Extraits du Journal des Goncourt (1871-1876)

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 16 – Page 35

Extraits du Journal des Goncourt

 

Ils sont regroupés par années : 1857-18601861-18621863-1870
1871-18761877-18791880-18871888-1894

 

 

ANNÉE 1871

SAMEDI 10 JUIN :

Dîner ce soir avec Flaubert que je n’ai pas revu depuis la mort de mon frère. Il est venu chercher à Paris un renseignement pour sa Tentation de Saint-Antoine. Il est resté le même, littérateur avant tout. Ce cataclysme semble avoir passé sur lui, sans le détacher un rien de la fabrication impassible du bouquin.

18 OCTOBRE :

Je tombe sur Flaubert au moment où il part pour Rouen. Il a sous le bras, fermé à triple serrure, un portefeuille de ministre, dans lequel est enfermée sa Tentation. En fiacre, il me parle de son livre, de toutes les épreuves qu’il fait subir au solitaire de la Thébaïde et dont il sort victorieux. Puis, à la rue d’Amsterdam, il me confie que la défaite finale du saint est due à la cellule, la cellule scientifique. Le curieux, c’est qu’il semble s’étonner de mon étonnement (1).

9 NOVEMBRE :

Je trouve, chez Flaubert, Ramelli, qu’il veut faire engager pour l’Odéon dans la pièce de Bouilhet (2). Elle est là, se plaignant du théâtre, qui a pris l’habitude de ne plus payer que les premiers rôles, qui donnait à Berton 300 francs par soirée dans le Marquis de Villemer… Je n’ai pas vu de corps d’État où la revendication de l’argent se fasse avec plus de rapacité que chez les acteurs et chez les actrices. Dans les lamentations de Ramelli, il y a de la colère de poissarde, avec les feux au visage, qui la forcent à se tenir dans une pièce où il n’y a pas de feu et d’où nous parviennent par la porte ses doléances furibondes.

Enfin elle part et nous voilà seuls. Flaubert me conte l’inespérée fortune de la Présidente, qui a reçu un titre de 50 000 francs de rentes, deux jours avant l’investissement, un envoi de Richard Wallace, qui avait couché avec elle dans le passé et lui avait dit : « Tu verras, si je deviens jamais riche, je penserai à toi ».

Il me parle de cette ambassade chinoise, tombée dans notre Siège et notre Commune, dans notre cataclysme, et à laquelle on disait : « Ça doit bien vous étonner ce qui se passe ici dans le moment ? »

— Mais non, mais non ! Vous êtes jeunes, vous, Occidentaux, vous n’avez presque pas d’histoire… C’est toujours comme ça… Le Siège, la Commune, c’est l’histoire normale de l’humanité… »

Il me retient à dîner, et après dîner, il me lit de sa Tentation de Saint-Antoine. Première impression : la Bible, le passé chrétien remis à neuf par le procédé d’Horace Vernet, avec de la bédouinerie, de la truquerie. Deuxième impression : un immense cahier de notes sur l’antiquité, condamné à passer par les trucs, mais d’une féerie, avec un tas de feuillets de la compilation érupés et se refusant à passer dans le laminoir de la chose.

Ce qu’il y a plus grave là-dedans, c’est que je ne trouve pas d’originalité dans cette œuvre qui va être trouvée si originale. Flaubert, en malin qu’il est, a choisi, depuis plusieurs années, les milieux les plus colorés, les plus excentriques, les plus carthaginois, les plus épatants pour les bourgeois. Mais sous le décor et le costume, son humanité est d’autrement poncive. Il n’y a pas chez lui la fantaisie abracadabrante d’un poète haschiché ; ou la retrouvaille psychologique d’un voyant dans les humanités mortes. En un mot, il n’y a pas d’invention personnelle, mais une appropriation intelligente réfléchie. De l’originalité, non, encore une fois non ! L’originalité ne consiste pas à faire du commun avec de l’original, mais de l’original avec du commun. De l’originalité dans l’orientalisme de Flaubert, encore non ! Tout au plus de l’ingéniosité laborieuse et appliquée.

 

ANNÉE 1872

SAMEDI 6 JANVIER :

Je suis à la première d‘Aïssé. J’ai devant moi le décor ridicule du salon de Ferriol, un salon que je connais, que j’ai découvert et dont j’ai fait acheter les boiseries 3.000 francs à mon cousin de Courmont — des boiseries que Monbes eût vendues 25.000 francs. Eh bien, parole d’honneur ! les personnages de Bouilhet sont plus faux que le décor.

La pièce va cahin-caha, dans la déférence du public pour les hexamètres  d’un mort. Quand l’honnête chevalier d’Aydie entrevoit le rôle du pétrole dans les palais royaux, ce sont des hourrahs, des applaudissements, un enthousiasme qui assure le succès, que dis-je ? le triomphe de l’œuvre XVIIIe siècle de Bouilhet, de cette singulière reconstruction historique, mettant dans la bouche des gentilshommes de 1730 des pensées d’avant-hier.

