Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 11 – Page 39
Le voyage à Carthage
En marge de Salammbô
Il y a une centaine d’années, Gustave Flaubert accomplissait son voyage aux ruines de Carthage pour s’y documenter sur Salammbô.
Parti de Croisset, le 12 avril, et de Marseille, le 16 avril 1858, le grand romancier, après avoir accosté l’Algérie, arriva à Tunis, le 24 avril. Il y séjourna jusqu’au 22 mai, et pendant un mois, eut le temps de se rendre sur les ruines carthaginoises pour y puiser les précieux éléments de son second roman : Salammbô, qu’il mettra cinq ans à composer, comme il l’avait fait pour Madame Bovary.
On sait combien fructueux fut ce voyage pour la composition de l’œuvre immortelle de Flaubert.
Une des coutumes cruelles de Carthage était l’offrande faite aux dieux Baal et Moloch, pour conjurer leurs colères, de sacrifices humains, plus particulièrement d’enfants vivants.
On a longtemps nié les holocaustes d’enfants, affirmant qu’il ne s’agissait, en réalité, que des sacrifices de jeunes animaux.
De documents recueillis par M. René Sénilh, membre du Bureau de notre Société et qui a bien voulu nous les communiquer, il résulte que plusieurs inscriptions votives, sculptées sur les murs du temple de Tanit, à Carthage, portent la trace indubitable de sacrifices humains et d’enfants encore en vie.
Un article paru dans La Revue Tunisienne, organe de l’Institut de Carthage, en 1925 (1), sous la double signature de MM. Eusèbe Vassel et François Icard, inventoriant les stèles découvertes, écrit, sous le numéro 152, ceci :
« Stèle en forme d’aiguille, face et revers unis, côtés pointillés avec soin. Le bas a disparu — hauteur, 0 m 23 ; largeur, 0m 095 ; épaisseur, 0 m 095. L’inscription, qui est complète, se compose uniquement du mot : « Sacrifice », écrit en forts gros caractères et gravé à la roulette. Ce libellé, unique jusqu’ici, est d’un véritable intérêt. Rapproché des constatations de notre collègue au Comité, M. Pallary, il ne peut guère laisser de doute sur la nature de la victime et a un accent tragique ».
D’autre part, en juin 1922, sur la demande du docteur Nicolle, directeur de l’Institut Pasteur à Tunis, M. R. Anthony, professeur au Muséum d’Histoire Naturelle à Paris, eut l’occasion de faire une analyse de cendres trouvées dans des urnes votives recueillies à Carthage. En une note parue à l’époque (voir aussi un article de l’ « Illustration » du 8 juillet 1922), M. Anthony conclut nettement qu’il s’agissait bien de cendres humaines venant principalement du corps de jeunes enfants.
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Parmi les stèles trouvées à Carthage, l’une d’elles, décrite sous le numéro 154 dans l’étude sus-visée de MM. Vassel et Icard, révèle de très curieuses inscriptions puniques, notamment une en onze lignes, dédiée :
« Au seigneur Baal Shamaïm et à la dame, à Tanit — Face-de-Baal ; et au seigneur, à Baal-Hammon », qui furent les dieux célestes de Carthage et de la religion phénicienne.
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Enfin, parmi les documents communiqués par M. Sénilh figurent deux lettres adressées par M. François Icard à M. Georges Le Roy, qui fut le très distingué Conservateur du Musée Flaubert à Croisset, en date, l’une, du 2 décembre 1924, et l’autre du 22 juin 1925, justifiant et expliquant les recherches faites dès 1922 pour élucider ce problème d’histoire scientifique et littéraire.
Flaubert, en précisant, dès 1858, que la religion phénicienne exigeait, à Carthage, des sacrifices humains et en particulier d’enfants vivants, n’avait donc rien inventé. S’il fut âprement critiqué sur ce point (et sur d’autres), les recherches postérieures devaient lui donner raison.
De telles précisions paraîtront utiles pour la proche célébration à venir du centenaire de Salammbô.
Jacques Toutain-Revel
Président des Amis de Flaubert.
(1) Opuscule spécial, édité par l’Imprimerie Guénard et Franchi, 84, rue du Pacha, Tunis 1925.