Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 11 – Page 2
L’âme de Rouen dans Madame Bovary
Baudelaire, dans sa vision poétique, affirmait que l’âme assoupie du vin était toujours prête à se réveiller et à chanter au sortir des bouteilles. Beaucoup plus prosaïques, les Rouennais d’aujourd’hui s’interrogent et se demandent, si inconsciemment du reste, par amour profond pour elle, Flaubert n’a pas réussi à enfermer l’âme particulière de sa ville natale, dans cette autre Fleur du Mal que fut et que demeure pour beaucoup son roman Madame Bovary. Cette induction surprendra en particulier les « horsains », puisque le roman se déroule davantage en dehors que dans ses murs, mais toujours cependant, même à Tôtes et à Yonville, en fonction d’elle.
Aucun autre roman rouennais ne fait davantage corps avec la cité. Ni Abel Hermant, avec son Cavalier Miserey, trop oublié à notre gré, malgré sa vigoureuse étude sociale, ni la rouennaise Colette Yver, dans ses romans pour des jeunes filles, qui n’étaient pas encore parties à la conquête d’un certain sourire, ni André Maurois dans son vivant Cercle de famille, ni même le bohème Mac-Orlan, qui mieux que tout autre a su capter cette atmosphère spéciale et disparue des étroites rues à guinguettes, exhalant l’enjôlement nostalgique des accordéons, pour tous ces virils marins d’escale venus et sortis de tous les ports et de toutes les races, ni aucun de ceux qui prirent Rouen pour cadre d’un de leurs romans, ne sont parvenus à saisir et à exprimer, aussi bien que le fit Flaubert, le sentiment intime et presque indéfinissable de cette ville, qui sait à propos, par pudeur ou par orgueil, se dérober à la sagacité des curieux, à l’aide de son malicieux silence.
Nous savons qu’elle existe cette âme particulière rouennaise. Cet apparemment rien se révèle par un détail aux initiés, comme un subtil parfum de fleur aimée. Inaccessible à beaucoup, il résiste à tout, effleure les vivants, se transmet et survit aux générations, plane indifférent au-dessus des ruines sanglantes et enchaîne secrètement les Rouennais d’aujourd’hui, à ceux des tombeaux. Il existe un caractère, un esprit, des penchants purement rouennais, assez décriés de par le monde, qui s’atténuent et s’amenuisent à mesure que l’on s’éloigne davantage du centre de la ville, comme les lignes de force d’un champ magnétique. Ils sont disparus à Yvetot, à Dieppe, à Neufchâtel, à Gournay que le rayonnement rouennais n’atteint pas. Cette sorte d’âme collective, dont on a trop souri au XIXe siècle, par souci de centralisation uniforme, caractérise une région facilement limitable dans laquelle s’inscrit la zone géographique d’évolution de la seconde partie du roman, celle d’élection de Flaubert, et où son héroïne, qui n’est peut-être que son doublet féminin, trouva enfin son champ de défi, de bataille et de défaite, qui lui permit de donner toute sa mesure.
La région rouennaise est aussi inséparable qu’un fruit de son noyau ; c’est par lui qu’elle existe. Car, au risque de le répéter, quiconque n’a pas vécu à Rouen ou dans sa banlieue, ses années de jeunesse, ne sera jamais et quoiqu’il s’efforce, un véritable Rouennais, mais seulement un demi-Rouennais, et surtout pas un de ces Rouennais rouennais, — ce que fut Flaubert — comme on les désigne avec une pointe d’humour, tant le cru renforce encore le cépage. Certes, la ville généreuse adopte sincèrement ceux qui viennent s’y fixer, mais seulement ceux qui se sont éveillés à la vie familiale, puis à la vie sociale, aux carillons de ses dizaines de clochers, aux rumeurs de son port et de ses rues, aux sirènes de ses bateaux et de ses usines, à l’envoûtement de ses panoramas, sont seuls capables de déceler et d’interpréter les murmures, les chuchotements, les regards complices, les attitudes singulières, les éloquents silences et parfois cette certaine gouaillerie, sèche et froide, qui n’est pas sans rapport avec l’humour anglo-saxon, en un mot, tous les secrets subtils de cette ardente ville et son sel. Ceux-ci comprennent et agissent à la rouennaise, malgré les modifications des rues, des quartiers, les changements d’industrie ou de technique. Leurs réflexes et leurs travers doivent être dans le même sillage de celui que Flaubert, enfant ou jeune homme, suivit en son temps, parmi ses contemporains, tant, en littérature surtout, l’enfant demeure le véritable père du poète et de l’écrivain. On peut admettre aussi que lorsque des Rouennais acceptent de se pencher ou d’étudier un problème intime ou une énigme littéraire sur l’un des leurs, ils sont davantage au cœur de la question et que parmi les sybilles, ils sont les mieux armés pour y répondre, trouver et analyser les multiples considérants locaux qui ont pu contribuer à l’élaboration d’un roman, comme celui de Madame Bovary, encore sujet en Haute-Normandie, à des controverses périodiques, signe d’une vitalité maintenue.
C’est donc sous cet angle un peu particulier que je voudrais reprendre après d’autres compatriotes, l’ensemble du problème rouennais de Madame Bovary, sans aller cependant à l’étude des détails, qui dépasseraient de beaucoup trop la longueur convenable de cet article, mais à voir en gros plan : Rouen, par rapport à Tôtes et à Yonville, comme je me suis déjà efforcé de l’exprimer l’an dernier à Croisset, sous les tilleuls du célèbre gueuloir, pour le centenaire de ce roman par notre Société, sans être entravé un seul instant par une considération quelconque d’opportunité locale.
