de celle de Flaubert, Madame Bovary garde une certaine poésie que n’auront pas les héroïnes de Zola, marquées en naissant par le malheur.
Et que dire de Maupassant, le parent et le disciple de Flaubert ? Les romans marquent bien l’influence du Maître.
Le plus marquant, Une Vie, révèle encore une pauvre et douce femme : Jeanne, victime d’une fatalité inexorable. Maupassant rejoignant Zola, se complaira dans des descriptions de névrosés, II traduira non seulement la vie des autres, mais la sienne propre. Ce sont ses souffrances du terrible mal qui l’emportera qui marquent ses dernières œuvres.
L’œuvre de Flaubert a donc eu une importance considérable par sa valeur propre, en tant que roman de mœurs, par les débats qu’elle a suscités et par son influence sur les romanciers du 19e siècle.
Michel NOYON
Collège Moderne de Garçons, Rouen.
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III
Copie de Mlle Doris ISELT
Avant Gustave Flaubert, qui crée un genre réaliste nouveau avec le roman Madame Bovary, les écoles réalistes existaient déjà. Le peintre Courbet créa l’école réaliste dans la peinture. Il peint ce qu’il voit dans les lignes et dans les couleurs. Son Atelier, qui fait sursauter, est une allégorie réelle, où les personnages de la fiction sont mêlés aux personnages réels en un paradoxe visuel, comme le titre Allégorie réelle est un paradoxe verbal.
Sortie de Stendhal, Balzac et Musset, l’école réaliste a pour premiers auteurs Champfleury, Murger et Duranty, disciples du peintre Courbet, dont ils essaient de transformer les théories en les appliquant au roman. Leur réussite, cependant, est médiocre, quoique Murger fût lu. En effet, Murger, peintre de la Bohême imaginaire et inoffensive ; Champfleury, anodin et outrancier ; Henry Monnier, trivial, ne sont plus guère lus. C’est ici la première période de l’école réaliste. Elle n’a d’intérêt qu’au point de vue historique.
La deuxième période réaliste, avec Flaubert, au contraire, est féconde, car le réalisme n’est plus un but, mais un moyen d’expression et garde un attrait vivant. Le premier roman de cette deuxième période est Madame Bovary, qui fut publié en 1856. Son apparition est une grande date dans la littérature et exerce sur l’art contemporain une influence profonde et durable. On dit l’année de Madame Bovary, comme on dit l’année de La Préface de Cromwell pour marquer dans l’histoire du roman français une révolution ou le début d’une ère nouvelle. Avant Flaubert, aucun romancier, depuis de longues années, n’avait su imposer véritablement son œuvre à l’attention du public. Gustave Flaubert ne se demande pas si ses personnages sont moraux ou consolants, mais s’ils sont vrais. Disciple de son ami Théophile Gautier, dans l’art pour l’art, il proclame comme un dogme l’impassibilité de l’artiste, l’objectivisme absolu et aucun épanchement lyrique. Ses ennemis, ennemis de la nouveauté et défenseurs de la routine et de la morale bourgeoise, lui reprochent en particulier son idée triste de l’humanité et son nihilisme sarcastique.
Flaubert, après son œuvre de Madame Bovary, ne varie pas sa manière, quoique se perfectionnant. Il conserve les principes directeurs de son art, la discipline qu’il a choisie et la règle qu’il s’est donnée et dont l’obédience ne souffre nul adoucissement. Ses ouvrages contiennent en germe les principes qui seront la loi des romanciers venus après lui.
Personne ne doute de l’influence de Madame Bovary sur la littérature du 19e siècle et, seule, une étude approfondie peut déterminer l’étendue de cette influence et distinguer les hommes et les œuvres qui l’ont directement subie ou ceux et celles qui n’ont éprouvé que des conséquences indirectes. Cependant, c’est dans Madame Bovary qu’il faut chercher l’image du siècle, et le trait essentiel est le courant d’idées qui, en 1856-1857, pousse la littérature vers les réalistes.
Sainte-Beuve et Charles Baudelaire, critiques clairvoyants de l’époque, donnent bien 1856, date de la parution de Madame Bovary, comme une date mémorable. Les critiques qui leur succédèrent : Albert Thibaudet, Jean de la Varende, René Dumesnil, Édouard Maynial et les écrivains ou historiens qui ont étudié la vie et l’œuvre de Gustave Flaubert, comme Brunetière, Alfred Colling et Théodore de Banville, sont d’accord pour reconnaître la puissance de Flaubert et de son œuvre, son influence sur les littérateurs de son temps et sur ceux qui suivront. Flaubert exerça, en effet, une influence double, à la fois sur le fond et sur le style. La postérité littéraire, c’est créer un personnage vivant, c’est comme le dit Balzac : « Faire concurrence à l’état civil ». C’est à cette qualité que Madame Bovary doit ce qu’on pourrait appeler sa postérité littéraire, c’est-à-dire les œuvres qu’elle suscita, l’influence prolongée qu’elle exerça sur le roman et qui n’est pas terminée, car chaque génération, qu’elle les aime ou les déteste, est bien obligée de ne pas ignorer ces personnages toujours vivants et les théories esthétiques dont ils sont issus. Parmi les écrivains de l’école réaliste ayant subi l’influence de Gustave Flaubert, on peut citer : Jules et Edmond de Goncourt, avec La Fille Élisa et Sœur Philomène ; Eugène Fromentin, avec Dominique, et Alphonse Daudet. Mais le réalisme se prolonge au-delà de son propre cadre. Émile Zola, qui est un disciple des frères Goncourt, forme l’école naturaliste où brillent Guy de Maupassant, qui ne peut d’ailleurs se concevoir sans Flaubert, J.-K. Huysmans, Léon Hennique, Céard et Paul Alexis.
Paul Adam, hanté par Émile Zola, et Jules Renard par les Goncourt, forment le symbolisme.
L’influence de Flaubert fut si puissante et subsista si fortement à travers le temps et les âges, qu’un écrivain, plus tard, prit le lieu où a vécu et où est mort le maître, comme pseudonyme, et se fit appeler Francis de Croisset.
Doris ISELT
Classe de Première.
École de la Providence, Mesnil-Esnard.