Je trouve le foyer de l’Odéon transformé en une petite chapelle. Il y a sur le marbre de la cheminée une grande photographie de Bouilhet et, lui faisant face, sur un chevalet, un grand portrait à l’huile de Mlle Aïssé. Il n’y a décidément que Rouen en France pour pareillement faire mousser les hommes de son cru.

17 JANVIER :

Flaubert est si grincheux, si cassant, si irascible, si érupé, à propos de tout et de rien, que je crains que mon pauvre ami ne soit atteint de l’irritabilité maladive des maladies nerveuses à leur germe.

SAMEDI 2 MARS :

II y a à dîner chez Flaubert aujourd’hui : Théo, Tourgueneff et moi. Tourgueneff, le doux géant, l’aimable barbare, avec ses blancs cheveux lui tombant dans les yeux, le pli profond qui creuse son front d’une tempe à l’autre, pareil à un sillon de charrue, avec son parler enfantin, dès la soupe, nous charme, nous enguirlande, suivant l’expression russe, par ce mélange de naïveté et de finesse, la séduction de la race slave, relevée chez lui par l’originalité d’un esprit supérieur, par un savoir immense et cosmopolite.

Il nous parle du mois de prison qu’il a subi après la publication des Mémoires d’un chasseur, de ce mois où il eut pour cellules les archives de la police d’un quartier, dont il compulsait les dossiers secrets. Il nous peint, avec des traits de peintre et de romancier, le chef de police qui, un jour, grisé par lui de Champagne, lui, dit, en lui touchant le coude et élevant son verre en l’air : « À Robespierre ! »

Puis il s’arrête et dit : « Si j’avais l’orgueil de ces choses, je demanderais seulement qu’on gravât sur mon tombeau ce que mon livre a fait pour l’émancipation des serfs. Oui, je ne demande que cela. L’empereur Alexandre m’a fait dire que la lecture de mon livre avait été un des grands motifs de sa détermination »,

Théo, qui est monté l’escalier, une main sur son cœur douloureux, les yeux vagues, la face blanche comme un masque de Pierrot, absorbé, muet, sourd, mange et boit automatiquement, ainsi qu’on rêverait un blême somnambule dînant à un clair de lune… Il y a déjà chez lui un mourant qui ne se réveille un peu et ne s’échappe un peu de son triste et concentré lui-même, que quand il entend parler vers et poésie.

Des vers de Molière, la conversation remonte à Aristophane, et Tourgueneff, laissant échapper tout son enthousiasme pour ce comique, pour ce père du rire, pour cette faculté, qu’il place si haut et qu’il n’accorde qu’à deux ou trois hommes dans l’humanité, s’écrie avec des lèvres humides de désir : « Pensez-vous, si on retrouvait la pièce perdue de Cratinus, la pièce jugée supérieure à celles d’Aristophane, la pièce considérée par les Grecs comme le chef-d’œuvre du comique, la pièce enfin de La Bouteille, faite par ce vieil ivrogne d’Athènes ?… Pour moi, je ne sais pas ce que je donnerais, non je ne sais pas… Il me semble que je donnerais tout ! »

Au sortir de la table, Gautier s’affale sur un divan en disant : « Au fond, rien ne m’intéresse plus ; il me semble que je ne suis plus un contemporain. Je suis tout disposé à parler de moi à la troisième personne, avec les aoristes des prétérits trépassés… J’ai comme le sentiment d’être déjà mort !

— Moi, répond Tourgueneff, c’est un autre sentiment. Vous savez, quelquefois, il y a dans un appartement une imperceptible odeur de musc, qu’on ne peut chasser, faire disparaître… Eh bien, moi, il y a comme autour de moi, et toujours, une odeur de mort, de néant, de dissolution ».

Il reprend après un silence : « L’explication de cela, je crois la trouver dans un fait, dans l’impuissance, pour une foule de motifs, pour mes cheveux blancs, etc., dans l’impuissance absolue, maintenant, d’aimer. Je n’en suis capable. Alors vous comprenez, c’est la mort ! »

Et comme Flaubert et moi, contestons pour les lettres l’importance de l’amour, le romancier russe s’écrie, avec un geste qui laisse tomber ses bras à terre :

« Moi, ma vie est saturée de féminilités. II n’y a ni livre, ni quoi que ce soit, qui ait pu me tenir place de la femme… Gomment exprimer cela ? Je trouve qu’il n’y a que l’amour qui produise un certain épanouissement de l’être, que rien ne donne, hein ? »

Et ses souvenirs fouillent un moment le passé, avec un éclair de bonheur sur la figure.