Ce roman a paru avec un sous-titre maintenant négligé : Mœurs de province. L’auteur, en quête d’un succès, s’adressait au public lettré de langue française ; le roman régionaliste n’était pas encore à la mode. Cet ami de la précision aurait pu, s’il l’avait voulu, le sous-intituler : Mœurs de la région rouennaise. Mais quel tollé supplémentaire aurait-il soulevé ? Dans l’étude de ses sources, il ne faut jamais oublier qu’il fut sa première œuvre imprimée, qu’il était à la recherche de son talent dont il pouvait douter, de sa maîtrise et de sa réussite ; comme tous les débutants, il était davantage dans l’obligation de se servir ou de copier sur un modèle. Le choix de Rouen comme scène en est une des preuves.
Madame Bovary fut une œuvre longuement réfléchie, savamment dosée et agencée, amoureusement distillée : un élixir, en quelque sorte, tiré d’une région, d’un milieu, d’une époque ; un essai douloureux, livré à la chance et qui fut accepté d’emblée comme, un chef-d’œuvre. Il sembla attendu et parut un plaidoyer contre la pruderie hypocrite dont s’était entouré la première moitié du siècle (1). Flaubert dont les maîtres de jeunesse avaient été Chateaubriand et surtout Goethe, aurait voulu être poète, plus lyrique que tragique. Maxime du Camp et Bouilhet l’obligèrent à tordre le cou à l’éloquence. Visiblement il a souffert et peiné comme un damné pour atteindre le paradis des lettres, et davantage, pour la composition de Madame Bovary que pour ses autres romans. Elle fut sa chrysalide, où il s’enferma, et de poète souhaité, il en sortit prosateur éblouissant.
Du milieu chirurgical de son enfance, il tenait sans doute la précision méticuleuse. Le vraisemblable romanesque devait lui paraître vrai pour être cru et apparaître un roman vécu.
La Bovary de Flaubert n’a réellement vécu que dans son imagination. Il ne nous a point menti lorsqu’il a dit que sa Bovary : c’était lui. Il l’avait refaite à sa mesure, c’était une transfiguration. Elle nous paraît si vraie que les chercheurs sont finalement partis à la découverte du modèle qui lui servit d’étincelle et qui l’avait influencé et dirigé. L’époque naturaliste nous y a habitués et nous voulons produire, comme pièces annexes, la généalogie des personnages ou le plan des lieux. Madame Bovary résiste assez bien à cette sollicitation. Les contemporains de Flaubert n’y songeaient guère et leur négligence nous irrite. Nous sommes, comme les naturalistes, à la poursuite de l’échantillon rare ou unique et nous voudrions mieux lire l’envers des apparences, comme sur celui d’une écorce nouvellement détachée de son tronc, encore molle et vibrante de sève et de vitalité, et sur lequel nous pourrions calquer les modèles humains et les bourgs dont il a pu se servir et qui lui revenaient en pensée, afin de pouvoir détacher la base réelle du roman de la fiction.
Madame Bovary fut le seul de ses romans où Rouen entra effectivement en jeu ; l’Éducation sentimentale aurait pu en être un autre. Il choisit encore une ville sur la Seine, mais cette fois, prudemment en amont au lieu d’en aval. Il agit ainsi, sans doute, pour atténuer le caractère autobiographique qu’on lui reconnaît et ne point offenser des êtres chers à son cœur et encore vivants, ou bien a-t-il jugé prudent, au souvenir irritant du procès de Madame Bovary, d’échanger les lieux.
Nous n’avons donc, et nous pouvons le regretter, qu’une seule œuvre rouennaise de Flaubert, Comme elle est sa première, nous sommes enclins à croire qu’elle est davantage l’expression de sa jeunesse et du sens désiré de sa vie. Zola, qui a dû s’en entretenir longuement avec lui, n’a-t-il pas écrit « que Madame Bovary était l’observation de ses trente premières années ».
Le fait central et sur lequel on n’a pas suffisamment insisté, est que Flaubert aimait Rouen et sans doute passionnément, malgré qu’il ait vitupéré ses habitants, ce qui peut apparaître comme une preuve supplémentaire de son affection. Il y est né et mort, et cas fort rare pour les littérateurs rouennais, il y a vécu. Corneille, Fontenelle, Armand Carrel furent attirés et retenus par Paris. Il était riche, rappelons que son voyage d’Orient, qui ne le ruina pas, représente quatre millions de francs actuels. Sauf ce cas, il est impossible, à moins de se confiner dans le journalisme, d’y tenter et d’y réussir une carrière littéraire importante. Barbey d’Aurevilly, l’exilé aigri de Saint-Sauveur-le-Vicomte, ne s’y est pas trompé lorsqu’il écrivit aussitôt la mort de son adversaire admiré : « Dieu, auquel par parenthèse, Flaubert ne croyait pas, lui avait donné tout ce qu’il fallait pour réussir. Il était né riche. Il avait la fortune qui le dispensa de la terrible lutte pour la vie et qu’il remplaça notablement par la lutte pour l’esprit, qui n’est pas toujours plus heureuse… ». Après la mort de sa mère, il aurait pu s’établir définitivement à Paris et conserver Croisset seulement pour les vacances. Il se maintint à Rouen, loin du bouillonnement littéraire parisien. Des séjours prolongés dans la capitale lui suffisaient. Mais Croisset, la Seine vivante à sa fenêtre, Rouen émergeant du brouillard à l’horizon, étaient nécessaires à l’accomplissement de son œuvre. Sa muse capricieuse n’était que rouennaise.
Malgré l’attitude bourrue, et détachée qu’il se donnait, « le garçon » était un tendre, à la larme secrète facile, un romantique attardé qui ne voulait plus le laisser paraître et qui ne pouvait pas se détacher et oublier son passé. Flaubert est l’homme des souvenirs. Il avait besoin de retrouver ses morts et de vivre sur leurs pas. Avec eux, il retrouvait sa propre jeunesse dans le cadre où il les avait vus agir et s’émouvoir. Les géants sont souvent de petits enfants qui ne peuvent se séparer de leur mère, et pour lui, celle de l’espace fut Rouen. Il l’a aimée avec tendresse, elle l’a ému. Il en fut toujours profondément impressionné. On peut écrire avec certitude : le rouennais Flaubert.
