Extraits du Journal des Goncourt (1863-1870)

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 15 – Page 27

Extraits du Journal des Goncourt

 

Ils sont regroupés par années : 1857-18601861-18621863-1870
1871-18761877-18791880-18871888-1894

 

 

ANNÉE 1863

11 janvier :

Flaubert nous conte que, quand il était enfant, il s’enfonçait tellement dans ses lectures, en se tortillant une mèche de cheveux avec les doigts et en se mouillant la langue, qu’à un moment, il tombait à terre, net. Un jour, il se coupa le nez en tombant contre une vitre de bibliothèque.

Chez lui, un jeune étudiant en médecine, Pouchet, s’occupant fort de tatouage, nous en conte de toutes les couleurs. Entre autres, un forçat, qui avait sur le front comme imprimé : « Pas de chance », et un autre, un calvaire à chaque cuisse, et une fille : Liberté, Égalité, Fraternité sur le ventre.

21 janvier :

Nous avions reçu cette semaine une carte d’invitation pour passer ce soir la soirée chez la Princesse Mathilde. Nous pensions surtout, à cause de l’anniversaire (1) trouver une soirée intime, la queue de l’un de ses dîners de mercredi. Nous sommes fort surpris de trouver l’hôtel illuminé, les lumières d’une grande fête, filtrant entre les volets des fenêtres, et un hallebardier dans l’antichambre.

[…]

Flaubert est là, à côté de nous. Tous trois, nous faisons un groupe d’originaux. Nous sommes à peu près les trois seuls non décorés. Et puis, je réfléchis encore, en nous voyant tous les trois, que tous les trois, le gouvernement de cet homme qui est là, la justice de ce même empereur, assis là et que nous touchons presque du coude, nous a traduits en police correctionnelle pour outrage aux mœurs ! Ironie que tout cela !

23 janvier :

Flaubert tient du médecin du vieux Demidoff le récit suivant de sa manière de baiser. Demidoff dans un fauteuil, deux laquais derrière lui, l’un avec une pince à sucre de vermeil pour lui remettre la langue dans sa bouche (Duverger dit de lui : « Sa langue sort toujours, sa queue jamais »). Les laquais, graves et en livrée, une serviette à la main. Un médecin lui tâte le pouls. Devant lui, la Duverger nue. Entre un gros chien de Terre-Neuve qui essaie de le mettre à la Duverger. « Vite ! Vite ! » crie le médecin au moment où Demidoff commence à ériger. Et la Duverger se précipite et le suce.

26 janvier :

Flaubert me contait, un de ces soirs, que son grand-père paternel, vieux bon médecin, ayant pleuré dans une auberge en lisant dans un journal l’exécution de Louis XVI, arrêté et tout près d’être envoyé au Tribunal révolutionnaire de Paris, fut sauvé par son père, alors âgé de 7 ans, auquel sa grand’mère apprit un discours pathétique, qu’il récita avec le plus grand succès à la Société populaire de Nogent-sur-Seine (2).

28 janvier :

Nous dînons ce soir chez la Princesse Mathilde. Il y a Nieuwerkerke, un savant du nom de Pasteur, Sainte-Beuve et Chesneau, le critique d’art de l’Opinion Nationale,

[…]

Je lui demande si le costume de Salammbô tient, pour l’Impératrice. Elle me répond d’un ton très sec pour Flaubert : « C’est impossible ! »

[…]

Le progrès ? Les ouvriers cotonniers de Rouen mangent en ce moment des feuilles de colza, les mères font inscrire leurs filles sur les registres de prostitution.

Mercredi 11 février  :

Dîner chez la Princesse, avec Sainte-Beuve, Flaubert, Nieuwerkerke, Reiset, du Louvre, M. et Mme Pichon, qui sait le persan et nous regarde avec un œil hystérique de quarante ans.

[…]

Retour avec Flaubert, expansion de minuit, une demi-heure, avant de monter dans le fiacre. Causerie sur son roman moderne, où il veut faire tout entier, et le mouvement de 1830 — à propos des amours d’une Parisienne — et la physionomie de 1840 et 1848 et l’Empire. « Je veux faire tenir l’Océan dans une carafe ». Au fond, singulier procédé pour faire un roman ; puis, pour l’archéologie, lit Véron et Louis Blanc (3).

14 février :

Dîners charmants que nos dîners du samedi. La conversation y touche à tout, chacun s’y livre. Nieuwerkerke, qui y vient aujourd’hui, apparaît comme un type de ce régime-ci, beau, d’une beauté d’Hercule et de bon chien qui fait plaisir à regarder.

[…]

Sainte-Beuve vient d’écrire trois médaillons de Royer-Collard, Pasquier, etc… Grand respect pour les mots consacrés et le dernier mot inédit de Royer-Collard, entendu par Veyne, le veillant dans sa maladie. Comme son domestique était forcé de le faire uriner : « L’animal ne veut plus », fit-il en grommelant. Là-dessus, nous tous, Flaubert, Saint-Victor et nous, nous nous récrions sur tous les mots qu’on dit, tous ceux qui passent dans la conversation, qu’on ne compte pas.

[…]

Nogent-Saint-Laurens est de la Commission de la propriété littéraire. Il est pour sa perpétuité. Beuve s’élève contre, très vivement : « Vous êtes payé par la fumée, par le bruit. Mais vous devriez dire, un homme qui écrit devrait dire : « Prenez, prenez, vous êtes trop heureux qu’on vous prenne ! » Flaubert s’écrie, allant à l’extrémité de l’opinion contraire : « Moi si j’avais inventé les chemins de fer, j’aurais voulu que pas une personne ne montât en chemin de fer sans ma permission ! »

[…]

La conversation passe et remonte à la littérature. Le nom de Hugo est jeté. Sainte-Beuve bondit, comme mordu et s’emporte : « Un charlatan, un farceur ! C’est lui qui, le premier, a été un spéculateur en littérature ! » Et comme Flaubert dit que c’est l’homme dans la peau duquel il voudrait le mieux-être : « Non, en littérature, répond-il justement, on ne voudrait pas ne pas être soi ; on voudrait bien s’approprier certaines qualités d’un autre, mais en restant soi ».

17 février :

Nous allons avec Flaubert au petit bal masqué « intime », donné par Marc Fournier, le directeur de la Porte Saint-Martin, à la Porte Saint-Martin. Nous arrivons avant que les chandelles ne soient allumées, dans l’appartement de Fournier.

Samedi 21 février  :

Dîné chez Charles Edmond, un acteur qui ressemble tout bonnement à un monsieur quelconque, et Nefftzer, un gros bonhomme germain, le teint frais, rose, un œil d’enfant, un rire d’allemand, une grosse nature fine.

Flaubert a avec les femmes une certaine obscénité de propos, qui dégoûte les femmes et aussi un peu les hommes.

22 février :

Chez Flaubert, le Lagier, c’est-à-dire une causerie grasse, le l’esthétique scatologique. On cause des actrices dérangées de ventre, merdeuses, foireuses, diarrhéeuses, les femmes qui perdent leurs légumes, selon son mot : George, Rachel et Plessy, les trois gloires de cette série.

