Extraits du Journal des Goncourt (1857-1860)

 

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 13 – Page 13

Extraits du Journal des Goncourt

 

Ils sont regroupés par années : 1857-18601861-18621863-1870
1871-18761877-18791880-18871888-1894

 

ANNÉE 1857

3 JANVIER :

Épris (1) aujourd’hui de ce mot que lui a dit Flaubert ce matin, la formule suprême de l’École qui veut graver sur les murs, à ce qu’il dit : De la forme naît l’idée.

20 JANVIER :

Comme on causait aux bureaux de l’Artiste, de Flaubert traîné à notre instar (2) sur les bancs de la police correctionnelle et que j’expliquais qu’on voulait en haut la mort du romantisme, et que le romantisme était devenu un crime d’État, Gautier s’est mis à dire, « Vraiment, je rougis du métier que je fais ! Pour des sommes très modiques, qu’il faut que je gagne parce que sans cela je mourrais de faim, je ne dis que la moitié ou le quart de ce que je pense… et encore, je risque à chaque phrase d’être traîné derrière les tribunaux ».

11 AVRIL :

À cinq heures, été à l’Artiste. Gautier, Feydeau, Flaubert. Feydeau, toujours l’enfant dont le premier article vient d’être imprimé ; une infatuation, une admiration de soi, une satisfaction et un renflement de si bonne foi et si naïvement insolente qu’elle désarme. Grande discussion sur les métaphores. « Ses opinions n’avaient pas à rougir de sa conduite » de Massillon, acquitté par Flaubert et Gautier. « Il pratiquait l’équitation, ce piedestal des princes » de Lamartine, condamné sans appel.

À la suite de quoi une terrible discussion sur les assonances, une assonance au dire de Flaubert devant être évitée quand on devrait mettre huit jours à l’éviter… Puis entre Flaubert et Feydeau, mille recettes de style et de formes agitées de petits procédés à la mécanique, emphatiquement et sérieusement exposés ; une discussion puérile et grave, ridicule et solennelle, de façons d’écrire et de règles de bonne prose. Tant d’importance donnée au vêtement de l’idée, à sa couleur et à sa trame, que l’idée n’était plus que comme une patère à accrocher des sonorités et des rayons. Il nous a semblé tomber dans une discussion de grammairiens du Bas Empire.

4 MAI :

Louis est venu nous voir ce matin, nous apprendre le grand article Sainte-Beuve sur Madame Bovary (3), empressé comme un ami qui vient nous apprendre un petit embêtement. S’est longuement étendu sur l’importance d’un pareil article, et n’ayant pas le tact assez fin pour comprendre que nous avions parfaitement compris et que le coup avait parfaitement porté, a fini par nous dire : « C’est un article comme j’aurais voulu vous en voir un ! ».

17 MAI :

Monsieur Bovary au lieu de Madame Bovary (4), le seul bon livre qu’a fait et que fera Champfleury, l’intérêt transporté de la femme au mari. La femme, moins délicate au fond que l’homme. Par exemple, mari avec nos goûts, blessé par sa femme, ne comprenant point les dessins de Watteau, ni les cadres de Louis XVI.

20 MAI :

Dîner au Moulin Rouge. Nadar expose hautement le regret qu’il a de ne pouvoir lire Madame Bovary, mais on lui a dit que c’était un roman sans moralité.

23 MAI :

Dubois, amateur d’autographes, singulier, vieillard sceptique, « Si je donne un conseil à ma femme, rien : elle lit Madame Bovary ! »

ANNÉE 1858

Dimanche, NOVEMBRE :

Saint-Victor, Charles-Edmond, Mario dînent chez nous. Flaubert, une intelligence hantée par M. de Sade auquel il revient toujours comme à un mystère qui l’affriole. Friand de la turpitude au fond, la cherchant, heureux de voir un vidangeur manger de la merde, et s’écriant, toujours à propos de Sade : « C’est la bêtise la plus amusante que j’aie rencontrée ! ». Dans le moment, dressant ses grosses et pantagruéliques ironies contre les attaqueurs de Dieu. Un individu est mené à la pêche par son ami athée ; on retire une pierre sur laquelle est écrit : « Je n’existe pas ! Signé : Dieu ».