Il a eu, certes, une plume acerbe et même vengeresse pour la majorité de ses compatriotes, à qui il leur reprochait d’être rebelles aux problèmes des lettres et des arts. Aimer Rouen et ne pas aimer les Rouennais, voilà un curieux paradoxe littéraire ! Sommes-nous, sur ce point, si différents de lui ? Ne présentons-nous pas un curieux parallélisme, une fidèle constance, puisque nous regrettons souvent les lenteurs, les indifférences, les incompréhensions de la plupart de nos concitoyens ? Rouen, gâté par la nature, n’a jamais su tirer complètement parti de ses dons et de ses possibilités. L’amertume virulente qu’il manifesta à l’égard des municipalités demeure parfois la nôtre. Flaubert a été un Rouennais différent du plus grand nombre, mais non de tous. À Croisset, on le surnommait le « maquard » comme vivant des rentes de ses parents, à Rouen, la seule lettre particulière où il est question de lui le considère comme « une tête brûlée », au moment de son procès. Il n’apparut pas prophète en son pays. Mais comme les anciens Vikings, dont par le visage et la stature il semble une belle réapparition, il était facilement disposé à reprendre la hache d’abordage, non plus pour la conquête des butins, mais pour celle moins sanglante de l’art et de l’esprit. Ainsi ses diatribes contre les municipalités rouennaises ne nous apparaissent plus que comme des scènes de dépit amoureux et, par ce côté de lutteur, rare, il faut le reconnaître chez nos compatriotes, mais estimé cependant, il nous émeut et nous honore (2).
Flaubert, grand lecteur, savait ce qu’on avait pensé ou ce qu’on pensait de ses compatriotes. Il dut connaître et apprécier à sa valeur un ouvrage médical paru peu avant la Révolution et dont le premier tome, ignoré de beaucoup, est en grande partie consacre aux mœurs et aux caractères des peuples de l’ancienne Normandie. À cause de son titre, il est peu connu et je soupçonne, comme on va pouvoir s’en rendre compte, qu’il n’a peut-être pas formé son opinion, mais qu’il l’a justifiée. Le Pecq de la Clôture, Caennais d’origine, médecin des hospices de Rouen, chargé du contrôle des épidémies, a été un précurseur de la psychologie des peuples. Il observa et nota : « Le négociant rouennais est occupé pendant les trois quarts de l’année, à son comptoir, à ses écritures, à ses calculs, à ses spéculations. Son travail du matin est pénible, sédentaire et renfermé comme l’homme de cabinet, vous le voyez opiniâtrement appliqué aux différentes opérations de son commerce… Le Rouennais est généralement moins vif, moins pénétrant que les naturels des quelques autres contrées de la Normandie. Mais il paraît sérieux, réfléchi et prudent, assez juste ordinairement dans ses spéculations auxquels il sait imposer des bornes. Avouons cependant que l’esprit du commerce est le prédominant et qu’il influe beaucoup sur les caractères et les mœurs de tous les citoyens. On y trouve de la politesse et de l’urbanité, moins de prévenances peut-être que dans la capitale du Royaume, parce que le défaut général ou la prudence ordinaire du Normand est de paraître méfiant et de ne point se livrer aux apparences. Cependant, le rouennais est bon, obligeant, peu enclin à la vengeance, à la trahison, un peu crédule, souvent enthousiaste. Mais on voit régner à Rouen un certain esprit de société, plus étendu, plus facile que dans tout autre endroit de la Province. L’étranger y est constamment bien accueilli… Mais n’oublions pas qu’on veut briller dans cette ville par le luxe de la table, des ameublements, de la parure, qu’on aspire généralement à l’opulence et qu’on veut avoir au moins la réputation ou l’air d’être riche » (3). Ne retrouve-t-on pas là un peu des espérances de Madame Bovary ? Milran (4) en 1823, Fléchât (5) en 1834 écriront des observations analogues, ce dernier donnant le parallèle entre deux visites 1824 et 1832, marque les modifications internes qu’il a observées, et d’une ville stagnante et endormie, il retrouva, huit ans plus tard, une ville active et fiévreuse, taillant de larges rues dans ses vieux quartiers. Cette période correspond à la jeunesse de Flaubert et à ses débuts au Collège Royal. Tous ces détails marquent le climat rouennais qui l’influença. C’est surtout par Eustache de la Quérière, archéologue et Rouennais-rouennais, que nous avons un tableau saisissant en raccourci de la ville et d’autant plus intéressant qu’il le publia, tandis que Flaubert composait Madame Bovary. Rouennais d’avant la Révolution, il y avait toujours vécu. La suppression du Parlement de Normandie avait amené la retraite des nobles dans leurs terres ou à Paris. Leurs hôtels devinrent des pensionnats ou des maisons de commerce. Le grand négoce affaibli par des pertes considérables subies durant la Révolution et l’Empire, et depuis par la concurrence de la place du Havre, ne put se relever de ces échecs. L’envasement de la Seine, l’augmentation du tonnage des navires amenèrent la chute de nombreuses maisons de commerce, dont quelques unes émigrèrent au Havre. Cette chute de l’activité portuaire rouennaise fut compensée par un autre fait qui marque l’essor et la reprise de la ville : l’apparition, en 1817, de la machine à vapeur dans les manufactures à force hydraulique, qui entraîna la chute du travail du coton à domicile dans les campagnes. Cette fabrique de Rouen se rétrécit comme une peau de chagrin, détermina l’exode de populations rurales vers la ville et notamment de cette invasion cauchoise dont nous aurons l’occasion de reparler, et qui peut, par certains points, donner une explication à quelques chapitres de Madame Bovary. Tandis qu’il la composait, de la Quérière écrivait : « Dans une ville aussi essentiellement, aussi exclusivement livrée au commerce que Rouen, les beaux arts et la littérature doivent avoir et ont eu, en effet peu d’adeptes. Le temps manque à ceux qui auraient envie de se livrer à leur culture. La concurrence, une concurrence effrénée, agit sur l’activité des commerçants au-delà de toute mesure. Les gains étant proportionnellement très faibles, il faut faire des masses d’affaires pour trouver en retour de ses longs et incessants labeurs, un bénéfice raisonnable. Alors, on travaille sans relâche le jour et la nuit, même