« Tenez, j’ai eu, tout jeune homme, une maîtresse, une meunière des environs de Saint-Pétersbourg, que je voyais dans mes chasses.  lle était charmante, toute blanchie avec un trait dans l’œil, ce qui est assez commun chez nous. Elle ne voulait rien accepter de moi. Un jour, elle me dit : « Il faut que vous me fassiez un cadeau ! ». — « Qu’est-ce que vous voulez ? » — « Rapportez-moi du savon ». Je lui apporte du savon. Elle le prend, disparaît, revient toute rougissante et me dit, en me tendant ses mains parfumées : « Embrassez-moi les mains comme vous embrassez dans les salons les mains des dames de Saint-Pétersbourg ! » Je me jetai à ses genoux. Eh bien, il n’y a pas un instant dans ma vie qui vaille celui-là ! »

5 MARS :

Le salon de la Princesse, ce salon de lettres et d’arts, ce salon sonore de la fine parole de Sainte-Beuve, de l’éloquence rabelaisienne de Gautier, des coups de boutoir de Flaubert, des mots spirituels de mon frère ; ce salon qui, dans l’aplatissement du goût, dans la canaillerie de l’idéal littéraire de l’Empire, retentissait de paradoxes profonds, d’idées hautaines, d’aperçus ingénieux, d’un ferraillement continu de paroles spirituelles, ce salon s’éteint comme un feu d’artifice sous la pluie, une pluie de galbois mâles et femelles, de sœurs, de nièces, de cousines, de promis, un tas de bécasses blondasses, dont le néant de l’intelligence tue l’idée et la parole.

VENDREDI 22 MARS :

Tourgueneff dîne chez moi avec Flaubert.

Il nous fait la silhouette bizarre de son éditeur de Moscou, un débitant de littérature, qui sait à peine lire et qui, en fait d’écriture, est tout au plus capable de signer son nom. Il nous le peint, entouré de douze petits vieillards fantastiques, ses liseurs et ses conseillers à 700 kopeks par an.

De là, il passe à la description de types littéraires, qui nous font prendre en pitié nos bohèmes de France. Il nous fait le portrait d’un ivrogne qui, pour boire son verre d’eau-de-vie du matin, s’était marié avec une fille de bordel, pour vingt kopeks, un ivrogne dont il a fait éditer une comédie remarquable.

VENDREDI 21 JUIN :

Je dîne ce soir chez Riche avec Flaubert, qui passe à Paris pour se rendre à l’inauguration de la statue de Ronsard, à Vendôme.

Nous dînons, bien entendu, dans un cabinet, parce que Flaubert ne veut pas de bruit, ne veut pas d’individus à côté de lui et qu’il veut encore, pour manger, ôter son habit et ses bottines.

Nous causons de Ronsard. Puis, tout de suite, lui se met à hurler, moi à gémir sur la politique, la littérature, les embêtements de la vie.

En sortant, noua tombons sur Aubryet, qui nous apprend que Saint-Victor est de l’inauguration : « Eh bien, je n’irai pas à Vendôme, me dit Flaubert. Non, vraiment, la sensibilité est arrivée chez moi à un état maladif tel, je suis entamé à ce point, que l’idée d’avoir la figure d’un monsieur désagréable, en chemin de fer, devant moi, ça m’est odieux, insupportable ! Autrefois, ça m’aurait été égal. Je me serais dit : « Je m’arrangerai pour être dans un autre compartiment ». Puis si, à la rigueur, je n’avais pu éviter un monsieur désagréable, je me serais soulagé en l’engueulant. Maintenant, ce n’est plus cela… Rien que l’appréhension de la chose, ça me donne un battement de cœur… Tenez, entrons dans un café, je vais écrire à mon domestique que je reviens demain ».

Et là, devant la paille d’un soyer : « Non, je ne suis plus susceptible de supporter un embêtement quelconque… Les notaires de Rouen me regardent comme un toqué ! Vous concevez, pour les affaires de partage, je leur disais qu’ils prennent tout ce qu’ils veulent, mais qu’on ne me parle de rien. J’aime mieux être volé que d’être agacé (3). Et c’est comme cela pour tout pour les éditeurs… L’action, maintenant. J’ai pour l’action une paresse qui n’a pas de nom. Il n’y a absolument que l’action du travail qui me reste ».

La lettre écrite et cachetée, il s’écrie : « Je suis heureux comme un homme qui a fait une couillonnade ! Pourquoi ? Dites, le savez-vous ? »

Puis il me ramène au chemin de fer et, accoudé sur la traverse où on fait queue pour prendre les billets, il me parle de son profond ennui, de son découragement de tout, de son aspiration à être mort — et mort sans métempsycose, sans survie, sans résurrection, à être à tout jamais dépouillé de son moi.