— « Tu vois bien » dit l’ami.

Il a choisi, pour son roman, Carthage comme le lieu et la civilisation la plus pourrie. En six mois, il n’a fait encore que deux chapitres, qui sont un bordel de petits garçons et un repas de mercenaires (5).

ANNÉE 1859

11 MAI :

On sonne, c’est Flaubert à qui Saint-Victor a dit que nous avions vu quelque part une masse à assommer, à peu près carthaginoise, et qui vient nous demander l’adresse. Embarras pour son roman carthaginois : il n’y a rien ; pour retrouver il faut inventer le vraisemblable.

Se met à regarder, à s’amuser, à voir comme un enfant, nos cartons, nos livres, tous nos musées. Il ressemble extraordinairement aux portraits de Frédérick Lemaître, jeune, très grand, très fort, de gros yeux saillants, les paupières soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge. Passe quatre ou cinq mois à Paris par an, n’allant nulle part, voyant seulement quelques amis : la vie d’ours que nous menons tous, Saint-Victor comme lui, et nous comme lui. Cette ourserie forcée et que rien ne vient rompre, de l’homme de lettres du XIXe siècle est étrange quand on la compare à la vie toute mondaine, en pleine société et criblée d’avances, d’invitations, de relations d’homme de lettres du XVIIIe siècle, d’un Diderot et d’un Voltaire, à qui le monde de son temps allait rendre visite à Ferney, ou des gens moindres, des auteurs en vogue, d’un Crébillon fils, d’un Marmontel. La curiosité de l’homme, les avances à l’auteur n’existent plus depuis la fondation de la bourgeoisie, depuis que l’égalité est proclamée. L’homme de lettres ne fait plus partie de la Société, il n’y règne plus, il n’y entre même plus. Dans tous les hommes de lettres que je connais, je n’en connais pas un seul allant dans ce qu’on appelle le monde.

15 NOVEMBRE. — Rouen, Hôtel de Normandie :

Pour la première fois de notre vie, une femme nous sépare ; cette femme est Mlle de Châteauroux qui fit faire à l’un de nous le voyage de Rouen, tout seul, pour aller copier un paquet de ses lettres intimes à Richelieu, dans la collection Leber. Je suis à l’hôtel, dans une de ces chambres où l’on meurt par mégarde en voyage, une chambre au carreau glacial et qui tire un jour gris d’une cour comme un puits. Et dans mon mur, une voix de Gaudissart de trente ans chante alternativement le Miserere du Trouvère et le Roi de Béotie de l’Orphée d’Offenbach.

16 NOVEMBRE :

Je rencontre, à la gare du chemin de fer, Flaubert qui conduit sa mère et sa nièce qui vont passer leur hiver à Paris. Son roman carthaginois en est à la moitié. Il me parle de l’embarras qu’il a, le travail qu’il lui a fallu d’abord pour se convaincre que cela était comme il le dit. Puis l’absence de dictionnaire qui l’oblige aux périphrases pour toutes les appellations. À mesure qu’il avance, la difficulté augmente. Il est obligé d’allonger sa couleur locale comme une sauce.

Nous parlons d’About, qu’il trouve avec moi manquer à tous ses devoirs en manquant absolument d’esprit. « Puis il faut parler de ces choses-là sérieusement… ». Voltaire lui-même, quand il parle de ses choses-là, est crispé, convulsé, il a la fièvre, il écume, il dit : Écrasons l’infâme (6) Boulevard du Temple, n° 42 (7).

ANNÉE 1860

Jeudi 12 JANVIER :

Nous sommes dans notre salle à manger et cette jolie boîte de reps, tout enfermée et plafonnée de tapisseries, livres de dessins aux marques bleues où nous venons d’accrocher le triomphant Moreau de la Revue du Roi, reluit et s’égaie des éclairs et des feux doux du lustre de cristal de Bohême.

