Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 11 – Page 42
Ce que Huysmans pensait de Flaubert
Il vient de paraître aux Éditions Minard, de Paris, les Lettres inédites de J.-K. Huysmans à Camille Lemonnier. Une de ces lettres, datée de mai 1877, contient sur Gustave Flaubert des appréciations qui ne s’apparentent point à la plus exquise des flatteries… mais la confraternité a de ces règles que la civilité ne connaît pas.
Flaubert, heureusement, avait pour Huysmans des sentiments de sincère admiration qu’on retrouve, en contrepartie et avec joie dans sa Correspondance.
Voici la lettre en question, accompagnée d’un commentaire de M. Léon Treich :
« Causons de Flaubert si vous le voulez bien. Je vais être obligé de vous dire des choses monstrueuses et invraisemblables, mais malheureusement vraies. Flaubert, qui est un merveilleux génie, un grand maître, n’a jamais été dessiné en portrait avec son intérieur comme fond. Cela serait donc intéressant à faire, si cela était possible, mais voilà le hic — ceci entre nous, n’est-ce pas ? — : « Quand ce grand écrivain ne tient pas la plume, il est imbécile comme un charcutier… »
» Et Huysmans conte à Camille Lemonnier avoir passé son dernier dimanche chez l’auteur de Salammbô et en être sorti « navré et plus triste » qu’il ne saurait le dire. Puis d’ajouter : « Zola m’a avoué que lui en avait été absolument malade les premières fois et que sa femme était obligée de lui faire de la tisane en rentrant. ». .
» Qui aurait cru à tant de sensibilité chez l’auteur de « Rougon-Maquart » ? Le Naturalisme n’empêche pas les sentiments.
» Mais Huysmans n’exagérait-il pas, comme il avait l’habitude de le faire à peu près sur tous sujets ? C’est possible, car il poursuit cette importante lettre en assurant que Flaubert n’avait pour amis littéraires que Zola, Goncourt, Daudet et Tourgueniev, et ce n’est pas absolument vrai. L’énumération est un peu trop limitative ; Flaubert connaissait George Sand et l’aimait ; il avait, d’autre part, pour filleul littéraire, Guy de Maupassant, à qui il rendit mains services, notamment pécuniaires.
» Quelques jours plus tard (juin 1877), Huysmans récidive :
« Je vous l’ai dit, Flaubert est un homme excellent, serviable, très dévoué pour ses amis, mais il ne faut pas discuter de questions d’art, il déraye (sic). C’est un singulier type de la différence qui peut exister entre l’écrivain et l’homme. Ajoutez à cela que c’est un artiste convaincu, tellement épris de son art qu’il nie tous les autres. Je lui ai entendu répondre à quelqu’un qui parlait de la peinture : « Est-ce que ça existe ? » Il est certain que l’on ne peut se figurer que c’est cet homme qui a fait ce chef-d’œuvre : Madame Bovary ».
Léon TREICH
Le Soir, Bruxelles, vendredi 12 avril 1957.