Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 14 – Page 44
Flaubert enquêteur commercial
À propos de Flaubert, on a beaucoup médit de Maxime Du Camp. On l’accusa d’ingratitude à la mémoire de son ami. Mais peut-être a-t-il consigné les choses, telles qu’elles pouvaient se présenter alors à son esprit, avec un souci de véracité plus grand qu’on ne l’a cru.
Une pièce versée par le Ministère du Commerce aux Archives Nationales a permis aux chercheurs de vérifier que sur un point au moins sa relation n’est pas contraire au fait qu’il nous a rapporté. C’est à propos du fameux voyage en Orient et de la mission toute gratuite, pour ne pas dire plus, confiée en 1849 aux deux voyageurs : « Je voulais » , écrivit Maxime du Camp, « que notre voyage fût entouré de toutes facilités et j’avais demandé au Gouvernement de nous confier une mission qui nous servirait de recommandation près des agents diplomatiques et commerciaux que la France entretient en Orient… »
Voilà nos jeunes gens en route, avec de précieuses lettres qui pourront leur ouvrir les portes de nos officines administratives. Citons cette partie de la lettre : « Les missives sont accompagnées de diverses publications dans lesquelles M. le Ministre du Commerce a souligné les documents principaux qu’il a réunis jusqu’à ce jour sur la législation douanière et le mouvement commercial des pays que vous êtes appelé à visiter. Je vous serai obligé, Monsieur, de profiter de toutes les occasions sûres pour transmettre à mon département les informations que vous aurez recueillies ».
En songeant à Flaubert, à sa nature profonde, à sa désinvolture à l’égard de tout ce qui prend, à ses yeux, quelqu’aspect officiel, on peut sourire de le voir s’embarquer avec une telle documentation. Notes sur les différentes législations d’Égypte, de Palestine et des pays soumis à la documentation persane et turque, sur les douanes, sur les importations, sur les exportations, sur les droits de transit, de quarantaine, de pilotage, etc…, etc… De quel joli paquet le Ministre du Commerce gratifiait l’imprévu collaborateur ! De cet amas de notes, Flaubert devra extraire la substantifique moelle commerciale, s’il est permis de s’exprimer ainsi : voir, par exemple, si les règlements et tarifs usités en Perse sont antérieurs à 1828…
Le brave Flaubert, si éloigné — toute sa vie, toute sa carrière l’ont prouvé — du moindre souci d’intérêt commercial ! Dieu merci pour tous ses futurs lecteurs, il s’imprègne alors de toute autre chose durant cet exemplaire voyage, plus occupé (la Correspondance, pourtant peu abondante à ce sujet, le mentionne quand même suffisamment) à se ficher des ventrées de couleur » qu’à s’intéresser aux rapports commerciaux entre la France et les pays ensoleillés, où M. le Chargé de mission vagabonde en artiste, en grand artiste qu’il se sent déjà devenir. Il l’avouera d’ailleurs avec la plus grande netteté à ses proches. À sa mère d’abord : « Tu me parles de ma mission ? Je n’ai presque rien à faire et je crois que je ne ferai presque rien. Il me faudrait plus de toupet que je n’en ai pour demander une récompense après cela… » Plus explicitement encore à Louis Bouilhet, et dans le style, si libre, si vivant, dont il avait coutume d’user à l’égard de ses familiers : « Je vais te faire une confidence très nette : c’est que je ne m’occupe pas plus de ma mission que du roi de Prusse. Pour remplir mon mandat, il eût fallu renoncer à mon voyage. C’eût été trop sot… Me vois-tu dans chaque pays m’informant des récoltes, du produit, de la consommation ? Combien fait-on d’huile, combien goinfrera-t-on de pommes de terre ? Et dans chaque port : combien de navires ? quel tonnage ! Combien en partance ? Combien en arrivée ? Dito, report d’autre part, etc… M… ! Ah ! non, franchement, je te le demande, était-ce possible ? Et après tant de turpitudes (mon titre en est déjà une suffisante) si on avait fait quelques démarches, que les amis se fussent remués, et que le ministre ait été bon enfant, j’aurais eu la croix ! Tableau… Eh bien, non, mille fois, je n’en veux pas, m’honorant tellement moi-même que rien ne peut m’honorer… »
C’est aussi pour cela, pour cette unique concentration de son esprit sur tout ce qui pouvait alimenter son art, que tant d’hommes s’honorent maintenant de l’honorer.
Gabriel Reuillard.