En l’entendant, il me semblait écouter mes pensées de tous les jours. Oh ! la belle désorganisation physique que fait, même chez les plus forts, les plus solidement bâtis, la vie cérébrale ! C’est positif, nous sommes tous malades, quasi fous et tout préparés pour le devenir complètement !

 

ANNÉE 1873

DIMANCHE 5 JANVIER :

Flaubert m’a écrit : « Ça ne va pas, mais ça ne va pas du tout ! » C’est parfaitement vrai. Cet homme de talent meurt de l’enragement des succès d’argent de Droy et de Belot, de la jalousie des gros sous, de la basse envie du gros bruit, de la basse littérature.

26 FÉVRIER :

Flaubert disait aujourd’hui assez pittoresquement : « Non, c’est l’indignation seule qui me soutient ! L’indignation, pour moi, c’est la broche qu’ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout. Quand je ne serai plus indigné, je tomberai à plat ! » Et il dessine la silhouette d’un polichinelle échoué sur un parapet.

DIMANCHE 16 MARS :

Alphonse Daudet, que je n’avais fait qu’entrevoir à Henriette Maréchal et que je retrouve chez Flaubert, cause de Morny, dont il a été une façon de secrétaire.

Tout en l’épargnant, en estompant, avec des paroles de reconnaissance, la nullité du personnage, il nous le peint comme ayant une qualité : un certain tact de l’humanité, la reconnaissance à première vue d’un incapable d’avec un intelligent.

SAMEDI 3 MAI :

Chez Véfour, dans le salon de la Renaissance, où j’ai abouché Sainte-Beuve avec Lagier, je dîne ce soir avec Tourgueneff, Flaubert, Mme Sand.

Mme Sand est momifiée de plus en plus, mais toute pleine de bonne enfance et de la gaîté d’une vieille femme du siècle dernier. Tourgueneff parle, et on laisse parler le géant à la douce voix, aux récits attendris de petites touches émues et délicates.

Flaubert conte un drame sur Louis XI, qu’il dit avoir fait au collège, drame où il avait ainsi fait parler la misère des populations :

– « Monseigneur, nous sommes obligés d’assaisonner nos légumes avec le sel de nos larmes ».

[…]

Flaubert, ce jour-ci, à propos de la pièce de Bouilhet qu’il rapetasse, me dit : « Vous concevez, c’est l’affaire d’un mois : c’est à écrire au plus simple, et puis, moi, je déteste les mots ! » (4).

Les mépris qu’il y a chez lui pour les qualités qu’il n’a pas est amusant. Merci ! D’esprit et la langue parlée, cette langue écrite sans en avoir l’air, la chose la plus rare au théâtre, voici comment il les traite !

Plus Flaubert avance en âge, plus il se provincialise. Puis vraiment, à retirer de mon ami le bœuf, l’animal travailleur et besognant, le fabricateur de bouquins à un mot par heure, on se trouve en tête à tête avec un être si ordinairement doué, si peu doté d’une originalité ! Et je ne parle pas ici seulement de l’originalité des idées et des comptes, je parle de l’originalité des actes, des goûts de la vie ; je parle d’une originalité particulière, qui est toujours le cachet d’un homme supérieur. Par Dieu ! Cette ressemblance bourgeoise de sa cervelle avec la cervelle de tout le monde — ce dont il enrage, je suis sûr, au fond — cette ressemblance, il la dissimule par des paradoxes, truculents, des axiomes dépopulateurs, des beuglements révolutionnaires, un contre-pied brutal, mal élevé même, de toutes les idées reçues et acceptées. Cela lui réussit même quelquefois. Mais auprès de qui ? La violence de l’exagération avoue et confesse bien vite, près des fins observateurs, la blague du verbe.

En un mot, Flaubert se proclame pour l’homme le plus passionné du monde ; or, la succession de ses amis a su et sait que la femme ne joue qu’un rôle assez secondaire dans sa vie. Flaubert se proclame l’homme le plus déraisonnable dans le maniement de l’argent ; or, Flaubert n’a de goût pour rien, n’achète quoi que ce soit, et jamais aucune fantaisie n’a fait un trou dans sa bourse. Flaubert se proclame comme l’imaginateur le plus extraordinaire dans le confort et l’élégance d’un intérieur ; or, Flaubert, jusqu’ici, n’a encore inventé que de faire des vases à fleurs dans les pots de confiture de gingembre, création, du reste, dont il se montre assez fier. Et tout est de même… L’auteur de Madame Bovary n’a que les idées, les goûts, les habitudes, les préjugés, les qualités, les vices du commun des martyrs.

Maintenant, ment-il absolument, quand il est en si complète contradiction avec son for intérieur ? Non, et le phénomène qui se passe en lui est assez complexe. D’abord, qui dit normand, dit un peu gascon. En outre, notre normand est très logomachique de sa nature. Enfin, le pauvre garçon a le sang qui se porte avec violence à sa tête, quand il parle. Cela fait, je crois, qu’avec un tiers de gasconnade, un tiers de logomachie, un tiers de congestion, mon ami Flaubert arrive à se griser presque sincèrement des contre-vérités qu’il débite.