Vendredi 27 février  :

Suzanne Lagier nous donne à dîner, à Flaubert, Saint-Victor, Cavé, Sari, Gautier et nous, dans son nouvel appartement de la rue Saint-Georges. C’est dans une maison de femmes entretenues, où, à chaque palier, les portes sont l’une à côté de l’autre. Cela ressemble à un colombarium de prostitution.

1er mars  :

C’est le dernier dimanche de Flaubert, qui repart s’enterrer dans le travail, à Croisset.

Un monsieur arrive, mince, un peu raide, maigre, avec un peu de barbe ; ni petit, ni grand, un pète sec ; l’œil bleuâtre sous ses lunettes ; une figure décharnée, un peu effacée, qui s’anime en parlant ; un regard qui prend de la grâce en vous écoutant, une parole douce, coulante, peu tombante de la bouche, qui montre les dents : c’est Taine.

29 mars  :

[…]

C’est un Normand que Flaubert. Il m’a avoué qu’il disait à Sainte-Beuve qu’il ne baisait pas, pour ménager sa jalousie.

[…]

18 mai  :

Notre ami Flaubert est pour un livre le plus grand théoricien qui soit. II veut faire tenir dans le livre qu’il médite tout Tom Jones et Candide. Il continue à affecter le plus grand dégoût et le plus grand mépris de la réalité (4).

22 mai  :

Après dîner avec Flaubert et Bouilhet — qui, maintenant, à Mantes, apprend le chinois pour faire un poème chinois. Nous arrivons rue de Bondy, au boyau noir encombré de blouses, au milieu duquel s’ouvre la porte des coulisses de la Porte Saint-Martin.

Jeudi 29 octobre, à Croisset, près Rouen :

Nous trouvons, au débarcadère du chemin de fer, Flaubert avec son frère, chirurgien en chef de l’Hôpital de Rouen, un très grand et méphistophélique garçon à grande barbe noire, maigre, le profil découpé comme l’ombre d’un visage, le corps balancé sur lui-même, souple comme une liane (5) Nous roulons en fiacre jusqu’à Croisset, une jolie habitation à la façade Louis XVI, posée au bas d’une montée sur le bord de la Seine qui semble ici le bout d’un lac et qui a un peu de la vague de la mer.

Nous voilà dans ce cabinet du travail obstiné et sans trêve, qui a vu tant de labeur et d’où sont sortis Madame Bovary et Salammbô.

Deux fenêtres donnent sur la Seine et laissent voir l’eau et les bateaux qui passent ; trois fenêtres s’ouvrent sur le jardin, où une superbe charmille semble étayer la colline qui monte derrière la maison. Des corps de bibliothèque en bois de chêne, à colonnes torses, placés entre ces dernières fenêtres, se relient à la grande bibliothèque qui fait tout le fond fermé de la pièce. En face, la vue du jardin, sur des boiseries blanches, une cheminée qui porte une pendule paternelle en marbre jaune, avec buste d’Hippocrate en bronze. À côté, une mauvaise aquarelle, le portrait d’une petite anglaise langoureuse et maladive qu’a connue Flaubert à Paris (6). Puis des dessus de bustes à dessins indiens, encadrés comme des aquarelles, et l’eau-forte de Callot, une Tentation de Saint-Antoine qui sont là, comme les images du talent du maître.

Entre les deux fenêtres donnant, sur la Seine, se lève, sur une gaine carrée peinte en bronze, le buste en marbre blanc de sa sœur morte, par Pradier, avec deux grandes anglaises, figure pure et ferme qui semble une figure grecque retrouvée dans un keepsake (7). À côté, un divan-lit, fait d’un matelas recouvert d’une étoffe turque et chargé de coussins. Au milieu de la pièce, auprès d’une table portant une cassette de l’Inde à dessins coloriés, sur laquelle une idole dorée, est la table de travail, une grande table ronde à tapis vert, où l’écrivain prend l’encre à un encrier qui est un crapaud.

Une perse gaie, de façon ancienne et un peu orientale, à grosses fleurs rouges, garnit les portes et les fenêtres. Et, çà et là, sur la cheminée, sur des tables, sur les tablettes des bibliothèques, accrochées à des bras, appliquées contre le mur, un bric à brac des choses d’Orient : des amulettes avec la patine verte de l’Égypte, des flèches, des armes, des instruments de musique, le banc de bois sur lequel les peuplades d’Afrique dorment, coupent leur viande, s’asseyent ; des plats de cuivre, des colliers de verre et deux pieds de momie, arrachés par lui aux grottes de Samoûn et mettant au milieu des brochures leur bronze florentin et la vie figée de leurs muscles.

Cet intérieur, c’est l’homme, ses goûts et son talent ; sa vraie passion est celle de ce gros Orient, il y a un fond de Barbare dans cette nature artiste.

30 octobre  :

Il nous lit sa féerie qu’il vient de finir : Le Château des Cœurs, une œuvre dont, dans mon estime pour lui, je le croyais incapable. Avoir lu toutes les féeries pour arriver à faire la plus vulgaire de toutes !

Il vit ici avec une nièce, la fille de cette sœur morte dont il a le buste, et sa mère qui, née en 1793, garde la vitalité des sangs de ce temps-là et, sous les traits de vieille femme, la dignité d’une grande beauté passée.

C’est un intérieur assez sévère, très bourgeois et un peu serré. Les feux sont maigres dans les cheminées et les tapis cessent sur le carreau. Il y a l’économie normande jusque dans l’ordinaire largesse provinciale, la nourriture. Point d’autre métal que l’argenterie, qui fait un peu froid, quand on pense qu’on est dans la maison d’un chirurgien, que la soupière est peut-être le paiement d’une jambe coupée et le plat d’argent, d’une ablation de sein.

Cette réserve faite, que je crois plutôt particulière à la race qu’à la maison, l’hospitalité y est cordiale, accueillante et franche. La pauvre fille, prise entre la studiosité de son oncle et la vieillesse de sa grand’mère, a d’aimables paroles, de jolis regards bleus et une jolie moue de regret, quand, sur les sept heures, après le Bonsoir, ma Vieille, de Flaubert à sa mère, la vieille grand’maman l’emmène dans sa chambre, pour se coucher bientôt.

1er novembre  :

Nous sommes restés enfermés toute la journée. Cela plaît à Flaubert, qui semble avoir l’exercice en horreur et que sa mère est obligée de tourmenter pour mettre le pied dans le jardin. Elle nous disait que, souvent, allant à Rouen, elle le retrouvait, en revenant, à la même place, dans la même pose, presque effrayée de son immobilité. Point de mouvement : il vit dans sa copie et dans son cabinet. Point de cheval, point de canot.

