Des lettres de Gustave Flaubert à Rouen

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 14 – Page 45

 

Des Lettres de Gustave Flaubert,

vendues à la Salle Drouot

sont reprises par la Bibliothèque de Rouen

C’est avec le plus vif plaisir que nous avons appris que quatre lettres inédites de Gustave Flaubert (dont une écrite à 11 ans), provenant de la succession du Docteur Lucien Graux et mises en vente à la Salle Drouot les 11 et 12 décembre 1958, avaient été, en vertu du droit de post-emption accordée à la Direction des Bibliothèques de France, ré-achetées par la Bibliothèque de Rouen pour y être déposées. (Enchères portées à 100.000 francs pour les 4 lettres) (1).

Voici le texte de ces quatre lettres (dont l’une, importante, concernant le séjour de la famille Flaubert à Forges-les-Eaux, en juin 1848).

(1) Voir ci-dessous, page 49, le détail des Ventes Flaubert, Salle Drouot, les 11 et 12 décembre 1958.

 

I

Mon cher Oncle et ma chère Tante,

C’est avec un bien vif ressentiment de joie que j’ai vu approcher le jour de l’an pour vous témoigner par cette lettre mes profonds respects et davantage mes amitiés sincères. J’ai choisi cette époque pour avoir le plaisir et vous écrire. Non, certes, cette lettre n’est point de ces lettres de jour de l’An que l’on fait par douzaine et dans lesquelles on fait mille vœux et autant de compliments, mais c’est l’amitié seule qui m’a dicté cette page.

Veuillez, mes chers parents, dire mille choses de ma part et surtout embrasser pour moi Bonenfant et son épouse, jadis Mlle Olympe.

Votre très obéissant neveu,

G. Flaubert

Rouen, le 30 décembre 1832.

Cette lettre est adressée à M. et Mme Parain, Nogent-sur-Seine (Aube), oncle et tante paternels de Gustave Flaubert.

**

II

J’ai fait un excellent retour, à part la puanteur qu’exhalait mes voisins de l’impériale, les prolétaires que vous aviez au moment de mon départ. J’en ai à peine dormi de la nuit et j’ai perdu ma casquette. Ce sont là toutes les aventures qui me sont arrivées, j’ai trouvé mon monde en bonne santé. Caroline ne va pas mal. Elle vous attend avec beaucoup d’impatience et m’a reçu assez mal quand elle m’a vu arriver sans ton père. À propos de ton père, écris-nous bientôt quand est-ce qu’il viendra car c’est une affaire conclue, il n’y a plus à y revenir.

Vois, du reste, comment nous désirerions que les choses se fissent. Ma mère et Caroline partiraient pour Trouville dès le 1er juillet. Je n’irais les rejoindre que vers le milieu d’août. C’est pendant ce temps-là que M. Parain devrait venir, s’il ne le peut maintenant. Cela vaudrait même mieux, se trouvant seules elles auront besoin de compagnie et la sienne, à coup sûr, vaudra mieux que toute autre. Tu viendras le remplacer avec ton mari et ta fille, dès que vous le pourrez, plus vite vous arriverez et mieux vous serez reçus. Vous ne sauriez croire, en effet, combien ma mère sera heureuse de vous voir tous et surtout toi, ma bonne Olympe. De plus, votre présence fera un grand bien à Caroline qui se la promet déjà comme une fête.

Si ton père nous fait le serment de venir à Trouville dès les premiers jours de juillet, je m’engage à lui envoyer de suite les babouches de maroquin bourrées de homards, de turbots ou de langoustes à son choix.

Adieu je vous embrasse tous comme je vous aime tendrement et chaudement.

G. Flaubert.

Cette lettre, en date du 2 mai 1842, est adressée de Rouen à Madame Bonenfant, à Nogent-sur-Seine (Aube).

**

III

Merci, mon cher ami, de la peau de loup qui ira figurer dans mon cabinet ou ailleurs, le poil de ce sauvage habitant de nos forêts, terreur des timides brebis, épouvante des paisibles pasteurs, fléau des campagnes et n’en sera pas moins doux à la plante de mes pieds — et agréable encore davantage en ce qu’il me rappellera nos bons Nogentais.