MERCREDI 17 DÉCEMBRE :

La toquade de Flaubert d’avoir toujours fait et enduré des choses plus énormes que les autres a été, ce soir, de la dernière bouffonnerie. Il a bataillé violemment et s’est presque chamaillé avec le sculpteur Jacquemart pour prouver qu’il avait eu plus de poux en Égypte que lui, qu’il lui avait été supérieur en vermine.

Il a bien dîné. Il est enfantivement gonflé de sa lecture au Vaudeville (5). Il est grossièrement heureux ; et presque affalé sur moi, avec des coups de doigts sur la poitrine qui me font l’effet de coups de boutons de fleuret, il cherche à me prouver que personne au monde n’a été amoureux comme il l’a été une fois. C’est l’occasion pour lui de me rabâcher une histoire qu’il m’a déjà contée, histoire dans laquelle il risquait sa vie au milieu des précipices d’une falaise, pour embrasser un chien de Terre-Neuve, nommé Thabor, à une certaine place où sa maîtresse avait l’habitude de déposer un baiser… Une passion qui l’avait empoigné en quatrième et qu’il garda au fond de lui, en dépit du bordel et des amours banales, jusqu’à trente-deux ans (6). La passion eut un dénouement qui revient assez souvent dans la vie tragi-comique de mon ami. Un certain jour, au moment où il sentait que la femme, depuis si longtemps adorée, mollissait, qu’elle était à lui dans ce moment même, il eut l’envie d’aller aux lieux.

Il se dégage de Flaubert tant de nervosité, tant de violence batailleuse, que les milieux dans lesquels il se trouve deviennent bientôt orageux, qu’une certaine agressivité gagne chacun. C’est ce qui est arrivé ce soir. Je voyais dans l’exagération fausse et la gasconnade de ses paroles, le bon sens bourgeois se monter, se monter. Cela a fini comme un coup de tonnerre sur la tête de Popelin, à l’occasion d’une innocente contradiction. Et dans le petit salon, j’ai entendu la Princesse terminer sa péroraison indignée par cette phrase : « Vous êtes tous de grands enfants, des fous », puis, tout bas et modulé comme une phrase musicale : « …et de foutus cochons ! »

DIMANCHE 28 DÉCEMBRE :

Au convoi de François Hugo, nous sommes accostés, Flaubert et moi à la sortie du Père Lachaise, par Judith. Dans une fourrure de plumes, la fille de Théo est belle, d’une beauté étrange presque effrayante. Son teint, d’une blancheur à peine rosée, la bouche découpée comme une bouche de Primitif sur l’ivoire de larges dents, ses traits purs et comme sommeillants, ses grands yeux, où des cils d’animal, des cils durs et semblables à de petites épingles noires, n’adoucissent pas d’une pénombre le regard, donnent à la léthargique créature l’indéfinissable et le mystérieux d’une femme-sphinx, d’une chair, d’une matière dans laquelle il n’y aurait pas de nerfs modernes.

Et la jeune femme a pour repoussoir à son éblouissante jeunesse, d’un côté, le chinois Tsing, à la face plate, aux yeux retroussés ; de l’autre, sa mère, la vieille Grisi, qui, dans son ratatinement et son raccourcissement, ressemble à un vieux singe phtisique.

Puis afin que tout fût bizarre, excentrique, fantastique, dans la rencontre, Judith s’excusa auprès de Flaubert de l’avoir manqué la veille ; elle était sortie pour prendre sa leçon de magie — oui, pour prendre sa leçon de magie !

 

ANNÉE 1874

MERCREDI 28 JANVIER :

Le dîner de la Princesse était, ce soir, bondé de médecins. Il y avait Tardieu, Demarquez…

[…]

Flaubert s’écrie : « Il n’y a pas de caste que je méprise comme celle des médecins, moi qui suis d’une famille de médecins, de père en fils, y compris les cousins, car le suis le seul Flaubert qui ne soit pas médecin. Mais quand je parle de mon mépris pour la caste, j’excepte mon papa. Je l’ai vu, lui, dire dans le dos de mon frère, en lui montrant le poing, quand il a été reçu docteur : « Si j’avais été à sa place, à son âge, avec l’argent qu’il a, quel homme j’aurais été ! » Vous comprenez pour cela son dédain pour la pratique rapace de la médecine » (7).

