Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 15 – Page 9
George Sand et Gustave Flaubert
Dès mars 1839, nous rencontrons, dans la Correspondance, le nom de George Sand dans une lettre qu’adressait Flaubert à Ernest Chevalier : « Tu me dis que tu as de l’admiration pour George Sand, je la partage bien (et avec la même réticence). J’ai lu peu de choses aussi belles que Jacques. Parles-en à Alfred (Le Poittevin) ».
Mais c’est seulement en 1863 qu’ils font connaissance à l’un des dîners Magny où Dumas fils et Sainte-Beuve les présentèrent l’un à l’autre. Et tout de suite une correspondance intéressante va s’échanger qui traitera surtout de leurs travaux réciproques, de leurs réflexions, de la différence — très marquée — entre leurs points de vue ; correspondance exempte de toute dissimulation, de toute coquetterie : « Pas de vraie amitié sans liberté « absolue », lui écrira-t-elle. N’a-t-on pas dit, par ailleurs, que sa devise, à elle, semble avoir été :
« Je veux que l’on soit « femme » et qu’en toute rencontre
Le fond de notre cœur en nos discours se montre ».
Or, le cœur de George Sand était infiniment bon et c’est ce qui attendrira Flaubert, comme d’autres l’avaient été avant lui. Ne lui écrivait-elle pas, le 10 février 1863 : « …ce qu’il y a de meilleur est dans la tête pour comprendre et dans le cœur pour apprécier ». La grande cantatrice Pauline Viardot dira plus tard que son illustre amie était méconnue, en ce sens qu’on a parlé de ses œuvres, mais insuffisamment de sa bonté.
En 1863, George Sand avait 59 ans et Flaubert 42.
Elle avait débuté dans le roman en 1831 par Rose et Blanche — (on remarquera qu’elle affectionnait les prénoms ; souvent ils serviront de titre à ses ouvrages) — écrit en collaboration avec Jules Sandeau et signé Jules Sand. Mais, six mois plus tard, elle publiait, seule, Indiana, signé cette fois du pseudonyme qu’elle allait immortaliser — que suivirent immédiatement : Valentine, Lélia, Jacques, André, Simon, Mauprat, Les Sept Cordes de la Lyre, Consuelo, Jeanne, Horace, Le Meunier d’Angibault, La Mare au Diable (1), Lucrezia Floriani, Le Péché de M. Antoine, La Petite Fadette, François le Champi, Adriani, Narcisse, Jean de la Roche, etc., etc., indépendamment de nombreuses pièces de théâtre. Elle n’était donc pas seulement célèbre dans le monde entier à cause de ses amours retentissantes et diverses.
Il y avait — en 1863, toujours — une vingtaine d’années qu’elle connaissait Michelet dont les idées différaient autant des siennes qu’en différaient celles de Flaubert ; Michelet qui trouvait d’Indiana le style « admirable », mais la conduite médiocre, et, dans Lélia, un mélange bizarre de mysticisme religieux, de hardi rationalisme, de sensualité et de fougue révolutionnaire… » ; Michelet qui lui écrivait, en mars 1857 : « …Toute parole qui tombe de votre plume, c’est l’immortalité » et, en décembre de l’année suivante : « …vous êtes l’une des deux ou trois personnes auxquelles tient encore la gloire de la France ; Michelet, enfin, qui, dans la préface de L’Amour, a dit « Le plus grand prosateur du siècle est une femme : Madame Sand ».
Mais revenons à la Correspondance. Dès leurs premières lettres on sent combien diffèrent leur façon de voir et de sentir. Le 2 février 1863, George Sand répond à Flaubert qui lui a exposé son « invincible répulsion à mettre sur le papier quelque chose de son cœur » : « …Je ne comprends pas du tout, oh ! mais pas du tout. Moi, il me semble qu’on ne peut pas y mettre autre chose. Est-ce qu’on peut séparer son esprit de son cœur ? est-ce que c’est quelque chose de différent ? est-ce que la sensation même peut se limiter ? est-ce que l’être peut se scinder ? Enfin, ne pas se donner tout entier dans son œuvre me paraît aussi impossible que de pleurer avec autre chose que ses yeux et de penser avec autre chose que son cerveau… ».