les jours fériés, au risque d’altérer sa santé et d’abréger son existence » (6). De la Querière est plus indulgent que Flaubert pour ses concitoyens, mais ses remarques sont toujours valables. Rouen est une ville où l’élite industrielle voudrait sans doute s’adonner aux joies de l’art et de la littérature, mais elle est contrainte de vivre sur un rythme encore plus vif que celui de Paris. Les Rouennais ne sont pas hostiles aux arts et aux lettres, le temps leur manque. Rouen est comme Londres, un port enfoncé de trente lieues dans les terres, avec trois grandes boucles sinueuses pour l’atteindre. Si la Seine avait eu le cours rectiligne de la Tamise, quel eût été son destin ! Établir, maintenir, recréer sa fortune, âpre question pour les Rouennais de tous les temps. Flaubert vivait en marge de ces problèmes vitaux. Il ne pouvait comprendre ses concitoyens, mais ceux-ci n’ont pas eu le souci que les villes bourdonnantes ont toujours besoin de chantres pour les glorifier. L’isolement de Flaubert, le désintéressement des Rouennais à son égard, plus valable hier qu’aujourd’hui, car il doit maintenant avoir devancé Corneille dans leur considération, ne sont que des cas d’espèce. Il demeure un Rouennais hors-série. Aimer Rouen sans estimer les Rouennais est une antinomie embarrassante lorsqu’on veut prouver que Flaubert admirait sa ville natale ! Novice dans les lettres, il commença par écrire un roman, où Rouen, fut toujours, présent ou absent, au cœur de l’action : étrange pouvoir, curieux symbole.
Madame Bovary a entrevu Rouen à travers les barreaux d’une pension. Elle l’a espéré, mais n’a jamais pu s’y établir librement et complètement. Le mirage rouennais a constamment joué. Flaubert lui-même a-t-il atteint le cœur de la cité ? Il est né, au-delà des boulevards, au bout de cette avenue qui porte maintenant son nom, mais qui s’appelait alors, rue de Crosne-hors-ville, appellation déjà symbolique, puis dans la banlieue ouest à Déville, à Croisset, et seulement quelques semaines, sur les quais, pendant l’occupation de 1870. Il a toujours vécu hors de la ville active, bruyante et fiévreuse : un certain parallèle avec sa Bovary !
Le thème de son roman est connu : les méfaits de l’adultère. Flaubert, disciple de Goethe et de Chateaubriand, est un romantique attardé : « Pour beaucoup, le romantisme est une évasion de la servitude politique dans laquelle on tenait la jeunesse, de l’inaction à laquelle on la condamnait. La guerre avait été une diversion dans une longue période de paix, il fallait un succédané. Dans la mesure où l’érotisme le fournit, il adopta le mimétisme de la souffrance. L’amour est la plus belle chose du monde, mais le plus souvent il renferme avec lui le malheur… Même l’amour comblé rend malheureux, plus malheureux que l’amour inexaucé. …La souffrance est alors une vocation et un plaisir. Un poète doit souffrir dans le fond de son cœur, sinon il ne serait pas un vrai poète. Ce trait masochiste s’attache à toute la génération née au tournant du siècle et donne le ton autour de 1830. Seuls, leurs aînés y voient une perversité » (7). Le fondateur de cette poésie de la douleur, de la souffrance, de la torture de l’amour est Lord Byron, que Flaubert relisait avec Shakespeare, dans le texte lorsqu’il composait Madame Bovary. Il s’astreignait alors, chaque jour, à une heure de grec et d’anglais : la métrique et le sentiment. En frontispice de Madame Bovary, n’aurait-il pas pu mettre les vers de la « Nuit de Mai » ?
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-là s’élargir cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t’ont faite au fond du cœur ;
Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
ou ce vers unique de Vigny :
J’aime la majesté des souffrances humaines.
Flaubert n’échappe ni à son siècle, ni à sa génération. Il est le poète sans ailes et il leur répond en prose. Madame Bovary est le cri de son cœur. Le succès fulgurant de son roman, malgré l’apport publicitaire du procès qui, entre autre, n’a pas servi Baudelaire, tient à autre chose : Il a été sur le plan universel, une réponse attendue aux désirs diffus du siècle.
Mais il l’a pétrie et fait sortir de sa terre natale. C’est un côté négligé de cette question. Quoi qu’on puisse en penser, on s’est appesanti sur maints détails, mais on n’a pas suffisamment étudié les conditions harmoniques de cet ensemble et Madame Bovary mérite une étude géographique beaucoup plus poussée.
Le roman se déroule dans trois centres : Rouen, Tôtes et Yonville. Tôtes est dans le Pays de Caux. Yonville ni Cauchois, ni Brayon, malgré la thèse reprise récemment, mais dans une région indéfinissable qui se rattache à chacun d’eux et vaguement au Vexin, empruntant à l’un ou à l’autre des caractères particuliers : un point de conjonction plutôt que de rupture, où viennent mourir des types agraires et dont Buchy, sur la crête de la ligne des eaux, me paraît être le centre. Cette ville de Rouen et ces deux bourgs, dans le sens de villages-marchés, qui tiennent de la campagne pour le fonds et de la petite ville par la forme, ne sont pas le fait du hasard. Flaubert ne les a pas adoptés à la légère et pour leur phonétique. Tôtes existe. Yonville n’existe pas. Ils ont répondu chez Flaubert à un besoin, à une nécessité, à un souci d’équilibre. La première partie, après le départ de Rouen, se déroule à Tôtes ; c’est la période calme de Madame Bovary, avant la révélation de la Vaubyessard. Tôtes est éloigné de Rouen et hors de son emprise directe. Au contraire, la seconde partie, celle d’Yonville, où Emma se trouve affranchie du milieu natal, où elle paraît une demi-étrangère, surveillée mais admirée, dont on ne sait rien ou si peu de son passé cauchois, est la partie tumultueuse et finalement tragique du roman. Tôtes et Yonville sont à peu près à la même distance de Rouen, mais on a l’impression que Yonville est à mi-chemin. Elle s’est rapprochée de Rouen, sans encore l’atteindre, non pas dans sa proche banlieue, mais à la limite de son rayonnement, transition atténuée avec Tôtes et permettant des développements plus lents. Le drame dans le temps se place dans l’évolution des faits, mais dans l’espace, il apparaît dans trois décors : Rouen, Tôtes et Yonville.