Et Flaubert continue, nous peignant son père à soixante ans, les beaux dimanches de l’été, disant à sa femme qu’il allait se promener dans la campagne et s’échappant par une porte de derrière, pour courir à l‘ensevelissoir et disséquer comme un carabin. Il nous le montre encore, payant, deux cents francs de frais de poste pour aller faire dans quelque coin du département une opération intéressant la Science, une opération à une poissonnière, qui le payait d’une douzaine de harengs. Puis l’on se plaint du peu d’observation des médecins et l’on raconte qu’un homme de lettres, ayant été très frappé de voir chez le docteur Blanche des dessins de fou, représentant autour de toutes les têtes des flammes jaillissantes, avait demandé au médecin aliéniste si ces flammes étaient faites d’instinct ou d’après une copie primordiale ; Blanche répondit : « Ils sont étonnants, ces gens de lettres, à toujours vouloir un tas de choses ! Ce sont des dessins de fous, voilà tout ! »

DIMANCHE 8 FÉVRIER :

Ce soir, en dînant chez Flaubert, Alphonse Daudet nous racontait son enfance, une enfance hâtive et trouble. Elle s’est passée au milieu, d’une maison sans le sou, avec un père changeant tous les jours de métier et de commerce, dans le brouillard éternel de cette ville de Lyon déjà abominée par cette jeune nature amoureuse de soleil. Alors des lectures immenses — il n’avait que douze ans — des lectures de poètes des livres d’imagination qui lui exaltaient la cervelle, des lectures fouettées de l’ivresse avec des liqueurs chipées, des lectures promenées des journées entières, sur des bateaux qu’il décrochait du quai. Et dans la réverbération brûlante des deux fleuves, ivre de lecture et d’alcool et myope comme il l’était, l’enfant arrivait à vivre comme dans, un rêve ou dans une hallucination où, ¡pour ainsi dire, rien de la réalité des choses ne lui arrivait.

VENDREDI 6 MARS :

Je déjeunais ce matin chez Popelin, d’où nous devions partir pour la répétition du Candidat (8).

MARDI 10 MARS :

Quelle faute, quand on est si peu auteur dramatique et que son autre talent est accepté comme un article de foi ; quelle faute de tuer le respect et la religiosité de la critique, en dévoilant, sans y être force, son infirmité ! Le bon Dieu, qu’était Flaubert en littérature, est mort. On va le lire comme tout le monde, sans intimidation et il sera jugé dorénavant comme un simple et gros mortel qu’il est.

JEUDI 12 MARS :

Hier, c’était funèbre, l’espèce de glace tombant peu à peu, à la représentation du Candidat, dans cette salle enfiévrée de sympathie, dans cette salle attendant de bonne foi des tirades sublimes, des traits d’esprit surnaturels, des mots engendreurs de batailles et se trouvant en face du néant, du néant, du néant ! D’abord, ç’a été, sur toutes les figures, une tristesse apitoyée ; puis, longtemps contenue par le respect pour la personne et le talent de Flaubert, la déception des spectateurs a pris sa vengeance, dans une sorte de chûtement gouailleur, une moquerie sourieuse de tout le pathétique de la chose.

Non, les gens qui ne pratiquent pas comme moi l’homme de génie ne pouvaient en croire leurs oreilles, ne pouvaient soupçonner que le comique sorti de cette cervelle, préconisée dans toutes les feuilles fût d’un si énorme calibre. Oui, il fait gros, le gaillard !

Et l’étonnement mal comprimé augmentait à chaque instant devant les manques de goût, les manques de tact, les manques d’invention. Car la pièce n’est qu’une pâle contre-épreuve de Prudhomme ; et la satire politique y contenue, rien qu’une compilation de la Betisiana imprimée de tous les partis. Et le public espérait toujours du Flaubert, et il n’y avait pas du tout de Flaubert, ni absolument rien d’un Aristophane de Rouen descendu à Paris.

Après la représentation, je vais serrer la main de Flaubert dans les coulisses, Je le trouve sur la scène déjà vide, au milieu de deux ou trois Normands à l’attitude consternée des gardes d’Hippolyte (9 ). Il n’y a plus sur les planches un seul acteur, une seule actrice. C’est une désertion, une fuite autour de l’auteur. On voit les machinistes, qui n’ont pas terminé leur service, se hâter avec des mouvements hagards, les yeux fixés sur la porte de sortie. Dans les escaliers dégringole, silencieuse, la troupe des figurants. C’est à la fois triste et un peu fantastique, comme une débandade, une déroute dans un diorama à l’heure crépusculaire.

En m’apercevant, Flaubert a un sursaut comme s’il se réveillait, comme s’il voulait rappeler à lui sa figure officielle d’homme fort : « Eh bien voilà ! », me dit-il avec de grands mouvements de bras colères et un rire méprisant, qui joue mal le Je m’en fous ! Et comme je lui dis que la pièce se relèvera à la seconde, il s’emporte contre la salle, contre le public blagueur, les premières, etc.