Toute la journée, sans se reposer d’une voix tonnante, avec des éclats de voix de théâtre de boulevard, il nous a lu son premier roman, écrit en quatrième, et qui n’a d’autre titre, sur la couverture, que Fragments de Style quelconque. Le sujet est la perte du pucelage d’un jeune homme avec une putain idéale. Il y a dans le jeune homme beaucoup de Flaubert, des espérances, aspirations, mélancolie, misanthropie, haine des masses. Tout cela, sauf le dialogue qui n’existe pas, est d’une puissance étonnante pour son âge. Il y a déjà là, dans le petit détail du paysage, l’observation délicate et charmante de Madame Bovary. Le commencement de ce roman, une tristesse d’automne, est une chose qu’il pourrait signer à l’heure qu’il est. En un mot, cela, malgré ses imperfections, est très fort.

Comme repos, avant dîner, il a été fouiller dans toutes ses défroques, costumes et souvenirs de voyages. Il a remué avec joie toute sa mascarade orientale : et le voilà nous costumant et se costumant, superbe sous le tarbouch, une tête de Turc magnifique, avec ses beaux traits gras, son teint plein de sang et sa moustache tombante. Et il finit par retirer, en soupirant, la vieille culotte de peau de ses longs voyages, la regardant avec l’attendrissement d’un serpent qui regarderait sa vieille peau.

En cherchant son roman, il a trouvé des papiers pêle-mêlés qu’il nous lit ce soir.

C’est la confession autographe du pédéraste Chollet, qui tua son amant par jalousie et fut guillotiné au Havre, avec tout le détail de sa passion.

C’est la lettre d’une putain, offrant toutes les œuvres de sa tendresse à un miché.

C’est l’épouvantable et sinistre lettre de ce malheureux qui devient bossu par devant et derrière à trois ans ; puis dartreux à vif, brûlé à l’eau-forte et aux cantharides par des charlatans ; puis boiteux, puis cul de jatte. Récit sans plainte et terrible par cela même, d’un martyr de la fatalité ; morceau de papier qui est encore la plus grande objection que j’aie rencontré contre la Providence et la bonté de Dieu.

Et nous grisant de toutes ces vérités nues, de ces abîmes de choses vraies, nous nous disions : « La belle publication à faire, pour les philosophes et les moralistes, d’un choix de choses pareilles, qui seraient les Archives secrètes de l’Humanité ! »

À peine si nous sommes sortis un instant, à deux pas de la maison, dans le jardin. Le paysage avait l’air, la nuit, d’un paysage en cheveux.

2 novembre  :

Nous avons demandé à Flaubert de nous lire un peu de ses notes de voyage (8). Il commence, et à mesure qu’il nous déroule ses fatigues, ses marches forcées, ses dix-huit heures de cheval, les journées sans eau, les nuits dévorées d’insectes, les duretés incessantes de la vie, plus dures encore que le péril journalier, une vérole effroyable brochant sur le tout et une dysenterie terrible à la suite du mercure, je me demande s’il n’y a pas une vanité et pèse dans ce voyage choisi, fait et parachevé pour en rapporter les récits et l’orgueil aux populations de Rouen.

Ses notes, faites avec l’art d’un habile peintre et qui ressemblent à de colorées esquisses, manquent, il faut le dire, malgré leur incroyable conscience, application et volonté de rendu, de ce je ne sais quoi, qui est l’âme des choses et qu’un peintre, Fromentin, a si bien perçu dans son Sahara.

Toute la journée, il nous en lit ; toute la soirée, il nous en dit. Et nous avons, à la fin de cette journée chambrée, comme la fatigue de tous les pays parcourus et de tous les pays décrits. Comme repos, il n’a fumé que quelques pipes qu’il brûle vite, et toujours en causant littérature, tantôt essayant de réagir avec quelque mauvaise foi contre son tempérament, disant qu’il faut s’attacher aux côtes de l’art éternels et que spécialiser est empêcher cette éternité, que le spécial et le local ne peuvent produire le beau pur. Et comme nous lui demandons ce qu’il appelle le beau : « C’est ce par quoi je suis vaguement exalté ! »

Au reste, sur toutes choses, il a des thèses qui ne peuvent être sincères, des opinions de parade et de chic délicat, des paradoxes de modestie et des ravalements véritablement par trop exagérés devant l’orientalisme de Byron ou la puissance des Affinités électives de Gœthe.

Il est minuit sonné. Il vient de nous finir son retour par la Grèce. Il ne veut pas encore nous lâcher, il veut encore causer, encore lire, nous disant qu’à cette heure, il commence à s’éveiller et qu’il se coucherait à six heures, si nous n’avions pas envie de dormir. Hier, Flaubert me disait : « Je n’ai pas baisé de vingt à vingt-quatre ans, parce que je m’étais promis de ne pas baiser ». Il y a là le fond et le secret de l’homme. Un homme qui s’impose des abstinences pour lui-même, ce n’est pas un homme d’instinct, ce n’est pas un homme qui parle, qui vit, qui pense naturellement. Il se modèle et se façonne selon certaines vanités, certains orgueils intimes, certaines théories secrètes, certains respects humains.

23 novembre  :

J’entends à dîner chez Magny, le père Sainte-Beuve, penché à l’oreille de Flaubert lui dire : « Renan est venu dîner l’autre jour chez Mme de Tourbey. Il a été très bien… très charmant… ».

Même ici, à notre table de sceptiques, cela a un peu fait scandale. Que nous tous qui ne fondons ni religion, ni doute, qui ne fabriquons ni ne défabriquons de Christ, qui n’avons pas de robe d’apôtre, nous allions un jour là, c’est bien : mais que cette espèce de prêtre de philosophe mange cette soupe-là, la soupe de Jeanne ! Ce temps-ci est amusant pour ces ironies-là.

2 décembre  :

Au dîner chez la Princesse, nos amis Flaubert et Sainte-Beuve nous portent insupportablement sur les nerfs, avec ce redoublement de grécomanie. Enfin, ils en arrivent à admirer dans le Parthénon jusqu’à la couleur de cet admirable blanc qui est, dit Flaubert avec enthousiasme, « noir comme de l’ébène ! »

La Princesse parle, comme tout émoustillée du plaisir qu’elle a eu à voir Les Diables Noirs. Elle a été grattée et chatouillée par la passion que l’auteur a cherché à y mettre. Le maquereau dont Sardou a fait son héros est pour elle sympathique. Les femmes, je le vois, n’ont point notre morale ; elles n’ont que la conscience de leurs passions. Peut-être n’y a-t-il pas de maquereau pour les femmes ?

13 décembre  :

Je sors d’une conférence du dimanche chez Flaubert, avec l’étonnement et le dégoût de la servitude des idées que je rencontre partout. Ils font semblant de remuer des paradoxes et leurs paradoxes sont toujours un catéchisme !

18 décembre  :

Dîner chez Feydeau, où, sous le faux et le gros luxe, se perçoivent des embarras, des préoccupations d’argent, une maison où en sent qu’on tire le diable par la queue avec des gants blancs…

Flaubert a eu sa féerie refusée par Hostein, qui la lui a renvoyée par une espèce de commissionnaire, sans lettre, sans regrets. Le commissionnaire, questionné par Flaubert, a seulement répondu : « Ce n’est pas ce que M. Hostein voulait ». On devrait vraiment écrire sur les théâtres : « Les Hommes de Lettres m’entrent pas ici ».

