Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 14 – Page 53
On a vendu la ferme « à Couturier »
La presse a annoncé, avec beaucoup de publicité, que la ferme ayant appartenu autrefois à la famille Couturier — on sait que Delphine Couturier épousa, le 7 août 1839, l’officier de santé Delamare — avait été vendue aux enchères, Salle des Criées du Palais de Justice de Paris, le samedi 14 mars 1959, pour la somme de 27 millions 500.000 francs.
La presse, avec une spontanéité touchante, a rappelé que Delphine Couturier, épouse Delamare, était le prototype d’Emma Bovary. C’est, nous le savons, une légende qui s’enracine et contre laquelle notre Bulletin, qui se doit d’accueillir toutes les opinions, ne saurait, outre mesure, s’insurger.
La « Liberté-Dimanche », après une enquête sur place, a écrit l’intéressant éditorial que voici (dimanche 22 mars 1959) :
« La Ferme, « dite Bovary » par Convention cadastrale, et à un étage, vient d’être adjugée vingt-sept millions cinq cent mille francs.
De ce domaine de 105 hectares, Delphine Couturier descendit à la mairie de Blainville-Crevon, le 7 août 1839, afin de contracter mariage avec l’officier de santé Delamare. »
En l’audience des criées du Tribunal civil de première instance du département de la Seine, siégeant au Palais de Justice de Paris, une ferme, dite « Ferme du Château » ou « Ferme de Madame Bovary », sise à Blainville-Crevon, a été adjugée, le samedi 14 mars dernier, pour la somme de 27 millions et demi.
La ferme — un domaine de 105 hectares — surplombe le bourg de Blainville. Elle se « muche » derrière une hêtraie attenante aux ruines — considérées comme site d’intérêt général — d’un château. D’où la première appellation.
Quant à la seconde… Elle date, semble-t-il, d’un quart de siècle ou presque et d’une révision du plan cadastral. Le docte ingénieur de service auquel fut signalée une désignation conventionnelle au village, l’enregistra sur parchemin. La ferme de Madame Bovary fut ainsi officiellement consacrée au début de l’année 1935.
Combien de fois, depuis, M. Banse, le « toujours jeune » maire de Blainville, et M. Pavé, secrétaire communal, ont-ils fourni des explications circonstanciées à d’érudits visiteurs, à des historiens convaincus, à des détectives du passé ? L’été, il ne s’écoule guère de semaine sans que les Lesage, père et fils, exploitants du domaine depuis 1926, ne reçoivent de visite. La vente de l’autre jour suscite maintenant un regain de curiosité. Les solliciteurs se font, de nouveau, pressants.
Ouvrons donc le registre des mariages à la page « historique ». Ce 7 août 1839, M. Dumont étant maire de Blainville, se présentent devant lui afin de contracter mariage, l’officier de santé Eugène Delamare, né le 14 novembre 1812, demeurant à Ry, et Véronique-Delphine Couturier, née à Blainville-Crevon, où elle habite, le 17 février 1822. Elle a dix-sept ans et demi.
Et, n’en déplaise aux vieilles filles acerbes d’aujourd’hui, la découverte de l’amour par la jeunesse date d’une époque plus reculée.
Est-ce d’ailleurs un véritable amour ? Notre propos n’est point d’en juger. Il faudrait plutôt relire Flaubert :
« Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle ».
Voici ressurgie Emma Bovary, au jour de ses noces, à travers la signature simpliste mais au tracé confiant, du registre des mariages, par Delphine Couturier, femme Delamare. Le paraphe de l’officier de santé dénote l’écriture notariale. Et les arabesques calligraphiques du père Delamare, qu’on imagine signant avec onction le livre officiel, souligne le caractère prétentieux que l’on connaît.
Ceci pour les personnages. Mais les tableaux, la noce et les descriptions — la ferme du père Rouault — cadrent-ils avec l’œuvre de Flaubert ?
Si à l’histoire de Delphine Couturier et plus précisément d’Eugène Delamare, qu’il respecte entièrement, le romancier ne fit qu’ajouter, pour la ressusciter, ses souvenirs, l’histoire de sa liaison tumultueuse avec Louise Colet et ses propres sentiments, il parait plus incertain que la ferme décrite en des pages populaires fut celle où Delphine vécut près de ses parents.
Gustave Flaubert possédait une ferme, d’héritage familial, à Saint-Victor-l’Abbaye. S’il fallut se rendre à l’évidence que ce domaine ne pouvait être celui à un étage décrit par ses soins, il reste que certains flaubertisites convaincus — et parmi eux le vigilant Président de l’Association, Jacques Toutain — persistent à situer dans le Calvados les lieux et l’existence de certains personnages secondaires qui inspirèrent l’ermite de Croisset. Ainsi le Comice agricole d’Yonville, à Pont-l’Evêque ; ainsi le curé qui se heurte au pharmacien Homais, à Trouville.
Cependant, Véronique-Delphine Couturier, femme Delamare, étant née au domaine jouxtant le château, à Blainville, le calme village qui se reflète dans les eaux grises du Crevon, on notera que le bâtiment principal, à usage d’habitation, n’a guère changé depuis et que certains points de comparaison s’établissent d’eux-mêmes avec le roman.
Dans la cuisine subsiste toujours certaine plaque de fonte de la cheminée, même si les reflets de l’éclairage au néon surgit des poutres du plafond jette un reflet inattendu. Derrière, c’est l’escalier qui mène à l’étage.
Dès lors, pourquoi ne continuerait-on pas à appeler ferme Bovary le domaine caché derrière la hêtraie ?… L’usage et vingt-sept millions et demi valent bien une référence au roman d’une époque. Et tant pis si ce roman est aussi un réquisitoire contre la stupidité des conventions et contre la société bourgeoise.
Raymond Hacqueville.