Charles et Emma ont été élevés à la campagne, l’un et l’autre sont venus à Rouen pour y faire leurs études ou leur éducation. Il a connu la liberté de la vie dans les rues. Elle, la contrainte silencieuse dans un pensionnat, mais au-delà des murs, elle a entendu les rumeurs de la ville, faisant rêver. Charles, satisfait, s’en échappe, heureux de retrouver la campagne et son silence. Emma, insatisfaite, retrouve sa ferme cauchoise et songe aux plaisirs secrets de cette ville entrevue. Elle espère que le mariage lui permettra de fuir la campagne. Tôtes est un petit bourg, mais petite ville dans sa pensée et mieux pour elle que les Berteaux. Et après Tôtes, pourquoi pas Rouen ? Mais elle n’ira qu’à Yonville, un bourg comme Tôtes, apparemment plus près de Rouen : le mirage de l’oasis réaperçu. À Tôtes, malgré le passage de la diligence, on ne songeait pas à se rendre à Rouen, tandis qu’à Yonville, l’Hirondelle partait le matin et revenait le soir. Ces deux êtres, l’un heureux, l’autre malheureux de vivre à la campagne, ont uni leurs destinées. Que pouvait-il en advenir ?
À Tôtes, au Pays de Caux, elle serait demeurée malheureuse mais vertueuse ; à Yonville, elle échappait à la pression de son milieu natal et l’appel d’une ville plus proche s’est fait sentir. Flaubert apparaît impassible à l’égard de Madame Bovary, mais l’est-il vraiment ? S’il avait été femme et placé dans les mêmes conditions, il aurait joué son rôle. Sa Bovary témoigne d’une philosophie de la grandeur de la souffrance et de sa joie, peu éloignée de celle que Daudet attribuera, un peu plus tard et avec un sourire narquois, à la petite chèvre de M. Seguin, pour qui l’amour héréditaire de la montagne ou de sa folle vie supposée se montre le plus fort et le plus irrésistible. Elle aussi préfère une vie exaltée et une mort prochaine que de retrouver l’herbe fade du clos, le chemin du repentir et des mortifications. Transposons vie dans la montagne par vie dans la ville et nous aurons peut-être l’idée directrice et secrète de ce roman.
Depuis soixante-dix ans, le problème des sources intrigue des chercheurs. Les uns et les autres sont moins partis à la recherche des modèles humains qu’à celui des localités. Si Madame Bovary est une pure œuvre imaginative, nous commettons une erreur en avançant un nom de personne ou de lieu et toute ressemblance avec le roman est seulement une coïncidence fortuite. Mais tout artiste, même celui qui paraît le plus dégagé des contingences humaines, prend un rien, peut-être, à la réalité ou à son souvenir, mais ce rien, si faible soit-il, est aussi nécessaire que le germe à une graine : c’est par là qu’il prend son développement. Flaubert, plus que d’autres, a eu besoin d’exemples. Il appartient à une race moins imaginative que d’autres et qui a besoin de s’appuyer sur des bases solides.
Dans notre dialecte imagé, nous allons jusqu’à dire que pour les Normands les nuages sont toujours un plafond et jamais un plancher. Nous avons toujours besoin qu’une terre boueuse colle à nos souliers, ainsi nous nous sentons forts et heureux. Nous appuyer sur le concret, nos philosophes Fontenelle et Alain le prouvent, et Flaubert n’a pas dérogé à notre destin. Charles et Emma correspondent à des êtres humains dont il a entendu parler et qu’il n’a sans doute jamais rencontrés, ce qui vaut mieux d’ailleurs pour la liberté créatrice de l’écrivain. Il les a recomposés, complétés à sa manière, comme le font un peintre et un sculpteur, même quand il s’agit d’un portrait. Charles ou Emma, sortis de la plume de Flaubert, n’ont peut-être pas davantage de ressemblance avec leurs modèles d’origine qu’une rose avec une églantine.
Maxime du Camp, l’ami des voyages de Bretagne et d’Orient, a écrit le premier, après la mort de Flaubert, que Louis Bouilhet lui avait suggéré l’exemple des époux Delamare, dont le mari venait de mourir, pour thème de son premier roman. On lui tient rigueur d’avoir écrit, quarante ans après l’événement, Delaunay pour Delamare et d’avoir donné une localité du plateau au lieu de Ry. Il y a là un sérieux indice qu’il ne faut pas rejeter. Bouilhet est mort prématurément sans avoir donné la clé qu’il connaissait aussi bien que Du Camp. Une lettre de Flaubert à celui-ci, laissant entendre que la fin de sa Bovary sera plus tragique que dans la réalité, laisse supposer une interprétation libre d’un exemple humain. Le Docteur Brunon rapporte que vers 1870 son ami Dumort rapportait à l’internat de l’Hôtel-Dieu des poires cueillies dans le jardin de Madame Bovary. Une tradition orale a donc précédé une tradition écrite. Georges Dubosc l’a reprise après Du Camp, comme Georgette Leblanc et Gossez. Avec Rocher et Clérembray, il y a eu une tradition brayonne, d’abord à Neufchatel, mais ses habitants, peu soucieux de gloire littéraire, ont été les premiers à en sourire et à en rejeter l’hypothèse. Maintenant, Forges est sérieusement mis en avant et Ry regimbe devant l’outrage. Devant tant d’insistance, Flaubert lui-même n’hésiterait-il pas ? Comme dans la fable des Plaideurs, j’ai suggéré une autre hypothèse. Yonville ne serait-il pas un satellite artificiel, une pure création flaubertienne, pour donner une assise supplémentaire à son roman ? De même, que Madame Bovary n’est pas la vie romancée de Madame Delamare, pourquoi Yonville-l’Abbaye serait exactement Ry ?