Lundi 21 décembre  :

Chez Magny, nous sommes à peu près au complet et la dispute est énorme sur toutes choses.

« Boileau est bien plus poète que Racine », crie Saint-Victor.

« Bossuet écrit mal », affirme Flaubert.

 

ANNÉE 1864

18 janvier  :

Chez Magny.

On va à la femme, le sujet ordinaire de la conversation. Gautier dit qu’il n’aime que la femme insexuelle, c’est-à-dire si jeune qu’elle repousse d’elle toute idée d’enfantement, de matrice, d’obstétrique ; et il ajoute que ne pouvant satisfaire ce goût, à cause des sergents de ville, toutes les autres femmes, qu’elles aient vingt ou cinquante ans, ont pour lui le même âge. Là-dessus, Flaubert, la face enflammée, la voix beuglante, remuant ses gros yeux, part et dit que la beauté n’est pas érotique, que les belles femmes ne sont pas faites pour être baisées, qu’elles sont bonnes pour dicter les statues, que l’amour est fait de cet inconnu que produit l’excitation et que, très rarement, produit la beauté. Il développe son idéal, qui se trouve être l’idéal de la rouchie ignoble. On le plaisante. Alors, il dit qu’il n’a jamais baisé vraiment une femme, qu’il est vierge, que toutes les femmes qu’il a eues, il en a fait le matelas d’une autre femme rêvée.

Pendant ce temps, Nefftzer et Taine discutent sur le mot concret, s’étonnent de toutes les idées qu’il renferme et lâchent à tout moment des termes comme idiosyncrasie.

Flaubert, qui est verbeux ce soir, encore plus que d’habitude et qui lance ses paradoxes non avec la légèreté de jongleur indien de Gautier, mais qui les tient péniblement en équilibre, comme un hercule de foire ou plutôt et simplement, comme un provincial outré, affirme que le coït n’est pas du tout nécessaire à la santé de l’organisme, que c’est un besoin que notre imagination crée. Taine lui fait observer que cependant, lui, qui n’est guère baiseur, quand tous les quinze jours ou les trois semaines, il se livre au coït, il est débarrassé d’une certaine inquiétude, d’une certaine obsession, qu’il sent sa tête plus libre pour le travail. Flaubert de répondre qu’il se trompe, que l’homme n’a pas besoin d’une émission séminale, mais d’une émission nerveuse, et que, comme lui, Taine baise au bordel, il ne doit éprouver aucun soulagement, qu’il faut de l’amour, qu’il faut de l’émotion, le tremblement de presser une main. Nous lui faisons observer que très peu parmi nous sont assez heureux pour cela, vu que ceux qui ne satisfont pas au bordel, ont une vieille maîtresse, une femme de passade ou une épouse desquelles il n’y a ni émotion ni tremblement. Donc, les trois quarts de l’humanité n’ont pas d’émission nerveuse et ont bien de la chance s’ils la rencontrent trois mois dans toute une vie de coït.

On se bat là-dessus pendant tout le dîner ; on fait le tour du monde sur la question. Flaubert affirme que les barbares sont pédérastes et bestialitaires, tandis que les civilisés sont masturbateurs et gamahucheurs, la gamahuchade étant l’adoration religieuse de la femme.

24 janvier  :

J’étudie chez la Princesse le curieux travail de Flaubert pour attirer l’attention de la maîtresse de la maison, se faire voir, se faire parler, et cela par l’obsession des regards, des mines, des poses. Je sens dans tout cet homme le besoin qui va jusqu’à la souffrance, d’occuper, de violer l’attention et de la tenir à lui seul, et je ris en moi de voir ce gros blagueur de toutes les gloires humaines être si brutalement affamé de glorioles bourgeoises.

14 février  :

Nous avons eu à dîner, hier, Sainte-Beuve, Gautier, Flaubert, Charles Edmond et Saint-Victor et Lagier. On a causé tribaderie et pédérastie transcendantales.

28 février  :

[…]

Il y a une différence très curieuse de servilisme pour les pouvoirs entre Flaubert et Saint-Victor. Celui-ci, avec la pente naturelle qu’il doit à son caractère latin, est arrêté sur ce chemin, brisé par une ankylose toute physique, une raideur de la tête, des muscles, de l’épine dorsale. L’autre, avec des théories farouches, des braillements d’indépendance, une grande joie d’anarchie, a l’outrance d’un famulus, d’un courtisan du Danube.

2 mars  :

Flaubert nous mène chez Dantan. Un charmant petit hôtel de la rue Blanche avec une splendide galerie, où sont toutes les charges de Dantan. Le Panthéon de la laideur humaine. La caricature dessinée, elle, au moins, se sauve par la légèreté et le peu d’épaisseur. Ici, tout est en relief et en solidité et vous blesse. Il y a des difformités en plâtre et des grimaces en bronze. J’ai vu, au milieu, une tête d’orang-outang : la vue se repose sur elle de la charge de Rothschild. Il y a cependant, là-dedans, des charges de génie ; mais il vous prend une envie de vous en aller, comme devant toutes les formes d’horreur, de dépression et d’animalité de la physionomie.

9 mai  :

Chez Magny. On est au grand complet. Nous affirmons notre admiration pour le talent littéraire d’Hébert, que nous séparons tout à fait de sa moralité. La causerie nous pousse de la moralité d’Hébert à celle de Mirabeau que nous ne trouvons pas bien plus grande.

[…]

Flaubert a l’air d’un torrent qui se précipite… c’est un canal qui marche.

23 mai  :

Chez Magny. On cause de la vie. Nous seuls et Flaubert, les trois mélancoliques de la Société, les trois qui demanderaient à ne pas être nés.

ANNÉE 1865

17 février  :

Quand Flaubert eut des clous, l’année dernière, Michelet dit à un de ses amis : « Qu’il ne se soigne pas, il n’aurait plus son talent ! »

Dimanche gras 26 février  :

Chez Flaubert.

Sari parle de la Guimond, de cette femme à tête de criminelle qui ressemble à la veuve de Jean Hiroux, cette femme mêlée à tout ce qu’il y a eu de caché, de honteux, de scandaleux, depuis les tripotages de Guizot jusqu’au maquerellage de la Deslions, jusqu’au patronage de la Colombier, « le plat du jour ».

Il nous la montre, sa voiture attelée dès huit heures du matin, courant tout Paris, entrant par des portes dérobées chez tout le monde. Tout le temps que Mirès a été enfermé à Mazas, elle y était tous les jours, à neuf heures. Une femme chez laquelle le Préfet de Police déjeune souvent.

16 avril  :

À minuit passé, au sortir de la rue de Courcelles, Flaubert nous mène chez la de Tourbey, qui lui demande depuis longtemps à nous amener. Un appartement de courtisane de théâtre, avec les accessoires dorés. La femme a une conversation fouettée, saccadée, nerveuse, s’arrachant l’esprit ; une figure verte, des yeux horriblement cernés et, dans toute sa personne, un air d’agonie qui s’entraîne et se grise.

