Flaubert dans les parcs de Vichy

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 13 – Page 11

 

Flaubert dans les parcs de Vichy

Flaubert en a enfin terminé avec Salammbô. L’ouvrage lui a donné beaucoup de peine, il y a travaillé comme « trente nègres » ou, dit-il encore, comme « quinze bœufs », en fumant pipe sur pipe, par mépris des cigarettes qui, selon lui, manquent complètement de galbe ! Quand il avait construit un chapitre, qu’il en avait deviné l’enchaînement et qu’il se sentait captivé par l’histoire, il rapporte qu’il était secoué d’une gaieté folle et gueulait tout seul « de par les appartements de mon logis à me casser la poitrine ».

Il a fait un véritable ravage dans les bibliothèques, digéré des piles de livres et de traités historiques, et une erreur se glissait-elle dans son travail, il en déchirait les pages et les refaisait avec un formidable « ahan « de forçat sous la besogne.

Le voici maintenant délivré. Alors, en août 1862, il arrive à Vichy. Pour se soigner ? Il n’en a cure. Il a beau se plaindre quelquefois de maux d’estomac, il les oublie vite. Il est d’une santé à toute épreuve. Lorsqu’il était à Carthage, examinant les lieux pour y bâtir le récit de Salammbô, il déclarait à son ami Ernest Feydeau : « Je dors comme un caillou, je mange comme un ogre et je bois comme une éponge ». « Pendant quatre jours entiers, lui disait-il encore, il est resté quotidiennement entre huit et quatorze heures à cheval ! » À un tempérament de cette envergure, il aurait sans doute fallu, si la chose avait été nécessaire, un tonique plus puissant que les eaux fades d’une cité thermale !

Que vient-il donc faire à Vichy ? Il accompagne simplement sa vieille maman qu’il a gardée auprès de lui et qui est le constant objet de ses soins. Sa nièce Caroline, qui doit bientôt se marier, est avec eux.

Il va s’y ennuyer à mourir. « Tu es un misérable, écrit-il à son ami Jules Duplan, de ne pas avoir charmé ma solitude par quelque épître, cela m’eût égayé dans la vie embêtante que je mène et où je n’ai pour distraction que la vue de Jules Lecomte sous les arbres du Parc ». Aux frères Goncourt, il dira, la cure de sa mère terminée : « J’ai passé à Vichy quatre semaines stupides où je n’ai fait que dormir. J’en avais besoin probablement ; cela m’a rafraîchi, mais mon intellect en est demeuré atrophié. Je suis bête et vide comme un cruchon sans bière ».

Au fond, ce voyage a été le bienvenu, Flaubert est fatigué. Mais il ne fait pas que dormir. Il lit beaucoup de romans, il lit La Vie de Jésus, de Renan, qui l’enthousiasma assez peu. Mais il est accablé par la chaleur, semblable à tous les Africains qui affrontent crânement la brûlure du désert et ploient sous les orages de l’Allier.

« Après plusieurs jours de froid et de pluie, écrit-il à son ami Duplan, où je grelottais sans pouvoir me réchauffer, nous jouissons maintenant d’une chaleur étouffante. Elle m’obstrue l’entendement, je ne fais que souffler et dormir étendu « comme un veau » sur mon lit ».

Cependant, sa nièce Caroline nous confie qu’il sortait avec elle, qu’il l’accompagnait dans ses promenades et que, le dimanche, il la conduisait même à l’église, « malgré l’indépendance de ses croyances ou plutôt à cause de cette indépendance. Nous allions souvent, quand il faisait beau, continue-t-elle, nous asseoir sous de petits peupliers à feuilles blanches le long de l’Allier ; il lisait pendant que je dessinais, et interrompant sa lecture, il me parlait de ce qu’elle lui suggérait ou se mettait à réciter des vers. Il savait aussi par cœur des pages entières de prose ; celles qu’il citait le plus souvent étaient de Montesquieu et de Chateaubriand ». Il continuait ainsi, d’une manière agréable, à cultiver l’esprit de sa nièce dont il s’était fait l’éducateur.

Il fit à Vichy d’autres rencontres que celle de Jules Lecomte. C’est encore Caroline qui rapporte qu’il y retrouva le docteur Villemain et surtout Lambert Bey, qu’il avait connu en Égypte, lors du voyage qu’il y fit en 1849, avec Maxime du Camp.

Lambert Bey était un ingénieur des mines qui, venu en Égypte en 1833 avec les Saint-Simoniens, avait créé, dans le quartier de Boulac, au Caire, l’École Polytechnique. Il l’avait dirigée pendant vingt ans. Sans doute évoquèrent-ils ensemble les heures joyeuses d’un voyage qui avait laissé au cœur de Flaubert tant de souvenirs à la fois burlesques et émouvants. Sans doute firent-ils revivre tant de Français que le goût de l’aventure avait poussés en Égypte et qui s’étaient vus soudain promus à des fonctions de premier plan, en un pays alors accueillant à toutes les bonnes volontés sinon à toutes les compétences ?

Puis Flaubert rentra à Croisset. Il revint à Vichy l’année suivante, mais Vichy ne fut qu’une halte insignifiante dans la vie de cet homme pour qui le travail fut, à vrai dire, le suprême repos

(De la Montagne, 21 mars 1958).

François Talva