Il y a à notre table, Flaubert, Saint-Victor, Scholl, Charles-Edmond, et en femmes, Julie et Mme Doche, une résille rouge sur ses cheveux qui ont un œil de poudre. On cause du roman de Lui de Mme Colet, où Flaubert est peint sous le nom de Léonce (8), et de temps en temps, Scholl, pour tirer l’attention à lui, blague quelque chose ou éreinte un absent. Il finit par s’engager d’honneur à casser les reins à Lurine.

Au dessert, Doche se sauve à la répétition générale de Pénélope Normande qu’on dit jouer le lendemain. Saint-Victor, qui n’a rien pour son feuilleton, s’en va aussi à la répétition avec Scholl.

Et voilà qu’entre nous nous nous mettons à causer du théâtre et voilà Flaubert à cheval sur cette jolie rosse. « Le théâtre n’est pas un art, c’est un secret. Je l’ai surpris des propriétaires du secret. Voici le secret. D’abord, il faut prendre des verres d’absinthe au café du Cirque, puis dire de toute pièce : C’est pas mal, mais… des coupures ! Répéter : Oui… mais il n’y a pas de pièce, et surtout, toujours faire des plans et ne jamais faire de pièce. Quand on fait une pièce, quand on fait même un article dans le Figaro on est foutu ! J’ai étudié le secret d’un imbécile, mais qui le possède, de la Rounat. C’est la Rounat qui a trouvé le mot sublime : Beaumarchais est un préjugé ! « Beaumarchais, s’écrie Flaubert, du foutre et du phosphore ! Seulement le type de Chérubin, qu’il le fasse ! ».

N’a jamais voulu laisser mettre Madame Bovary au théâtre, trouvant qu’une idée est faite pour un seul moule, qu’elle n’est pas à deux fins, et ne voulant point le livrer à un Dennery : « Savez-vous ce qu’il faut pour le succès aux boulevards ? C’est que le public devine tout ce qui va arriver, je me suis trouvé une fois à côté de deux femmes qui, de scène en scène, racontaient la scène suivante : elles faisaient la pièce à mesure ! ».

Puis la causerie va sur les uns, sur les autres de notre monde, la difficulté de trouver des gens avec lesquels on puisse vivre, qui ne soient point tarés, ni insupportables, ni bourgeois, ni mal élevés. Charles-Edmond promet de nous en nommer dix et ne nous en nomme que trois ou quatre. Et l’on se met à regretter tout ce qui manque à Saint-Victor : on en ferait un si joli ami ! Ce garçon au fond duquel on ne peut jamais voir clair, à l’expansion du cœur duquel on n’arrive jamais, quand même on arrive à sa plus confiante expansion d’esprit ; ce garçon qui, après trois ans de relations et d’amitié, a des glaces subites et des froideurs de poignées de main comme pour un inconnu… Flaubert nous dit que c’est son éducation qui l’a marqué et que ces trois éducations, ces trois institutions de l’homme, l’éducation religieuse, l’armée, l’École Normale, marquent d’un cachet indélébile l’homme et le caractère.

Puis on passe en revue les femmes de théâtre, les bizarreries de ces singulières créatures. Flaubert donne sa recette pour les amis : Il faut être sentimental, les prendre au sérieux. Puis on agite la question de savoir si vraiment elles couchent autant que les hommes le disent, si les soins de santé, la fatigue, les travaux de théâtre ne les poussent pas seulement à des escarmouches. On cause de leur influence inouïe sur la critique de leurs amants, et comme des femmes de théâtre, la conversation monte à la femme, « J’ai trouvé un moyen bien simple de m’en passer, dit Flaubert, je me couche sur le cœur, et dans la nuit… c’est infaillible ! ».

Puis nous sommes seuls, lui et nous, dans le salon tout plein de fumée de cigares ; lui arpentant le tapis, cognant de sa tête la boule du lustre, débordant, se livrant comme avec des frères de son esprit.

Il nous dit sa vie retirée, sauvage, même à Paris, enfermée et fermée, détestant le théâtre, point d’autre distraction que le dimanche au dîner de Mme Sabatier, la Présidente comme l’appelle dans le monde Gautier, ayant horreur de la campagne, travaillant dix heures par jour, mais grand perdeur de temps, s’oubliant en lectures et tout prêt à faire un tas d’écoles buissonnières autour de son œuvre. Ne s’échauffant que vers les cinq heures du soir quand il s’y met à midi, ne pouvant écrire sur du papier blanc, ayant besoin de le couvrir d’idées posées comme par un peintre qui place ses premiers tons.