Pour consoler Leclère de la perte de son chien, je te prie de lui remettre de ma part une petite gratification de 40 francs, en l’engageant à persévérer dans ses exploits — s’ils me tire un tigre, je lui donne une meute.

Envoie-moi donc cette dépouille à Paris, rue Notre-Dame des Victoires (36), chez M. Tougan, tapissier. Je serai moi-même à Paris jeudi, ainsi je pourrai veiller à la confection de la chose.

Le Père Parain ne m’a chargé de rien relativement à la laiterie. Il vous écrira samedi. Nous menons toujours la même vie inséparable au coin de notre foyer commun, aussi immobiles que les bûches qui nous chauffent. Il lit du matin au soir, soit le journal ou « Lope de Véga » ou « Calderon ». Car tu sauras que c’est un enragé sur la littérature espagnole. Il vous reviendra hidalgo pour le moins. J’ai aussi à t’apprendre qu’il se fortifie dans la partie théorique du culottage des pipes, quelquefois même il tire des diagnostics que l’expérience justifie par la suite.

Rien de nouveau, du reste, ici, la pluie dans la rue, la tristesse du temps au dehors et au dedans ? Autre tristesse ! Nous causons souvent de vous et nous nous demandons si vous ne reviendrez pas pour nous faire une visite aux vacances ? Ceci est une question — et non une invitation, bien entendu, pour la raison que ce serait vous faire injure que de vous en adresser une. N’êtes-vous pas invités nés, invités de droit et à beaucoup de titres encore !

Adieu, cher ami, embrasse pour moi la grosse mère Olympe et Bibi. Mille choses de tout le monde à vous autres.

Et à toi, une poignée de main longue et forte dans chaque main.

À toi Gve Flaubert.

Lettre adressée à M. Bonenfant, avoué, Nogent-sur-Seine (Aube). Écrite vers 1846 ou 1847.

**

IV

Dimanche,

Je commence d’abord, mon cher ami, par vous demander excuse de vous avoir envoyé Hamard, mais nous ne savions qu’en faire. Il fallait bien l’éloigner pour nous donner le temps de partir, et c’est Nogent qui s’est présenté à notre pensée. Nous avons vu avec plaisir dans ta lettre reçue hier qu’il ne s’est pas porté chez vous à des scènes violentes, c’était cependant présumable.

Voici maintenant où en sont les choses. Depuis mercredi matin, nous avons fui de Rouen, ma mère avec l’enfant, le père Parain et moi, et nous nous sommes réfugiés à Forges-les-Bains (Seine-Inférieure), d’où je t’envoie ce mot. Hamard est revenu dans la nuit du mercredi au jeudi, il a cru un instant que nous étions partis en Angleterre ; la demande en interdiction a été faite dès le jeudi par son oncle qui s’est muni de l’autorisation nécessaire pour le faire enfermer de force. Jeudi, il s’est présenté deux agents de police à son hôtel, il était sorti ; depuis lors, nous n’en avons plus de nouvelles. Est-il parti en Angleterre, est-il retourné à Paris avec les gardes nationaux qui sont partis comme volontaires ? La police de Rouen est fort occupée par les événements politiques et s’occupe peu de lui, je présume. Nous sommes, comme vous pouvez l’imaginer, dans la plus irritante des incertitudes.

Personne, pas même Achille, ne connaît notre cachette ; un ami que j’ai à Rouen est chargé de me faire passer des nouvelles.

Pour moi, mon cher ami, si tu savais quels ennuis tout cela me cause, tu finirais par avoir peur comme moi qu’on ne soit, à la fin, obligé de me préparer un logement à côté de celui de Hamard.

Excuse le décousu de cette lettre qui doit être peu académique. Embrasse Olympe et tes filles pour nous. Le père Parain va bien. Il partage notre vie, le pauvre brave homme — le régal est médiocre.

Prends pour toi les deux meilleures poignées de main qui se puissent donner.

Ton tout dévoué,

Gve Flaubert.

Écris-nous toujours à Croisset jusqu’à nouvel ordre.

Lettre écrite avec les indications complémentaires suivantes : Datée de Forges-les-Eaux du 25 juin 1848. Enveloppe avec inscription : à M. Bonenfant. avoué, Nogent-sur-Seine (Aube), cachetée de cire rouge, timbres de la poste : Ligne du Havre 26 juin 1848, Nogent-sur-Seine 27 juin 1848.