Flaubert et ses proches, comme Maxime du Camp et Bouilhet, en savaient plus que nous et il faut considérer comme un témoignage important la lettre que sa nièce, Mme Franklin-Grout, adressa, en 1930, à l’auteur du reportage paru dans l’Illustration : « La conception du roman de Madame Bovary est basée sur un fait vrai, celui du ménage d’un nommé Delamare, officier de santé, élève de mon grand-père. Le reste est dû à l’observation, à ses développements, au milieu ambiant, en un mot au génie de mon oncle ; en vouloir préciser tous les points, en étiqueter tous les endroits, sort de la vérité ». Ce texte est clair et précis. Il nous apparaît sage d’en accepter l’esprit. Ne faisons pas davantage d’herméneutique que les commentateurs favorables ou défavorables des livres saints et bornons-nous, comme Newton, à constater le fait de la pomme qui tombe sans vouloir en connaître la variété.
Très sincèrement, je crois que la vie épisodique des époux Delamare a servi d’étincelle au roman de Madame Bovary. À un an près, Adelphine Couturier était du même âge que Flaubert. Fille de sa génération, elle pouvait être plus facilement son truchement. Flaubert n’a pas dû la connaître, ce qui lui a permis de créer une Emma plus palpitante et plus intelligente qu’Adelphine. Elle est un composé de diverses femmes, de Ludovica en particulier, dont les mémoires trouvées par Mlle Leleu dans les papiers du romancier, lui a apporté un côté charnel plus descriptif et varié. D’autres femmes, connues plus intimement, ont pu contribuer à la création de Madame Bovary. Depuis que les membres de notre Société ont pu voir le tableau peint de Mme de Grigneuseville, nous pouvons nous demander si cette riche cavalière n’est pas entrée dans la composition de la silhouette de Madame Bovary, surtout que sa correspondance inédite avec elle, remonte à 1849.
Il serait aussi surprenant que Flaubert, paraphrasant la vie des Delamare, n’ait point du tout songé à Ry, aussi nécessaire pour son utilité qu’une balle à une raquette. Il n’a peut-être pas songé au Ry de 1840 à 1850, où lui-même ne s’est peut-être jamais rendu, mais à un Ry de son imagination, modifié, transformé, ou des remarques prises ailleurs ont pu être introduites qui peuvent être de Forges, de Cailly, de Buchy, de Monville ou d’autres bourgs, et ainsi on arrive mieux à cette conception du satellite artificiel dont Ry a peut-être donné davantage que l’ossature, mais nécessairement placé dans un arc de cercle qui, pour maintes raisons géographiques et pratiques, ne peut dépasser et est compris entre Lyons-la-Forêt et Cailly.
Tôtes et Yonville étaient nécessaires au roman. Si l’aventure des époux Delamare a servi de modèle, on sait cependant qu’ils n’ont jamais demeuré à Tôtes, mais à Catenay, à une lieue de Ry. Alors l’éloignement de Tôtes peut surprendre. Sur la carte, il est le lieu géométrique de ce département en éventail, carrefour stratégique de Rouen à Dieppe et du Havre à Amiens et il a toujours été un relais de chevaux. Maupassant, plus tard, y placera la scène capitale de Boule de Suif, ce qui n’est pas un simple hasard. Après Tôtes, on songe à Dieppe, dans l’autre sens à Rouen. C’est un bourg cauchois, s’étalant le long de la grande route. Emma est aussi une cauchoise et son père a des réflexes qui ne seraient pas encore inactuels.
Le Pays de Caux était un pays fermé, si fermé que les palmarès des collèges et des institutions portaient après le nom de ses lauréats : du Pays de Caux, tandis que pour les autres leur ville ou leur bourg d’origine étaient donnés. Petit détail qui oblige à la réflexion. Sur deux vieilles tombes dans la région parisienne, ne remontant cependant pas au-delà de 1850, j’ai été surpris de trouver encore cette formule : originaire du Pays de Caux. Vraiment troublant ce Pays de Caux, formant bloc, paraissant fermé et replié et dont est issu Emma. Ce Pays de Caux sillonné de trains et d’autocars n’existe plus, et pourtant, quand nous employons le mot de Cauchois, il y a dans notre pensée quelque chose de réservé, qui, même en dehors du patois fait qu’il paraît différent, qu’il ne peut ou nous ressembler ou nous comprendre complètement et difficilement assimilable à notre manière de vivre ou de penser.
Le Pays de Caux est en simplifié ce qui est à l’Ouest de la route de Rouen à Dieppe. Tôtes semble une marche en avant du pays qu’il défend. Maupassant a caricaturé le paysan cauchois, Flaubert n’a pas eu cette intention. Il s’en est peut-être tenu aux observations de Lepecq de la Clôture : « En général, les Cauchois sont robustes, bien constitués, d’une taille au-dessus de la médiocre et mêmes grands, communément bien de figure. Ils sont courageux et fiers de leur aisance, de leur opulence, qu’ils ont eu grand soin de ne pas cacher, voulant jouir à découvert de leurs prospérités ; ils aspirent après la richesse, ce qui les rend intéressés, fins et au moins adroits sur tout ce qui conduit à leur bien-être et à leur fortune » (8). Les traits physiques et moraux du fermier des Berteaux ne sont-ils pas dans cette observation du 18e siècle ?
