Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 15 – Page 25
Les mensonges d’Emma
Une leçon de Madame Bovary
S’il n’est pas douteux que Flaubert a voulu montrer dans Madame Bovary le danger des lectures romanesques et des unions mal assorties, on peut se demander également si, par-delà cette leçon maintenant banale, il n’en existerait pas une autre plus générale et plus profonde qu’autoriserait l’un des nombreux fragments des Brouillons reproduits dans la « Version nouvelle », de M. J. Pommier et Mlle G. Leleu (1).
Depuis le jour, en effet, où « elle invente de petits péchés » au confessionnal de la pension jusqu’au terme d’une agonie pendant laquelle elle n’avouera rien de ses adultères, il serait trop facile de rappeler toutes les circonstances dans lesquelles Emma trompe son mari et ses amants.
Mais, à lire le roman de plus près, on constate que, si le mensonge est devenu chez elle une seconde nature, cette métamorphose n’a été ni immédiate, ni absolue. Devenue la maîtresse de Rodolphe, elle souffre de sa duplicité : « Un amour comme le nôtre, lui dira-t-elle, devrait s’avouer à la face du ciel » (E.d., p. 214). « Je suis lasse de mentir », renchérissait une variante, où le remords se trahissait (P.L., p. 427). D’autre part, l’habitude du mensonge n’obscurcit jamais entièrement sa lucidité : dans les désenchantements d’un premier adultère, elle entrevoit qu’il existe quelque chose de plus solide et de plus sain que l’amour (E.d., p. 192 et 195), et pendant son agonie, dans un dernier retour sur elle-même, elle reconnaît que, si ses amants l’ont trahie, elle a aussi été victime « des innombrables convoitises qui l’ont torturée » (E. d., p. 352) .
Ces scrupules et cette clairvoyance, cependant, ont été trop éphémères ou trop tardifs pour que la guérison soit possible. Car, dès que l’adultère s’est accompli, le mensonge, qui n’était qu’un accident dans la vie, en devient désormais la règle, on peut même dire, une nécessité. Rappelons-nous ce passage dans lequel Bovary lui ayant déclaré à brûle-pourpoint que Mme Lempereur, chez qui elle prétend prendre des leçons de piano, ne la connaît pas, Emma contrefait la note du professeur et la glisse dans la botte de son mari pour se justifier après coup. « À partir de ce moment, son existence ne fut plus qu’un assemblage de mensonges où elle enveloppait son amour comme dans des voiles pour le cacher… » (E. d., p. 298-299)..
Or, dans le passage de ses Brouillons auquel nous avons fait allusion, Flaubert était allé plus loin encore en montrant les conséquences que cette dissimulation enracinée aurait bientôt dans une conjoncture décisive. Harcelé par Lheureux, Bovary s’adresse à sa mère qui, en échange de son aide, exige la destruction de la procuration utilisée par Emma. Une altercation éclate entre les deux femmes, la mère Bovary part et cette fois pour ne plus revenir qu’après la mort de sa bru. Pour apaiser Emma, Charles se risquait alors à lui demander si elle n’avait pas d’autres dettes pour les éteindre toutes à la fois en vendant un immeuble. Pourquoi donc cette dernière chance de libérer sa conscience et de se racheter, allait-elle la laisser échapper ? C’est ce que Flaubert avait d’abord expliqué : « Elle fut sur le point de tout dire, presque séduite qu’elle se trouva par une si colossale bonté. Mais la mauvaise honte, un certain dépit de se voir confusément devinée ou plutôt l’entraînement de la dissimulation lui ferma la bouche, car le mensonge est comme un sable mouvant, l’on n’y a point posé les pieds que cela vous gagne jusqu’au cœur ». (P. L., p. 546-547).
Autrement dit, et pour interpréter cette image que Flaubert aurait conservée, en la retouchant, si elle ne lui avait paru trop moralisante et trop subjective, on ne fait pas au mensonge sa part : c’est dès sa naissance, c’est avant qu’il ne prolifère et ne nous paralyse, qu’il faut l’extirper de notre vie.
G. Bosquet.
Nouvelle Revue Pédagogique, 15 mai 1959.
(1) Corti, édit. s. d. Nous la désignerons par P. L. ; l’édition définitive par E. d.