24 avril  :

Flaubert, qui a assisté à la répétition générale de Saint-Bertrand, nous peint Haussmann comme le vrai régisseur du Vaudeville, plaçant et commandant la scène, touchant à tout, remettant les mots dans la pièce, et dans la pièce de Féval, après ces mots : « …Des Obligations comme la ville de Paris », ajoutant : « Mais les Obligations de la Ville rapportent de gros intérêts ! » Un Préfet de la Seine se faisant des annonces dans ses pièces !

Mercredi 26 avril  :

La Princesse nous reçoit ce soir du haut de tout son froid, à peine si elle nous regarde. Parlons-nous, elle nous contredit. Elle n’a d’yeux, de place à côté d’elle, d’attention et d’intérêt que pour Flaubert, qui me dit, à la sortie, qu’elle lui a fait faire deux tours, tout seuls, dans le jardin, l’ombre, la nuit.

Il est bon que les princes et surtout les princesses aient de ces refroidissements, de ces hauts et de ces bas excessifs, pour que la sympathie pour eux ne devienne pas du dévouement.

Aurait-elle envie de prendre Flaubert pour amant ? Je ne pense pas. Je croirais plutôt par l’affectation de son jeu de ce soir, qu’elle cherche à faire un chandelier contre le bruit très calomnieux, venu jusqu’à elle, de bontés pour nous autres.

4 mai  :

C’est une drôle de table que celle où nous sommes assis chez Gautier. Ça a l’air d’une table d’hôte d’une tour de Babel, le dernier caravansérail du romantisme, une mêlée de gens de toutes nations, dont Gautier a l’habitude et la fierté.

Il y a, ce soir, à côté de Flaubert, de Bouilhet, de nous, un vrai Chinois, avec des yeux retroussés et la veste de velours groseille, le professeur de Chinois des filles de Gautier. Il y a un peintre exotique qui a, jusqu’aux genoux, des bottes de sept lieues et des yeux volés à un jaguar. Il y a le violoniste hongrois Reminy, avec sa tête glabre de prêtre et de diable ; il y a son accompagnateur, un petit bonhomme gras et douteux, éphébique et féminin, avec sa tête d’alsacienne, les cheveux blonds en baguettes, tombant droit de la raie au milieu de sa tête, en redingote allemande de séminariste, dans l’ouverture de laquelle se flétrit un peu de lilas blanc ; tapette étrange et inquiétante. Il y a enfin, accompagné de son fils, la femme d’un dieu, la veuve d’un Mapah, Mme Ganneau.

Dimanche 7 mai  :

Je retombe, dans la journée, chez Flaubert, où je me couche sur son grand divan, et dans l’espèce de rêvasserie anxieuse et de vague idée où je suis, j’entends comme de très loin la voix enrouée, mate et spirituelle de Préault, qui fait tomber dans mon oreille des histoires, des anecdotes, des mots.

9 mai  :

Flaubert, en sortant de chez Magny, nous disait : « Ma vanité était telle, quand j’étais jeune, que lorsque j’allais au bordel avec mes amis, je prenais la plus laide et tenais à la baiser devant tout le monde, sans quitter mon cigare. Cela ne m’amusait pas du tout, mais c’était pour la galerie ». Flaubert a toujours un peu de cette vanité là, ce qui fait qu’avec une nature franche, il n’y a jamais une parfaite sincérité dans ce qu’il dit sentir, souffrir, aimer.

Lundi 14 août (chez la Princesse, à Saint-Gratien) :

Le soir, Chesneau vient remercier de sa croix. Dans la journée, la Princesse m’avait demandé si Flaubert était décoré, et comme je lui disais qu’il ne l’était pas et que ce serait un honneur pour le Gouvernement de le décorer, elle m’a dit : « Je n’en savais vraiment rien. Si j’avais su ça, je l’aurais demandé directement. Mais je le savais si peu, que nous nous le demandions, l’autre jour, avec Charlotte (9) ». Et elle en parlait très sincèrement ; une princesse est tellement blasée sur les boutonnières des hommes, qu’elle ne voit guère ce qu’ils y portent ou ce qu’ils n’y portent pas.

28 août  :

À dîner, chez Magny, Sainte-Beuve nous confirme ce qu’avait annoncé l’ « Indépendance Belge », que nous serons décorés au mois de janvier, avec Taine et Flaubert. C’est la Princesse qui l’a demandé directement à l’Empereur, sans nous en rien dire.

29 novembre  :

Flaubert me disait, ce soir, ce mot qui est toute l’Impératrice et toute la femme : « Comment m’a-t-il trouvée ? » a été son premier mot à Mme Cornu, après le séjour de Flaubert à Compiègne.

Je crois que j’ai trouvé la véritable définition de Flaubert, du talent et de l’homme : c’est un sauvage académique.

5 décembre (après la représentation d’Henriette Maréchal) :

Nous sortons à travers les groupes tumultueux et vociférants, remplissant les galeries du Théâtre Français, et nous allons souper à la Maison d’Or avec Flaubert, Bouilhet, Ponthier et d’Osmoy. Nous y faisons très bonne figure, malgré une crise nerveuse qui nous barre l’estomac et nous donne envie de vomir quand nous portons quelque chose à nos lèvres. Flaubert ne peut s’empêcher de nous dire qu’il nous trouve superbes ; et quand nous rentrons chez nous, las de la plus infinie lassitude de notre vie, las de dix nuits passées au jeu.

ANNÉE 1866

6 janvier  :

Passé dîner avec Flaubert à Croisset (10). « Il travaille décidément quatorze heures par jour. Ce n’est plus du travail, c’est la Trappe ». La Princesse lui a écrit de nous sur notre préface : « Ils ont dit la vérité : c’est un crime ! »

21 janvier  :

Pouchet, chez Flaubert, racontait qu’on lui a supprimé, dans l’Opinion Nationale, une phrase qui relatait, d’après l’autopsie, la belle conformation du cerveau de M. de Morny. Les partis ne veulent pas même d’une autopsie favorable à un ennemi.

8 février  :

C’est de l’imprudence à un auteur dramatique d’écrire un livre, une chose qui donne la mesure de sa littérature. Je l’ai bien vu dans les lectures du Roman d’une femme que me faisait aujourd’hui Flaubert (11). Il est impossible de plus ignorer le plus élémentaire orthographe du style.

12 février  :

Mme Sand vient dîner aujourd’hui à Magny. Elle est là, à côté de moi, avec sa belle et charmante tête, dans laquelle avec l’âge s’accuse de jour en jour un peu plus de type de la mulâtresse. Elle regarde le monde d’un air intimidé, glissant à l’oreille de Flaubert : « Il n’y a que vous ici qui ne me gêniez pas ».