Flaubert ayant manifesté le désir d’avoir le portrait de sa correspondante « pour l’accrocher à la muraille de mon cabinet, à la campagne, où je passe souvent de longs mois tout seul… », elle lui répond qu’elle choisira elle-même ce qu’il y aura de plus présentable lorsqu’elle ira à Paris (où elle se rendait assez fréquemment) ; « Merci de l’accueil que vous voulez bien faire à ma figure insignifiante en elle-même, comme vous savez bien… ». Quelque temps après, en effet, elle met à la « grande vitesse une bonne épreuve du dessin de Couture et y joint une épreuve photographique d’un dessin de Marchal, qui a été ressemblant aussi ; mais d’année en année on change. L’âge donne sans cesse un autre caractère à la figure des gens et c’est pourquoi leurs portraits ne leur ressemblent pas longtemps ».
Une lettre de Flaubert la remercie de cet envoi en ces termes : « Eh bien, je l’ai cette belle, chère et illustre mine. Je vais lui faire un large cadre et la pendre à mon mur pouvant dire comme M. de Talleyrand à Louis-Philippe : « C’est le plus grand honneur qu’ait reçu ma maison » …Des deux portraits, celui que j’aime le mieux, c’est le dessin de Couture ». Quiconque placera sous ses yeux ledit dessin ne s’étonnera nullement du choix de Flaubert. Il y a dans ce dessin, une rectitude, une noblesse, une majesté toute romantique. « Quant à Marchal, continue Flaubert, il n’a vu en vous que « la bonne femme », mais moi qui suis un vieux romantique, je retrouve dans l’autre « la tête de l’auteur » qui m’a fait rêver dans ma jeunesse… ».
Le 29 février 1864 a lieu la première représentation du Marquis de Villemer, à l’Odéon, pièce dont Dumas fils avait écrit le scénario, le premier acte et la moitié du second, afin de venir en aide à sa grande amie qui éprouvait toujours des difficultés lorsqu’il s’agissait de faire dialoguer ses personnages ».
À côté du chef de claque, ce personnage rituel, à la troisième galerie, il y avait un bonhomme de haute carrure, aux longs cheveux, à la face congestionnée qui tapait comme un sourd, encourageant les « romains », de l’exemple, du geste et de voix, prenant tous les effets avec une rare perspicacité, les soulignant et n’en laissant passer aucun. Ce claqueur pas ordinaire, c’était tout naïvement Gustave Flaubert (2).
« Vous avez été si bon et si sympathique pour moi, lui écrivait George Sand quelques jours plus tard, à la première représentation de Villemer que je n’admire plus seulement votre admirable talent, je vous aime de tout mon cœur ».
Elle ne lui cache pas, dans une lettre du 12 août 1866, combien elle reconnaît de qualités et à quel point elle l’admire : « …De loin je peux vous dire combien je vous aime sans craindre de rebâcher. Vous êtes un des « rares » restés impressionnables, sincères, amoureux de l’art, pas corrompus par l’ambition, pas grisés par le succès. Enfin, vous avez toujours vingt ans par toutes sortes d’idées qui ont vieilli, à ce que prétendent les séniles jeunes gens de ce temps-ci ».
Deux mois plus tard, elle lui écrit qu’elle serait enchantée d’avoir son impression écrite sur la Bretagne ; « moi, je n’ai rien vu assez pour en parler… Pourquoi votre voyage est-il resté inédit ? Vous êtes « coquet » ; vous ne trouvez pas tout ce que vous faites digne d’être montré. C’est un tort. Tout ce qui est d’un maître est enseignement, et il ne faut pas craindre de montrer ses croquis et ses ébauches. Je vous ai entendu dire : « Je n’écris que pour dix ou douze personnes ». J’ai protesté intérieurement. Les douze personnes pour lesquelles on écrit et qui vous apprécient, vous valent ou vous surpassent ; vous n’avez jamais eu besoin, vous de lire les onze autres pour être vous. Donc, on écrit pour tout le monde, pour ce qui a besoin d’être initié ; quand on n’est pas compris, on se résigne et on recommence. Quand on l’est, on se réjouit et on continue. Là est tout le secret de nos travaux persévérants et de notre amour de l’art Qu’est-ce que c’est que l’art sans les cœurs et les esprits où on le verse ? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons et ne donnerait la vie à rien… Cent fois dans la vie, le bien que l’on fait ne paraît servir à rien d’immédiat ; mais cela entretient quand même la tradition du bien vouloir et du bien faire, sans laquelle tout périrait… ».
Et elle continue de se peindre moralement dans ses superbes lettres à Flaubert qui ne pourra s’empêcher de lui écrire : « Sous quelle constellation êtes-vous donc née pour réunir dans votre personne des qualités si diverses, si nombreuses et si rares ? ».