Puis nous causons du petit nombre de gens qui s’intéressent au bienfait d’une chose, au rythme d’une phrase, à une chose belle en soi.

Comprenez-vous l’imbécillité de travailler à toutes les assonances d’une phrase ou les répétitions d’une page ? Pour qui ? Et puis jamais, même quand l’œuvre réussit, ce n’est le succès que vous avez voulu qui vous vient. Ce sont les côtés de vaudeville de Madame Bovary qui lui ont valu son succès. Le succès est toujours à côté… Oui, la forme, qu’est-ce qui, dans le public, est réjoui et satisfait de la forme ? Et notez que la forme est ce qui vous rend suspect à la justice, aux tribunaux qui sont classiques… Mais personne n’a lu les classiques ! Il n’y a pas huit hommes de lettres qui aient lu Voltaire, j’entends lu. Pas cinq qui sachent les titres des pièces de Thomas Corneille… mais l’image, les classiques en sont pleins ! La tragédie n’est qu’image. Jamais Petrus Borel n’aurait osé cette image insensée !

« Brûlé de plus de feux que j’en allumai » (9).

« L’art pour l’art ? Jamais il n’a eu sa consécration comme discours à l’académie d’un classique, de Buffon : « La manière dont une vérité est énoncée est plus utile à l’humanité que cette vérité même ». J’espère que c’est l’art pour l’art, cela ! Et la Bruyère qui dit : « L’art d’écrire est l’art de définir et de peindre » (10).

Puis il nous dit ses trois bréviaires de style, la Bruyère, quelques pages de Montesquieu, quelques chapitres de Chateaubriand, et le voilà, les yeux hors de la tête, le teint allumé, les bras soulevés comme pour les embrassements de drame, dans une envergure d’Antée, tirant de sa poitrine et de sa gorge des fragments du dialogue de Sylla et d’Eucrate, dont il nous jette le bruit d’airain qui semble un rauquement de lion (11).

Flaubert nous cite cette critique sublime de Limayrac sur Madame Bovary, dont le dernier mot : « Comment se permettre un style aussi ignoble, quand il y a sur le trône le premier écrivain de la langue française, l’Empereur ? ».

Nous parlons de son roman carthaginois au milieu duquel il est, il nous dit ses recherches, ses travaux, ses lectures, un monde de notes à faire le piédestal d’un Beulé, la difficulté des mots qui le force à mettre tous ses termes en périphrases. « Savez-vous toute mon ambition ? Je demande à un honnête homme intelligent de s’enfermer quatre heures avec mon livre et je veux lui donner une bosse de haschich historique. Voilà tout ce que je veux… Après tout, le travail c’est encore le meilleur moyen d’escamoter la vie ».

Dimanche 29 JUILLET :

Il pleut des petits livres, des Rigolbochades, tolérées, autorisées, encouragées par le gouvernement qui se garde bien de les poursuivre. Il réserve la police correctionnelle pour les gens comme Flaubert et comme nous. J’en viens d’en lire un, intitulé Ces Dames, où le mot miché est imprimé en toutes lettres, ce qui peut donner l’idée du reste ! La littérature pornographique va bien à un Bas-Empire, elle le sert.

Dimanche 19 AOÛT :

Dîner à Bellevue (12) pour la célébration de la croix de Saint-Victor. Le héros de la fête est radieux. Il a cette belle joie intérieure, inconsciente et à effusion, qui le fait se jeter dans les bras de tous les gens et lui fait chanter des Ponts-neufs.

Flaubert arrive de Rouen au milieu du dîner. Crémieux se lève au dessert et fait un long discours en Prud’homme qui se termine par : « Messieurs, espérons que cette croix est le premier rognon de la brochette ! ».

24 AOÛT :

Dîner chez Charles-Edmond. Aubryet a invité tous les dîneurs à dîner aujourd’hui chez lui. Nous sommes donc : Flaubert, Saint-Victor, Charles-Edmond, Halévy, Claudin, et de plus, Gautier.