À la même époque, à cause de l’opulence des poitrines des Cauchoises, de leurs tailles, de leurs hautes coiffes, de la coquetterie affectée dans leurs vêtements, le Pays de Caux avait la réputation d’être la Géorgie de la France. On comprendra le choix par Flaubert d’une Cauchoise pour son prototype de Madame Bovary, par ces observations du même auteur : « La nature fit naître les Cauchoises avec le goût de la vanité et le penchant à l’amour, double attrait pour le vice qui ne cherche que l’occasion d’altérer l’intégrité des mœurs ». À Tôtes, Emma était encore prisonnière de son milieu. Il fallait après le bal de la Vaubyessard qu’elle en parte, d’où la nécessité de Yonville, plus rapproché de Rouen et où il était possible d’aller et de revenir dans la même journée, ce qui était capital. Yonville bourg inconnu sur les cartes géographiques ? Est-ce Ry déformé ou Forges déplacé ? Yonville est devenu une sorte d’Atlantide pour quelques chercheurs, et n’assistons-nous pas sur le plan littéraire à une autre querelle digne des deux Alésias ? M. Gaston Bosquet a répondu finement dans notre dernier bulletin à cette brûlante question d’actualité. Si Yonville-l’Abbaye n’est pas Ry, il est encore moins Forges, car l’important n’est pas de l’identifier, mais de le placer.
Ayant vécu mes années de jeunesse auprès de Buchy, qui n’est ni Cauchois ni Brayon et même pas du Vexin, mais d’où l’on aperçoit la Forêt de Lyons, comme dans Madame Bovary, je me permets de donner mes impressions de jeunesse pour expliquer certains phénomènes qui échappent aux développements cartésiens de la géographie humaine. Buchy, sur un plateau culminant de la Seine-Maritime et sans rivière, n’est certainement pas Yonville, car Flaubert avait besoin de l’eau qui coule pour donner de la vitalité à son bourg ; Cailly serait un concurrent plus sérieux pour Ry ? Buchy est à huit lieues de Rouen et à trois de Forges. Enfants, nous nous sentions par le marché, par le messager deux fois par semaine, de la lointaine région rouennaise, auxquels s’ajoutait, par les soirs légèrement nuageux, la réverbération de la ville. Forges ne nous intéressait nullement, elle était derrière et non devant nous et d’une autre région où l’on n’allait jamais. La limite d’attraction rouennaise est le contrefort géologique précurseur du Pays de Bray et Yonville est en-deçà. La région rouennaise n’est pas extensible à volonté. Elle s’explique par ses marchés-limites d’approvisionnement qui furent, et jusqu’en 1914, Lyons, Ry, Buchy, Cailly, Bosc-le-Hard, Pavilly, Duclair, sur la rive droite. L’automobile a brisé ce cadre millénaire. Les marchands rouennais partaient tôt et rentraient à Rouen à la tombée de la nuit, pour leur sécurité. Ry en premier, Cailly en second, ont dû troubler l’esprit de Flaubert et c’est pour cela que je reviens à cette idée de satellite artificiel dépersonnifiant Ry, comme il a dû le faire d’Adelphine pour donner Emma. Flaubert la déplace de Tôtes pour la détacher du bloc cauchois, bien que Tôtes soit sur une limite marginale, pour la mettre dans une autre région encore marginale mais différente d’esprit.
Alors que les Cauchois sont plutôt de fidèles pratiquants, même obsédés par les traditions, cette région rouennaise est sans doute aussi croyante mais à peine religieuse et par déduction, plus ouverte et plus souple. L’esprit libéral de Flaubert et de sa famille est assez connu. La région d’Yonville, à l’est de Rouen, est davantage à son image que la région ouest où il habita. Entre 1830 et 1848, Flaubert a pu se rendre compte que le caractère libéral de la ville s’atténuait. L’invasion cauchoise a modifié sensiblement le caractère rouennais, celui qui faisait du Rouen libéral de 1830 l’égal de celui de Paris. Pour cette raison qui a peiné Flaubert, il me semble que Yonville est à l’Est de Rouen, dans le contrefort fidèle de l’esprit de l’ancienne ville, de celle de sa jeunesse, qu’en aucun cas il n’aurait pu le placer à l’Ouest de l’axe de Rouen-Dieppe où les indices cauchois sont déjà, marquants et à une distance telle qu’il était possible à Emma de le laisser le matin et d’y revenir décemment le soir (9) : six à sept lieues au maximum et certainement pas davantage.
Ry ou Cailly, un peu cauchois cependant, pourraient géographiquement prétendre être le bourg d’Emma. Pour ces diverses raisons, il me semble que Yonville est un satellite artificiel qui aurait sa place entre Ry et Cailly, mais pas au-delà et en esprit, plus près de Ry que de Cailly.
Toutes ces suppositions paraissent nous avoir écartés sensiblement du titre de cet article. La ligne droite n’est pas la meilleure pour la recherche et il est parfois nécessaire de louvoyer. Pour avoir lu et relu ce roman et même l’avoir passablement médité dans les lenteurs d’une captivité, il m’a semblé qu’il était l’acte d’amour secret de son auteur en faveur de sa ville natale. Si, pour les croyants, l’acte d’offrande et d’espérance est au moment où le prêtre élève l’hostie au-dessus de lui tandis que la sonnerie tinte désespérément et que les têtes se courbent amoureusement, pour les Rouennais que nous sommes, nous savons que la description de la ville, aperçue par Emma des hauteurs de Boisguillaume, est un acte d’espérance pour Madame Bovary, mais d’offrande amoureuse pour Flaubert.