Flaubert lui faisait part, comme aux autres intimes avec lesquels il correspond, de la difficulté qu’il éprouve à composer ses textes, George Sand lui répond : « Vous m’étonnez toujours avec votre travail pénible ; est-ce une coquetterie ? ça paraît si peu ! Ce que je trouve difficile moi, c’est de choisir entre les mille combinaisons de l’action scénique qui peuvent varier à l’infini, la situation nette et saisissante qui ne soit pas brutale ou forcée. Quant au style, j’en fais meilleur marché que vous… ».
Et l’auteur de Madame Bovary de répondre : « …Je ne suis pas du tout surpris que vous ne compreniez rien à mes angoisses littéraires ! Je n’y comprends rien moi-même. Mais elles existent pourtant et violentes. Je ne sais plus comment il faut s’y prendre pour écrire, et j’arrive à exprimer la centième partie de mes idées, après des tâtonnements infinis. Pas primesautier, votre ami, non ! pas du tout ! ».
En ce qui la concerne, elle, « le vent joue dans sa vieille harpe, dit-elle, comme il lui plaît d’en jouer. Il a ses « hauts » et ses « bas », ses grosses notes et ses défaillances » ; au fond, ça lui est égal, « pourvu que l’émotion vienne… Laissez donc le vent courir un peu dans vos cordes Moi je crois que vous prenez plus de peine qu’il n’en faut… ».
George Sand était d’une activité étonnante. De Bagnères-de-Luchon, où il s’est rendu, après le décès de sa mère, pour refaire un peu ses nerfs malades, Flaubert lui demande (12-7-72) ce qu’elle fait. Elle le lui dit le 19 du même mois : « …J’ai fait depuis Paris (où ils se sont rencontrés peu de temps auparavant) un article sur Mademoiselle Flaugergues (3), qui paraît dans l‘Opinion Nationale, avec un travail de « ladite » ; un feuilleton pour le Temps surV. Hugo, Bouilhet, Leconte de Lisle et Pauline Viardot. J’ai fait un second conte fantastique pour la Revue des Deux Mondes, un conte pour les enfants. J’ai écrit une centaine de lettres… ». La paresse, qu’elle disait être « la lèpre de son temps » n’était vraiment pas son fait.
En décembre 1872, Flaubert écrit à sa correspondante de Nohant : « …Pourquoi publier par l’abominable temps qui court ! Est-ce pour gagner de l’argent ? Quelle dérision ! Comme si l’argent était la récompense du travail ! et pouvait l’être ! Cela sera quand on aura détruit la spéculation, d’ici là, non ! Et puis comment mesurer le travail, comment estimer l’effort ? Reste donc la valeur commerciale de l’œuvre, il faudrait pour cela supprimer tout intermédiaire entre le producteur et l’acheteur, et quand même, cette question en soi est insoluble. Car j’écris (je parle d’un auteur qui se respecte) non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter tant que la langue vivra. Ma marchandise ne peut donc être consommée maintenant, car elle n’est pas faite exclusivement pour mes contemporains. Pourquoi donc publier ? Est-ce pour être compris, applaudi ? Mais vous-même « vous », grand George Sand, vous avouez votre solitude… ».
L’auteur de la Petite Fadette lui répond, quelques jours après, assez longuement, notamment ces lignes qui voulaient être prophétiques : « …Tu veux écrire pour le temps. Moi, je crois que, dans cinquante ans, je serai parfaitement oubliée et peut-être durement méconnue. C’est là la loi des choses qui ne sont pas de premier ordre, et je ne me suis jamais crue de premier ordre. Mon idée est plutôt d’agir sur mes contemporains, ne fût-ce que sur quelques-uns, et de leur faire partager mon idée de douceur et de poésie… ». On voit, par ces lignes, que la vanité n’était pas son fort. D’autre part, l’intérêt éveillé par certaines de ses œuvres est encore vivace et son souvenir loin de déserter la mémoire des hommes.
Elle eut pourtant pu tirer vanité des éloges que lui prodiguèrent les plus illustres de ses contemporains. Nous connaissons ceux de Michelet et de Flaubert. Voici ceux de Victor Hugo. Ils ont leur prix même si l’on tient compte de la courtoisie qui le poussait, aux compliments, surtout lorsqu’il s’adressait à une femme. Voici ce qu’il lui avait écrit le 8 février 1870 : « … Vous aurez dans l’avenir l’auréole auguste de la femme qui a protégé la Femme. Votre admirable œuvre tout entière est un combat et ce qui est combat dans le présent est la victoire dans l’avenir. Qui est avec le progrès est avec la certitude. Ce qui attendrit lorsqu’on vous lit, c’est la sublimité de votre cœur. Vous le dépensez tout entier en pensée, en philosophie, en sagesse, en raison, en enthousiasme. Aussi, quel puissant écrivain vous êtes… ».