Un appartement, rue Taitbout, au cinquième. Une chambre toute tendue de perse et un salon où il y a, capitonné dans une soie gorge de pigeon, un plafond de Faustin Besson.

On s’assied à la table et la causerie prend feu. Cela commence par Ponsard.

Puis on se met à parler de la possibilité de faire une belle féérie littéraire. « Eh bien ! dit Flaubert, il y en a un que je déteste encore plus que Ponsard, c’est Feuillet, le gars Feuillet. Ce jeune homme est escouillé ! », crie-t-il comme un tonnerre.

« C’est que celui-ci est un mâle ! dit Gautier, de Flaubert.

— Octave Feuillet, ou le théâtre de Louis Esnault !

— « J’ai lu trois fois son Jeune homme pauvre… on n’a pas idée de cela : il a une place de dix mille francs ! Et savez-vous à quoi en reconnaît que son jeune homme est distingué ? C’est qu’il sait monter à cheval ! ».

— Oui, et puis tu sais, il y a, dans toutes ses pièces, des jeunes gens qui ont des albums et qui prennent des sites !

— Savez-vous, il y a vingt ans, avec quoi un jeune homme était riche, vous autres ? Lisez Paul de Koch « Charles était riche, il avait six mille livres de rentes, mangeait tous les soirs un perdreau truffé, entretenait un rat de l’Opéra ». Et c’était vrai !

Là-dessus part une imitation, par Claudin, de Gil Perez dans Mimi Bamboche. Au fond, ce comique-là, c’est la récréation du bagne, c’est Poulmann en goguette.

« J’ai lu une ordure ! ». C’est la voix de Flaubert qui s’élève. « Avez-vous lu ça ? ».

— Quoi ?

— La vie de l’Impératrice, par Castille.

— Un homme qui a fait l’éloge de Robespierre… Parbleu, c’est bien pour ça.

Au sortir de table : « Savez-vous, dit Saint-Victor, que c’est aujourd’hui l’anniversaire de la Saint Barthélémy ? ». Là-dessus, nous disons : « Voltaire aurait eu la fièvre ». « Certainement » crie Flaubert. Et voilà Flaubert et Saint-Victor le déclarant un apôtre sincère, et nous à nous regimber de toute la force de nos convictions. Ce sont des cris, des éclats : « …Pour moi, c’est un saint ! » crie Flaubert.

La discussion s’éteint, remonte vers Horace où quelques-uns veulent retrouver du Béranger, dont Saint-Victor admire la pureté de langue, bien inférieure, selon Gautier, à l’admirable langue de Catulle. Flaubert mugit du Montesquieu. « Vous aimez cela comme la rococoterie ». Puis c’est Dante et Shakespeare dont on parle, puis de la Bruyère.

Claudin, crie Saint-Victor, Catholicisme et Markowski, voilà ta devise.

— Markowski, qu’est-ce que c’est que ça ? dit Flaubert.

— Mon cher, dit Saint-Victor, Markowski était un bottier. Il s’est mis à apprendre le violon tout seul et puis à danser aussi tout seul, et puis il s’est mis à donner des bals avec des filles dont il donne l’adresse. Le bon Dieu a béni ses efforts, Adèle Courtois lui a fait donner des raclées et il est propriétaire de la maison où il habite.

30 AOÛT :

Flaubert, à qui nous avons demandé de nous aboucher pour notre roman de Sœur Philomène avec les hôpitaux, nous mène chez le docteur Follin, un grand chirurgien de ses amis. Un homme gras, replet, l’œil intelligent, qui comprend de suite ce que nous voulons et qu’il nous faut entrer in medias res, en suivant la clinique et en dînant avec les internes, dans la salle de garde.

En causant, il nous trace la silhouette de ce médecin de la rue Sainte-Marguerite-Saint-Antoine, donnant ses consultations chez le marchand de vin, qui marque chaque deux sous reçus par consultation avec une marque à la craie sur le mur, qui est le crédit ouvert d’un petit verre, effacé après la consultation. Et Flaubert jette le nom du frère de Cloquet, d’Hippolyte Cloquet, un puits de science qui était un puits de vin, vainement rabiboché, rhabillé, morigéné par son père et à la fin, médecin d’une chaîne de forçats, se saoulant avec eux !