25 février  :

Combien les gens de tête passionnée et passionnante vivent peu ! Je vois Taine avec son coucher à neuf, son lever à sept, son travail jusqu’à midi, son dîner d’heure provinciale, ses visites, ses courses aux bibliothèque, sa soirée après son souper entre sa mère et son piano ; Flaubert comme enchaîné dans son bagne de travail, dans son souterrain ; nous, dans nos incubations enfermées, sans nulle distraction ou dérangement de famille ou de monde, sauf un dîner de quinzaine chez la Princesse et quelques courses d’aliénés de la curiosité, récréation maniaque de bibliographie et d’iconographie.

5 mars  :

Aujourd’hui Flaubert qui va faire exempter son domestique pour une varicocèle, nous disait : « Moi, je préfèrerais être militaire, avoir une infirmité, à savoir que j’en ai une… Oui, j’aimerais mieux servir sept ans que d’avoir conscience que j’en ai une. » Flaubert est un homme qui a de la vanité même avec lui-même.

6 mai  :

Flaubert me disait hier : « IL y a deux hommes en moi. L’un, vous voyez, la poitrine étroite, le cul de plomb, l’homme fait pour être penché sur une table ; l’autre, un commis voyageur, une véritable gaieté de commis voyageur en voyage, et le goût des exercices violents !… »

21 mai  :

Chez Magny.

Mme Sand fait son entrée en robe fleur de pêcher, une toilette d’amour, que je soupçonne mise avec l’intention de violer Flaubert. On croirait voir Pasiphaë en Négritie.

[…]

Lagier dans un de nos dimanches chez Flaubert ; cette femme à l’expression, la métaphone d’un pittoresque, d’une fantaisie, d’un imprévu qui nous dégoûte tous.

Elle entre en disant : « Veux-tu voir mon emmerdeur ? » Et elle nous montre son fils, qui l’attend en bas, en voiture.

27 octobre  :

Répétition de la Conjuration d’Amboise. Au fond, Bouilhet, c’est un élève de Hugo et de Victor Séjour… Ça ne fait rien, c’est un garçon travaillant honorablement, qui s’applique. Je dirais que c’est très bien, autant que je puis dire une chose que je ne pense pas.

Dimanche 28 octobre  :

Flaubert présente aujourd’hui Bouilhet chez la Princesse. Je ne sais quelle malencontreuse inspiration a eue ce poète à déjeuner, mais il sent l’ail comme un omnibus ! Nieuwerkerke remonte épouvanté, en disant : « Il y a en bas un auteur qui sent l’ail ! »

La Princesse, elle, s’en aperçoit à peine, après tout le monde. C’est miraculeux chez cette femme, la non perception d’un tas de choses délicates, comme la fraîcheur du beurre et du poisson ! Son bon et son mauvais côté est de n’être pas tout à fait une civilisée.

29 octobre  :

Nous soupons au sortir de la première représentation de la Conjuration d’Amboise, avec Bouilhet, Flaubert et Mme d’Osmoy. À deux heures, d’Osmoy arrive. Il vient de battre, pour le succès de son ami, tous les cafés Tabourey du Quartier Latin, forcé de boire des verres de vin avec la Bohême, lasse des Arts et des Lettres. Il quitte Monselet, qu’il vient de laisser à peu près ivre, allant crapuleusement de table en table avec sa décoration et sa boulimie, reniflant les portions et ramassant, çà et là, son souper.

Dans ce souper après un succès, après une ovation, ce qui nous frappe, nous si friands de cela et qui reviendrons sans doute à ce damné théâtre, c’est le creux de cette joie et de ce bonheur. Le triomphateur est d’abord éreinté ; il tombe de fatigue, d’accablement. Il est tout au bout de ses émotions et de ses sensations nerveuses ; il est comme usé pour jouir de sa réussite. Rien d’épanoui complètement, de franc, entier, d’un grand bonheur. Il est tout traversé de préoccupations, d’inquiétudes. Tout l’empêche de goûter son présent. Il est à la représentation du lendemain, de l’après-demain, aux mauvaises chances qui peuvent survenir, au revirement qui peut se faire. Ce n’est pas les applaudissements qu’il a dans l’oreille et dans le cœur, ni l’acclamation universelle : c’est un on-dit que Girardin a blagué tout le temps ; c’est le rapport de la maussaderie et la figure de tel critique ; c’est, tout ce qui se forge de mauvais, d’hostile, de perfide dans les feuilletons prévus du lundi.

Nous étudions cela sur le brave garçon, cet empoisonnement de la victoire du théâtre. Devant ce souper de gens fatigués, cassés, brisés, détendus et sans verve, avouant que cela ne vaut pas l’effort et que la récompense a trop d’alliage, toutes sortes de mélancolies nous venaient, non sur notre échec passé, mais d’avance, sur les revanches qui peuvent nous arriver.

Nous pensions aux moyens grossiers du succès, à la façon dont on le travaille, dont un acteur sans finesse et sans tirade à effet populaire l’enlèvent, à ce tas d’imbéciles, avec lequel on fait un public, à tous ces juges que nous méprisons de tout notre esprit et dont nous aurons la faiblesse d’aller chercher le jugement et les bravos.

La pièce ? Eh ! mon Dieu, la voilà, la pièce pour réussir, la tragédie du drame de la fausse histoire, de la fausse poésie. Pas une note vraie, pas un sentiment vrai. Du sublime qui a déjà servi, Casimir Delavigne copiant Hugo dans un scénario de Victor Séjour. Une de ces pièces dont le crime est de faire un si grand tort à la vraie littérature et au vrai théâtre — et passant pour littéraire.

Mais une pièce comme cela a tout pour réussir ; l’ombre de Corneille, les battoirs de Rouen et jusqu’au satisfecit de la Petite Presse !

 

ANNÉE 1867

25 février  :

À nous convalescents, la santé de Flaubert, grossière et sanguine, campagnardisée par un exil de dix mois, nous fait paraître l’homme un peu blessant et trop exubérant pour nos nerfs ; et son talent même se grossit de son encolure à nos yeux.

ANNÉE 1868

11 mars  :

Vraiment Sainte-Beuve fait défaut au salon de la Princesse. L’idée s’y abaisse, la voix y grossit, et Flaubert, qui s’y épate, en fait un salon de province. À toute histoire qu’on raconte, on peut être sûr qu’il va dire l’histoire finie ou même non finie : « Oh ! j’en sais une plus forte » et à toute personne qu’on nomme : « Moi, je la connais mieux que vous ». Grosse, décidément, bien grosse nature.

23 mars  :

Flaubert ? Un sauvage normand.

7 août  :

La Princesse hier, a fait une semonce terrible à Flaubert, à propos de ses visites à la Tourbey. Dans un sentiment de hauteur de princesse et de femme du monde, elle se plaignait ce matin et presque spirituellement d’avoir à partager, avec de pareilles femmes, la société, la pensée de ses amis, d’hommes, comme Taine, comme Renan, comme Sainte-Beuve, lui volant vingt minutes, lorsqu’il dînait chez elle, pour aller les porter à cette gueuse.

9 août, à Saint-Gratien :

Ici le château dort ou paraît dormir jusqu’à onze heures. La Princesse ne descend que quelques minutes avant le déjeuner, à onze heures et demie, les journaux dans une main, l’autre tendue aux baisers des hôtes. Elle est généralement, à ce moment, matinalement gaie, vive, avec un éveil de santé, volontiers plaisante, fouettée par les lettres reçues, écrites, les nouvelles de la presse.