Flaubert reprend le sujet après réception de la lettre de George Sand : « …Ne prenez pas au sérieux les exagérations de mon « ire »… N’allez pas croire que je compte sur la postérité pour me venger de l’indifférence de mes contemporains. J’ai voulu dire seulement ceci : quand on ne s’adresse pas à la foule, il est juste que la foule ne vous paie pas. C’est de l’économie politique. Or, je maintiens qu’une œuvre d’art (digne de ce nom et faite avec conscience) ne peut se payer. Conclusion : si l’artiste n’a pas de rentes, il doit crever de faim ! On trouve que l’écrivain, parce qu’il ne reçoit plus de pension des grands, est bien plus libre, plus noble. Toute sa noblesse sociale maintenant consiste à être l’égal d’un épicier… ».
Plusieurs longues lettres suivent dans lesquelles il traite de style, de composition ; elles sont du premier trimestre de l’année 1876 et la dernière expédiée par George Sand à Flaubert porte la date du 24 mars de cette même année. Il y est question des Rougon, de Zola, qui viennent de paraître, livre, dit-elle, qui est de grande valeur, un livre « fort », comme tu dis, et digne d’être placé au premier rang. Cela ne change rien à ma manière de voir, que l’art doit être la recherche de la vérité, et que la vérité n’est pas que la peinture du mal ou du bien… ». Le 8 juin suivant, elle s’éteignait dans sa soixante-douzième année.
Flaubert vint à ses obsèques, cela va sans dire et, comme bon nombre de ceux qui le coudoyaient, versa d’abondantes larmes. Dix jours plus tard, ayant reçu un mot de Maurice Sand, il lui répondait : « …Oui nous nous sommes compris là-bas ! (Et si je ne suis pas resté plus longtemps, c’est que mes compagnons m’ont entraîné). Il m’a semblé que j’enterrais ma mère une seconde fois. Pauvre chère grande femme ! Quel génie et quel cœur ! Mais rien ne lui a manqué, ce n’est pas elle qu’il faut plaindre… Et quand vous aurez été la rejoindre ; quand les arrières petits-enfants de vos deux fillettes auront été la rejoindre eux-mêmes, et qu’il ne sera plus question depuis longtemps des choses et des gens qui nous entourent — dans plusieurs siècles — des cœurs pareils aux nôtres palpiteront par le sien ! On lira ses livres, c’est dire qu’on songera d’après ses idées et qu’on aimera de son amour ! ».
Ce magnifique panégyrique dicté par un grand cœur ne pouvait mieux convenir à la femme et à l’écrivain de grand cœur que fut George Sand.
Maurice Haloche.
(1) Le 12 juin 1884 (vente Bovet) on adjugeait pour 105 francs la quittance (16 février 1846) donnée par G. Sand (Aur. Dupin) à ses éditeurs Giroux et Vialat, d’une somme de 2.500 francs pour son roman La Mare au Diable qui, disait Saint-Marc Girardin, « fait partie des « Géorgiques » de la France ».
(2) Félix Duquesnel. Souvenirs littéraires, Paris, 1902. Nous ne doutons pas que Flaubert ait applaudi à tout rompre. Mais n’y a-t-il pas lieu de penser que Duquesnel a « brodé » ? En effet l’auteur de Madame Bovary écrit à sa nièce, avant d’aller au spectacle : « …Je vais ce soir à la première de la mère Sand, dans la loge du Prince (sic)… ». Mais il fut fortement ému ; Sand écrivait à ses enfants : « Flaubert était à côté de nous et pleurait comme une femme ».
(3) Pauline de Flaugergues, poétesse qui vécut six ans avec Henri de La Touche qu’avait aimé, avant elle, Marceline Desbordes Valmore. H. de La Touche était mort en 1851 : P. de Flaugergues vécut de son souvenir, uniquement :
Sur la force appuyée et la main dans la sienne
J’ai marché sans effroi six ans déjà passés.
Que mon bras à mon tour t’enlace et te soutienne
Si la route, un moment, meurtrit tes pas lassés…
Les « Bruyères », parues en 1854, contiennent des pièces dans lesquelles son cœur de femme a fait entendre des notes d’un profond retentissement.