1er NOVEMBRE :

Dans le chemin qui conduit au chemin de fer, Monnier me dit que Flaubert est épileptique. L’est-il. Ne l’est-il pas ? La chute qu’il a faite cet hiver semblerait donner raison à Monnier. Peut-être y-a-t-il aussi là l’explication de son grand chagrin d’amour, une femme peut-être l’ayant quitté ou ne l’ayant pas voulu sur cette découverte (13).

DIMANCHE 18 NOVEMBRE :

Je rêvais cette nuit que j’allais me faire payer avec mon frère d’un article sur Proud’hon à la Revue Européenne. Il y avait des quantités de bureaux et des légions d’employés penchés sur des pupitres, la plume sur l’oreille, qui contresignaient d’un air narquois le bulletin qu’on m’avait donné.

Et je me trouvais tout à coup et sans transition à Venise, de très bon matin, à l’aube du jour, installé sur un balcon de palais avec Flaubert et mon frère et péchant à la ligne, et Flaubert furieux et voulant à toute force une côtelette et s’indignant d’une ville qui se levait si tard. Et moi, très peu pensant à ma pêche, mais songeant que ce serait une curieuse chose que de faire une description de Venise au moment même où elle s’éveille, et ouvrant les yeux tout grands et abandonnant mon projet par le ressouvenir, dans mon esprit, de toute les descriptions que Gautier en avait faites, et un peu empêché par le peu de couleurs que je m’étonnais de trouver à cette ville que j’avais déjà vue et qui ne m’apparaissait guère plus que ces images gravées dans les glaces du XVIe siècle.

29 NOVEMBRE :

Flaubert tombe chez nous. Il est ici pour la pièce de son ami Bouilhet à l’Odéon (14). Toujours dans sa Carthage, enfoncé là-bas dans une vie de cloporte et dans un travail de bœuf. N’est allé autre part que, deux jours, à Étretat. Il en est maintenant, de son roman, à la baisade, une baisade carthaginoise et, dit-il, « Il faut que je monte joliment le bourrichon à mon public : il faut que je fasse baiser un homme qui croira enfiler la lune, avec une femme qui croira être baisée par le soleil » (15).

Puis il nous conte ce mot d’un voyou demandant un sou à une lorette chic qui montait en coupé : « Je n’ai pas de monnaie » dit la lorette, et elle dit à son cocher : « Au bois ! ». « Au bois ? Au bois de lit, punaise ! » lui cria le voyou.

Puis il nous parle de l’immense impression faite sur lui au collège par Faust, par la première page, par le bruit des cloches qui est l’ouverture du livre ; tellement emporté par l’impression, qu’au lieu de revenir chez lui, se trouva à une lieue de Rouen, auprès, d’un tir au pistolet, sous une pluie battante.

10 DÉCEMBRE :

En sortant de l’Oncle Million, je vois Flaubert et Bouilhet entourés de gens en casquette, à qui ils donnent des poignées de main, et Bouilhet nous quitte en nous disant qu’il va au café à côté. À ce qu’il paraît, les pièces à l’Odéon, pour qu’elles aillent, il faut les entretenir de petits verres et de poignées de main…

Flaubert nous contait que pendant qu’il faisait l’empoisonnement de Madame Bovary, il avait souffert comme s’il avait une plaque de cuivre dans l’estomac, souffrance qui l’avait fait vomir deux fois, et citant comme une de ses impressions les plus agréables celle où, travaillant à la fin de son roman, il avait été obligé de se lever et d’aller chercher un mouchoir qu’il avait trempé !… et tout cela pour amuser des bourgeois !

Au fond et dans le vrai, Madame Bovary, un chef-d’œuvre dans son genre, le dernier mot du vrai dans le roman, représente un côté très matériel de l’art de la pensée. Les accessoires y vivent autant et presque au même plan que les gens.

Le milieu des choses y a tant de relief autour du sentiment et des passions, qu’il les étouffe presque. C’est une œuvre qui peint aux yeux, bien plus qu’elle ne parle à l’âme. La partie la plus noble et la plus forte de l’œuvre tient beaucoup plus de la peinture que de la littérature. C’est le stéréoscope poussé à la dernière illusion.