Ce matin, dans la presse, c’est à qui apportera son matelas sous la chute de Flaubert. Je pensais que si c’était moi qui avait fait cette pièce, si c’était moi qui avais eu la soirée d’hier, je pensais quels trépignements, quelle bordée d’injures, quels engueulements m’aurait adressés la presse. Et pourquoi? C’est la même vie d’efforts, de travail, de dévouement à l’art.

DIMANCHE 15 MARS:
Je trouve Flaubert assez philosophe à la surface, mais avec les coins de la bouche tombante, et sa voix tonitruante est basse, par moments, comme une voix qui parlerait dans une chambre de malade.
Après le départ de Zola, il s’est échappé à me dire avec une amertume concentrée: «Mon cher Edmond, il n’y a pas à dire, c’est le four le plus carabiné…» Et après un long silence, il a terminé sa phrase par un: «Il y a des écroulements comme cela!»
Au fond, cette chute est déplorable pour tout fabricateur de livres: pas un de nous ne sera joué d’ici dix ans.

MERCREDI 1er AVRIL:
Lu la Tentation de Saint-Antoine. De l’imagination faite avec des notes. De l’originalité toujours réminiscente de Gœthe. En somme, ce livre me fait un peu l’effet des Pilules du Diable des vieilles mythologies (10).

MARDI 14 AVRIL:
Dîner chez Riche avec Flaubert, Joly, Tourgueneff, Alphonse Daudet. Un dîner de gens de talent qui s’estiment — et que nous voudrions faire mensuel les hivers prochains.
On débute par une grande dissertation sur les aptitudes spéciales des constipés et des diarrhéiques en littérature; et de là, on passe au mécanisme de la langue française. À ce propos, Tourgueneff dit à peu près cela: «Votre langue à vous, Messieurs, m’a tout l’air d’un instrument dans lequel les inventeurs auraient bonnassement cherché la clarté, la logique, le gros à-peu-près de la définition, et il arrive que l’instrument se trouve manié aujourd’hui par les gens les plus nerveux, les plus impressionnables, les moins susceptibles de se satisfaire de l’à-peu-près».

DIMANCHE 1er NOVEMBRE:
Une lettre de Zola me force aujourd’hui à aller voir la répétition de sa pièce (11). C’est à Cluny; une salle de spectacle qui, en plein Paris, trouve le moyen de ressembler à une salle de province comme peut être, par exemple, la salle de Sarreguemines. Sur les planches, des acteurs comiques, qui ont la gaîté refroidie de pauvres acteurs qui ne dînent pas tous les jours. C’est navrant, pour un homme de valeur, d’être interprété dans une telle salle par de tels comédiens. Et je ne pense pas sans tristesse à Flaubert, dont le tour va venir dans un mois.

VENDREDI 13 NOVEMBRE:
À déjeuner (12), à propos de Zola, dont le nom a été prononcé par moi et qu’on abîme, je ne puis m’empêcher de m’écrier: «Mais c’est la faute de l’Empire! Zola n’avait pas le sou. Il avait une mère, une femme à nourrir. Il n’avait pas d’abord d’opinions politiques. Vous l’auriez eu avec tant d’autres, si on avait voulu. Il n’a trouvé à placer sa copie que dans les journaux démocratiques. Eh bien, vivant tous les jours avec ces gens, il est devenu démocrate. C’est tout naturel… Ah! Princesse, vous ne savez pas quel service vous avez rendu aux Tuileries, combien votre salon a désarmé de haines et de colères, quel tampon vous avez été entre le Gouvernement et ceux qui tiennent une plume… Mais Flaubert et moi, si vous ne nous aviez pas achetés, pour ainsi dire, avec votre grâce, vos attentions, vos amitiés, nous aurions été, tous deux, des éreinteurs de l’Empereur et de l’Impératrice!

MERCREDI 2 DÉCEMBRE:
Ce soir, chez la Princesse, en mangeant ma soupe (13), je dis à Flaubert placé près de moi: «Je vous fais mon compliment d’avoir retiré votre pièce. Quand on a eu un échec, comme nous en avons eu tous les deux, il faut, pour la revanche, être sûr d’être joué par de vrais acteurs». Il me paraît un peu embarrassé, puis, après un silence, il accouche: «Je suis au Gymnase, maintenant… Ce n’est pas moi, c’est Peragallo qui a voulu la présenter…». Et il ajoute: «Il y a cinq robes dans ma pièce, et là, les femmes peuvent en acheter…»
«Il y a cinq robes dans ma pièce…», Flaubert dit cela!

MERCREDI 9 DÉCEMBRE:
Y a-t-il une notabilité en quoi que ce soit, quelque part où se trouve Flaubert, il faut que le Normand se précipite en sa connaissance, viole son intimité. La notabilité a beau faire, elle ne peut se dérober à la pression de ses attentions, à la violence de ses amabilités, à l’enveloppement impérieux de sa parole, à l’entrance de toute sa grosse personne… Et tout cela est pour pouvoir dire, à quelque nom, petit ou grand, qu’on nomme dans une Société: «Moi, je le connais beaucoup, c’est un ami!»