On déjeune, puis on passe fumer dans la véranda, où souvent la Princesse allume le cigare des fumeurs, en injuriant la puanteur du tabac. C’est le grand moment de sa causerie. La digestion du peu qu’elle a mangé semble faire jaillir d’elle une expansion vivace de récits, de souvenirs, de portraits des gens à l’emporte-pièce, des débâcles de phrases à la Saint-Simon.

Vers les une heure, elle passe dans son atelier et travaille, elle-même, sérieusement, avec, par moments, les conseils de Giraud, de sa vieille giraille dans son dos. En ce moment, elle est fort occupée des albums japonais, dont elle transporte les fleurs et les oiseaux sur les feuilles d’un paravent de soie.

Vers cinq heures, la Princesse, à laquelle la tension du travail met un peu desang à la tête, sort avec tout son monde, quelquefois en voiture ; et l’on va à Soisy, à Eaubonne, en quelque endroit de la vallée de Montmorency. Le plus souvent, c’est un tour du lac, où les jeunes escortent sa barque sur des périssoires. Ou bien encore, elle entraîne dans les allées du parc du groupe auquel elle jette, en marchant et en retournant son profil, une conversation coupée à tout moment par un grand cri d’appel : Tine ! Tine ! ou Tom ! Tom ! à un de ses petits roquets perdus dans un massif.

Rentrée, elle s’habille en un quart d’heure et elle est presque toujours la première femme en toilette descendue au salon.

Nous avons passé trois semaines à vivre cette vie. Les habitants à demeure et à poste fixe étaient, avec nous, la famille Malvezzi et la petite Vimercati-Gautier a passé une semaine, Flaubert quelques jours. Dans les passants et les venants, peu ou point d’hommes politiques ; des peintres, le dimanche, entre deux couchers ; des hommes de lettres, le mercredi ; la famille, représentée par la tante et la comtesse Primoli le jeudi ; les autres jours, de petits dîners de l’intérieur avec la table de vingt-cinq personnes des dimanches, toute rétrécie.

La pure littérature, le livre qu’un artiste fait pour se satisfaire me semble un genre bien près de mourir. Je ne vois plus de véritables hommes de lettres, de sincères et honnêtes écrivains que Flaubert et nous. Notre trio mort, je ne vois plus guère qu’un tout petit Magny en France, tirant ses livres au petit nombre de lecteurs délicats et vraiment lettres, qui resteront à cinquante peut-être…

17 novembre  :

C’est peut-être un préjugé, mais je crois qu’il faut être un honnête homme et un bourgeois honorable pour être un homme de talent J’en juge par Flaubert et par nous et par la comparaison avec les grands hommes de la Bohême, son romancier Muger, son historien Monselet son poète Banville.

14 décembre  :

Nous avons vu à déjeuner notre admirateur et notre élève Zola.

De temps en temps, dans une récrimination amère où il nous répète et se répéte qu’il n’a que vingt-huit ans, éclate, vibrante, une note de volonté âcre et d’énergie rageuse.

« Et puis, j’ai beaucoup à chercher… Oui, vous avez raison mon roman déraille (12) : il ne fallait que trois personnages. Mais je suivrai votre conseil : je ferai une pièce comme cela. Et puis, nous sommes les derniers venus : nous savons que vous êtes nos aînés, Flaubert et vous — vous ! Vos ennemis eux-mêmes reconnaissent que vous avez inventé votre art ; ils croient que ce n’est rien : c’est tout ! »

24 décembre  :

Dégoût, profond dégoût. Ironie des choses, Gautier fils, le fils Mademoiselle de Maupin, mis subitement à la tête de la police administrative de la Presse parisienne. Le père, — cette vache, comme on dit maintenant, cruellement et justement — prêt à passer par toutes les bassesses, toutes les humiliations et toutes les platitudes personnelles et toutes celles qu’on pourra faire en son nom, pour se glisser piteusement à l’Académie.

Nous avons plaisir à retrouver Flaubert ; et dans notre trio d’ours et de solitaires ensauvagés, nous soulageons nos mépris, nos indignations sur tous les abaissements présents, les misères des caractères, la déchéance des lettrés, la domesticité enfin avec laquelle un de nos maîtres et un ami que nous aimons compromet en lui la dignité de chacun de nous.

ANNÉE 1869

Mercredi 6 janvier  :

Je dis à la Princesse que j’ai vu Sainte-Beuve, que je l’ai trouvé fatigué, préoccupé, triste. Elle ne me répond pas, passe devant moi et m’emmène dans le premier salon, le promenoir de ses causeries intimes et de ses tête-à-tête confidentiels.

Et là, elle éclate : « Sainte-Beuve, je ne le verrai plus ! Jamais !… Il s’est conduit avec moi… Lui, enfin !…. C’est à cause de lui que je me suis brouillée avec l’Impératrice… Et tout ce qu’il a eu par moi. !… Dans mon dernier séjour à Compiègne, il m’a demandé trois choses : j’en ai obtenu deux de l’Empereur… Et qu’est-ce que je lui demandais ? Je ne lui demandais pas de renoncer à une conviction, je lui demandais de ne pas s’engager par un traité avec le Temps ; et de la part de Rouher, je lui ai tout offert… Il aurait été à la Liberté, avec Giraudin, c’était encore possible, c’était de son monde… Mais au Temps ! nos ennemis personnels ! ou tous les jours, on nous insulte !… Il a été avec moi… » Elle s’arrête, puis : « Oh ! c’est un mauvais homme… Il y a six mois, j’écrivais à Flaubert : « Je crains que Sainte-Beuve, d’ici à quelque temps, ne nous joue quelque tour… » Et c’est lui qui a écrit à Nefftzer… Il y a de son ami d’Althon-Shée dans tout cela. Et avec une parole d’amertume presque sifflante : « Il m’écrivait au jour de l’An sa reconnaissance pour tout le confortable et le bien-être qui entouraient sa maladie et qu’il me devait… Non, on ne se conduit pas comme ça ! »

20 janvier  :

Touchée, lors de la vente de sa maison, de nos procédés de gentilshommes, auxquels ne l’ont guère habituée ses amants, Fournier, Baroche et même le Prince, la de Tourbey — maintenant en deux mots — a tourmenté Flaubert pour nous amener dîner chez elle.

Un appartement riche et banal, ressemblant à ces appartements meublés qu’on loue aux provinciaux pour le mariage d’une fille riche. Un vrai carnaval d’invités : Paradol, Théophile Gautier, Girardin, lugubre et cassé, avec sa tête de mort et sa mèche posée comme un accroche-cœur sur un crâne.

Mauvais petit dîner, qui fait mal à l’estomac. Toujours une cabotine de l’hôtel Rambouillet : une immense bonne volonté à faire des mots, mais elle les fait toujours à côté.