Le vrai, c’est le fond de tout art, c’est sa base et sa conscience. Mais pourquoi l’âme de l’esprit n’en est-elle pas complètement satisfaite ? Faudrait-il un alliage de faux pour qu’une œuvre circule comme chef-d’œuvre dans la postérité ? Qui fait que Paul et Virginie — ce roman romanesque où je ne sens point le vrai, mais à tout moment l’imaginé des personnages, le rêve des caractères — restera immortellement un chef-d’œuvre, tandis que Madame Bovary, un livre plus fort de toute la force de la maturité à la jeunesse, de l’observation à l’imagination, de l’étude sur le vif et sur nature à la composition poétique, Madame Bovary, je le sens, restera un prodigieux effort et ne sera jamais un livre pareil, une sorte de Bible de l’imagination humaine ? Parce qu’il lui manque ce grain de faux, qui est peut-être l’idéal d’une œuvre.

MARDI 18 DÉCEMBRE 1860 :

Nous nous décidons à aller porter ce matin la lettre que nous a donnée, sur la recommandation de Flaubert, M. le docteur Follin pour M. Edmond Simon, interne au service de M. Velpeau à l’Hôpital de la Charité. Car il nous faut faire pour notre roman de Sœur Philomène, des études à l’hôpital sur le vrai, sur le vif…

Il est assez singulier que ce soit les trois hommes de ce temps, les plus purs de tout métier, les trois plumes les plus vouées à l’art, qui aient été traduits sous ce régime sur les bancs de la police correctionnelle : Flaubert, Baudelaire et nous.

À suivre : 1861-1862

(1) Théophile Gautier.

(2) Les Goncourt ont comparu en Tribunal Correctionnel de Paris le 2 février 1853 pour article jugé licencieux, paru dans le journal Paris du 11 décembre 1852. Ils furent acquittés mais blâmés.

(3) Article paru dans le Moniteur du 4 mai 1857 et reproduit au tome XIII des Lundis.

(4) Sur le manuscrit Goncourt, le mot Madame Bovary a été rayé.

(5) Salammbô, aucune trace du premier thème indiqué. En revanche, le second forme le chapitre I du roman Le Festin.

(6) Il s’agit de la Question Romaine d’About.

(7) Adresse de Flaubert à Paris. Il passait là une partie de l’hiver, depuis 1856 peut-être même 1855.

(8) Louise Colet et Flaubert s’étaient liés en 1846. Leurs amours, interrompues déjà en 1849 lorsque Flaubert partit en Orient, avaient été coupées encore par un intermède de six mois consacré par Louise à Musset : puis ce fut la rupture en 1854. En 1859, Georges Sand publie le récit romancé de ses relations avec Musset dans Elle et Lui. Paul de Musset répond par Lui et Elle, et Louise Colet par Lui, où Flaubert était présenté épisodiquement comme un cœur sec et avare. Mais déjà elle l’avait dépeint dans une Histoire de Soldat (1856) où il séduit Caroline, l’abandonne brutalement et la réduit à un désespoir dont elle meurt en lui pardonnant.

(9) Racine, Andromaque, acte I, scène 4.

(10) La Bruyère, Caractères 1-14.

(11) Le dialogue de Sylla et d’Eucrate est de Montesquieu.

(12) Chez Charles Edmond.

(13) L’affection nerveuse épileptiforme qui devait reparaître à plusieurs reprises dans la vie de Flaubert, l’avait saisi pour la première fois à l’automne 1843, tandis qu’il se promenait en voiture près de Pont-Audemer avec son frère Achille. Le grand chagrin d’amour concerne la grande passion de Flaubert pour Mme Élisa Schlésinger.

(14) …L’oncle Million.

(15) Dans le chapitre XI de Salammbô, ce sera la scène d’amour, sous la tente de Mâtho, entre celui-ci qui prend Salammbô pour Tanit, et Salammbô, venue pour récupérer le Zaïmph, et qui voit en Mâtho une incarnation de Moloch.