Rouen offre sept panoramas qui donnent chacun une impression différente. Les routes de Paris, du Havre et du Nord livrent ceux de Bonsecours, de Canteleu et de Boisguillaume, qui sont les plus importants. Le parisien Abel Hermant a choisi celui de Bonsecours pour son Cavalier Miserey ; le cauchois Maupassant celui de Canteleu pour ses nouvelles, et Flaubert a pris celui de Boisguillaume pour Madame Bovary. Par sa sœur, dans une lettre qu’elle lui écrivait, nous savons qu’avec celui de Déville, vu de leur maison, ils étaient les deux dont ils éprouvaient la plus grande joie. Ceux de Bonsecours et de Canteleu, dominant la ville ou le port, nous saisissent davantage et nous donnent une impression plus poignante, tandis que celui de Boisguillaume, depuis un siècle, a perdu de sa valeur par les constructions de plus en plus nombreuses qui l’encombrent. Il devait être d’ailleurs le plus atténué, mais il répondait mieux, par sa présentation, à l’esprit de Flaubert, qui n’est pas celui des saisissants contrastes mais celui des demi-teintes lentement graduées.
Aujourd’hui, c’est seulement de la terrasse du château du Mont-Fortin, dans l’axe de la rue Jeanne-d’Arc, qu’on peut avoir une vision voisine de celle évoquée si délicatement par Flaubert. Cette description, par sa netteté, sa précision et sa forme, atteint les plus belles de la littérature grecque, pour son sublime. Si la ville devait disparaître par un cataclysme, il resterait cette évocation magistrale d’un écrivain à sa ville natale. Il a préféré ce panorama aux deux autres. Pour une ville « descendant en amphithéâtre » (10) et que Flaubert voulait glorifier, on ne conçoit pas qu’un admirateur puisse l’aborder par les côtés, mais majestueusement au milieu pour descendre souverainement et progressivement dans l’arène, avec volupté, triomphe et délice.
Il faudrait reprendre par le détail, tout ce qui a trait directement à la ville de Rouen, dans Madame Bovary.
Le but de cet article, déjà fort long, était autre. Il m’a semblé que les positions géographiques et les considérations ethnologiques de Tôtes et de Yonville n’avaient pas encore été suffisamment évoquées, qu’elles avaient répondu dans l’esprit du romancier à un équilibre harmonique, que l’identification certaine des personnages et des lieux me paraissait moins importante pour l’action du roman que leurs coordonnées naturelles, et que, présent ou absent, Rouen était toujours au centre du roman, comme Flaubert l’avait probablement secrètement désiré ou voulu, pour honorer sa ville natale, sa jeunesse et sa race.
André Dubuc (Août 1957)
Président de la Société Libre d’Émulation.
(1) R. Lewinhson. — Histoire de la vie sexuelle (Payot, 1957), p. 296. — « Si en plein Paris, la pruderie gagnait tant de terrain, rien d’étonnant que la Province fût encore plus sensible. Depuis des siècles, on avait pu en France écrire sur l’adultère sans en être empêché. Mais quand Flaubert esquisse dans Madame Bovary le portrait littéraire d’une provinciale qui veut se libérer de l’étroitesse d’une vie conjugale moisie et se perd, le ministère public intervient et envoie l’auteur en police correctionnelle pour outrage à la morale. Flaubert, qui était personnellement un bourgeois fort peu révolutionnaire et dont l’héroïne expie cruellement ses fautes s’en tire avec un blâme sévère ».
(2) Un indice de l’admiration et de l’amitié chez les Rouennais lettrés, se manifeste sous la forme de la disparition de la particule : Monsieur quand on vous appelle. Le jour où vous vous en apercevez, vous savez qu’on vous estime, qu’on ne vous le dira jamais, mais que vous serez toujours soutenu.
(3) Le Pecq de la Clôture. — Collection d’observations sur les maladies et constitutions épidémiques. (Rouen-Paris), 1778, tome I.
(4) Milran. — Voyages en France (Paris, 1823), 4 vol., « tome II », juin 1789 : « L’économie et la chicheté sont ici les premières vertus. Aucune ville manufacture ou marchande n’est plus parcimonieuse. Ces gens-là sont toujours dans leurs magasins ou dans leurs comptoirs ».
(5) Fléchât. Journal de Rouen (février 1834).
(6) E. de la Querière. — Revue rétrospective rouennaise (Rouen, 1853, 47 p.), p. 8. Voir aussi : Aperçus sur l’état ancien et nouveau de la ville de Rouen (Bul. Soc. libre d’Émulation, 1849-50).
(7) V. supra. Lewinhson. H. de V. Sex, p. 266.
(8) V. supra. L. P. de la C. — Obs. Méd., 188.
(9) Enfant, j’ai connu deux vieillards, à Bosc-Roger, par Buchy, nés en 1830. Mme Lehalleur, ancienne cultivatrice, qui me racontait ses voyages à Rouen, avant les chemins de fer. Elle partait à cheval, en croupe derrière son mari, un grand panier hotte sur l’épaule, vers les 4 heures du matin ; ils arrêtaient leur monture à Boisguillaume, à l’Auberge blanche, et descendaient à pied à Rouen vers 8 heures. Le soir, ils repartaient de Boisguillaume vers 6 heures et arrivaient, à leur ferme vers 10 heures. Déjà Buchy apparaît trop loin pour Yonville.
L’autre, M. Fongueuse, ancien boucher à Buchy, allait depuis son enfance au marché de Ry, le samedi. Mon père l’avait questionné. Il se souvenait faiblement de Mme Delamare qu’il trouvait jolie, mais précieuse et hautaine. Il ne se rappelait pas de l’empoisonnement. Comme j’étais bambin, je n’ai pas su ce qu’il pensait, et sans vouloir l’affirmer, il me semble que son expression, un peu crue avait un autre sens.
(10) Le Pecq de la Clôture (ouvrage cité), p. 211. « Au confluent, ou point de réunion de la contrée des Vexins, de celle de Caux et du Romois, sur la rive droite de la courbure demi-circulaire de la grande anse que forme la Seine, depuis le coude d’Oissel jusqu’à celui de Soquence, s’élève en amphithéâtre une antique Cité des Gaulois-Vellocasses, qui fut agrandie successivement par les Romains et les Normands, dont les Ducs la choisirent pour siège de leur domination ». Nous avons pris soin de souligner : « s’élève en amphithéâtre ».