On joue à de petits jeux d’esprit innocents et cochons, La maîtresse de maison jette aux convives le mot malthusianisme et en demande la définition à la ronde. Chacun, le couteau de l’improvisation sous la gorge, dit une saleté ou une bêtise.

Après dîner, il y a une lutte grossière entre Gautier et Flaubert, le premier étalant une monstrueuse, brutale et répugnante vanité d’avoir battu les femmes, et l’autre, l’orgueil d’en avoir été battu en éprouvant toujours l’énorme désir de les tuer, en sentant, comme il finit par dire à propos de Mme Colet craquer sous lui les bancs de la Cour d’Assises.

Jeudi 22 avril  :

Très désargentés ces temps-ci, nous allons, ce matin, chez Feydeau, que nous croyions seulement un peu souffrant, pour le paiement d’un article de Jean-Michel Moreau, paru dans la Revue d’Art.

[…]

Mme Feydeau, dans une robe de chambre de soie rouge, de ces robes qui roulent des flots d’étoffe derrière les pas de la femme, nous dit, à peine assis à côté d’elle : « Eh bien, vous savez, il est très malade… Il a été douze jours sans pouvoir se mettre dans son lit ni dormir. Il avait un rhumatisme remonté dans la poitrine et qui l’étouffait… Mercredi, le lendemain du jour où Flaubert le vit et où il y avait un peu de mieux, le matin, en se levant, il allait très bien, il vint auprès de mon lit et resta à causer avec moi. À peine était-il entré dans sa chambre, je m’entendis appeler et je la trouvai bégayant, une voix qui me dit : « Je veux qu’on me lève ».

Et elle imita l’horrible bégaiement de l’homme qui vient d’être frappé d’une hémiplégie.

12 mai  :

Ce soir, au fond de la serre de la Princesse, tout à coup, dans les vous de Flaubert à Mme Sand, un tu échappe à Mme Sand dans sa réponse. La Princesse nous jette un regard. Est-ce un tu d’amante ou de cabotine ?

23 mai  :

Le livre de Flaubert, son roman parisien, est terminé. Nous en voyons le manuscrit sur sa table à tapis vert, dans un carton fabriqué spécialement ad hoc et portant le titre auquel il s’entête : L’Éducation Sentimentale et, en sous-titre : L’Histoire, d’un jeune homme.

Il va l’envoyer au copiste, car avec une sorte de religion, il garde devers lui, depuis qu’il a écrit, le monument immortel de sa copie chirographe. Ce garçon-là met une solennité un peu ridicule aux plus petites choses de sa pénible ponte. Décidément, chez mon ami, nous ne savons ce qu’il y a de plus gros, de la vanité ou de l’orgueil !

17 juillet  :

Flaubert est venu nous voir ce soir, florissant de force, de santé, plus exubérant que jamais. Il nous parte de la maladie mortelle de Bouilhet avec une insouciance de pléthorique, nous blessant par la manière leste et détachée dont il nous console et nous réconforte. Et en s’en allant, le gros homme s’écrie : « C’est étonnant, moi, il me semble, dans ce moment, que j’hérite de la vigousse de tous des amis malades ! »

[…]

On fait bien de naître normand en littérature. Nous le voyons par Flaubert vivant et par Bouilhet mort. On parle déjà, à propos de Bouilhet de lui élever un monument à l’instar de son compatriote Corneille. Bouilhet, ce pauvre Bouilhet, qui n’eut jamais ni griffe, ni marque, ni instrument, ni presque un hémistiche à lui, qui fit, comme auteur dramatique, toute sa vie, le sublime d’Hugo comme on fait un foulard !

ANNÉE 1870

Samedi 27 août  :

Zola vient déjeuner chez moi. Il me parle d’une série de romans, qu’il veut faire, d’une épopée en dix volumes, de l’Histoire naturelle et sociale d’une Famille qu’il a l’ambition de tenter, avec l’exposition des tempéraments des caractères, des vices, des vertus, développés par les milieux et différenciés comme les parties d’un jardin où il y a de l’ombre, où il y a du soleil (13). Il me dit : « Après l’analyse des infiniment petits du sentiment, comme elle a été exécutée par Flaubert dans Madame Bovary après l’analyse des choses artistiques, plastiques, nerveuses, comme vous l’avez faite, après ces œuvres bijoux, ces volumes ciselés, il n’y a plus de place pour les jeunes, plus rien à faire, plus à constituer, à construire un personnage : Ce n’est que par la quantité des volumes, la puissance de la création qu’on peut parler au public. »

Vendredi 16 décembre  :

Aujourd’hui la nouvelle officielle de la prise de Rouen (14), je suis heureux d’avoir la confiance que la gasconnade de Flaubert de se faire sauter n’a été qu’une gasconnade.

À suivre : 1871-1876

(1) II s’agit de l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI.

(2) Nicolas Flaubert, vétérinaire à Nogent-sur-Seine, avait déjà été transféré à Paris et condamné le 27 février 1794 à la déportation : la sentence ne fut pas exécutée, sa femme étant accourue avec des certificats de civisme recueillis à Nogent et à Troyes. L’enfant dont il s’agit, c’est Achille-Cléophas Flaubert, le futur chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen.

(3) C’est-à-dire Mémoires d’un Bourgeois de Paris, du Docteur Véron, et les Révélations historiques, de Louis Blanc.

(4) Le projet qui fut évoqué à Flaubert, Tom Jones et Candide, semble être Kœniksmarck. Flaubert, ayant lu un article de Blaye de Bury sur Kœnigsmarck (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1852), projette sur cette romanesque aventure une œuvre dont le Carnet 19, qui date de 1862, nous donne un scénario commenté. (Voir Mme M.-J. Durrez, Flaubert et ses projets inédits, 1950, page 88).

(5) Le père de Flaubert : Achille Flaubert, de neuf ans son aîné.

(6) Gertrude Collier avec qui Flaubert adolescent avait passé de longues heures sur la plage de Trouville, avant de fréquenter, à Paris, chez l’Amiral Collier, attaché naval en France et père de Gertrude. Celle-ci se fera connaître en Angleterre sous son nom de femme mariée, Misters Tennart.

(7) Caroline Hamard, la confidente de Flaubert, morte le 20 mars 1846 à la naissance d’une petite fille, dont il va être question plus loin.

(8) Il s’agit de notes prises au cours du voyage d’Orient entrepris avec Du Camp en 1849-1850. Ces notes seront publiées, au moins partiellement, sous le titre de : À bord de la Cange en 1880.

(9) La comtesse Charlotte Primoli, la cousine de Mathilde.

(10) À la fin de l’année 1865 et au début de 1866, les Goncourt — après la cabale d’Henriette Maréchal qui arrivera en retrait de la pièce du Théâtre Français — firent un voyage au Havre et à Rouen.

(11) Le Roman d’une Femme, roman d’Alexandre Dumas fils (1849).

(12) Il s’agit de Madeleine Férat, roman de Zola, publié dans l’Événement et qui paraît en librairie en 1868.

(13) Il s’agit des Rougon-Macquart.

(14) Rouen était tombée le 6 décembre.