MERCREDI 16 DÉCEMBRE:
Ceci est Flaubert, tout Flaubert. On causait dans le fumoir de livres qui excitent les jeunes sens et on citait Faublas entre autres: Flaubert de déclarer qu’il n’a jamais pu le terminer et qu’un seul livre a eu de l’action érective sur lui, l’Aloysia, de Meursins (14)… L’homme, est d’une nature si supérieure, si particulière, entendez-le bien! qu’il n’y a qu’un livre latin capable de le faire b…

 

ANNÉE 1875

LUNDI 25 JANVIER:
Le dîner de Flaubert n’a pas de chance. C’est en sortant du premier que j’ai attrapé ma fluxion de poitrine. Aujourd’hui, Flaubert manque; il est au lit. Nous ne sommes donc que Tourgneneff, Zola, Daudet et moi,

DIMANCHE 7 FÉVRIER:
Popelin racontait ces jours-ci à Flaubert, que lorsque la rupture de la Princesse avec Nieuwerkerke avait été officielle, la Princesse avait reçu de Dumas une lettre, une lettre d’ailleurs bien tournée. L’auteur de la Dame aux Camélias se proposait comme remplaçant, disant à l’Altesse qu’une femme comme elle, avec un homme comme lui, devait conquérir le monde. Au fond, l’amoureux épistolaire voulait tout bonnement conquérir un fauteuil au Sénat.

MERCREDI 17 FÉVRIER:
Ce soir, Dumas dînait chez la Princesse. Le nouvel académicien a cherché à se montrer simple mortel, à écraser le moins possible de son succès ses confrères.
Après dîner, il s’est mis à parler d’une manière très intéressante de la cuisine du succès; et, un moment, se tournant vers Flaubert et moi, avec un ton où un profond mépris s’alliait presque à de la pitié: «Vous autres, vous ne vous doutez pas, pour le succès d’une œuvre dramatique, de l’importance de la composition d’une première; vous ne savez pas tout ce qu’il faut faire… Tenez, simplement, si vous n’encadrez pas au milieu de bienveillants, de sympathiques, les quatre ou cinq membres que chaque Club détache pour ces jours-là… Car en voilà un public peu disposé à l’enthousiasme! Et si vous ne pensez pas à cela, et à cela…» Et il nous apprend tout un monde de choses que nous ignorions parfaitement et que, maintenant que nous le savons, nous ne saurons jamais mettre en pratique.

DIMANCHE 28 FÉVRIER:
On admire chez Flaubert la poésie de l’anglais Swinburne, quand Daudet s’écrie:
«Mais, à propos, on le dit pédéraste! On raconte des choses extra-ordinaires de son séjour à Étretat, l’année dernière…»
— Il y a plus longtemps que cela, il y a quelques années, reprend le petit Maupassant; j’ai un peu vécu avec lui dans le temps…
— Mais, en effet, s’exclame Flaubert, est-ce que vous ne lui avez pas sauvé la vie?
— Pas entièrement, répond Maupassant. Je me promenais sur la plage, j’entends les cris d’un homme qui se noie, j’entre dans l’eau… Mais une barque avait pris l’avance et l’avait déjà repêché… Il s’était baigné complètement ivre… Voilà toutefois qu’au moment où je sortais de l’eau, mouillé jusqu’à la ceinture, un autre anglais, qui habitait le pays et qui était son ami, vint me remercier très chaudement.

DIMANCHE 7 MARS:
Zola, en entrant chez Flaubert, se laisse tomber dans un fauteuil et murmure d’une voix désespérée: «Que ça me donne de mal, ce Compiègne; que ça me donne de mal!» (15)
Alors, Zola demande à Flaubert combien il y avait de lustres éclairant la table du dîner, si la causerie faisait beaucoup de bruit et de qui on causait, et qu’est-ce que disait l’Empereur? Oui, le voilà cher chant à attraper d’un tiers, dans une conversation à la physionomie d’un milieu que seuls peuvent raconter des yeux qui l’auraient vu. Et le romancier, qui a la prétention de faire de l’histoire dans un roman, va vous peindre une grande figure historique d’après ce que voudra bien lui en dire, en dix minutes, un confrère qui garde le meilleur de ce qu’il sait pour un roman futur…
Cependant, Flaubert moitié pitié de son ignorance moitié satisfaction d’apprendre à deux outrois visiteurs qui sont là qu’il a passé quinze jours à Compiègne, joue à Zola, dans sa robe de chambre un Empereur classique au pas traînant, un main derrière son dos ployé, tortillant sa moustache avec des phrases idiotes de son cru.
«Oui, fait-il après qu’il a vu que Zola a pris son croquis dans sa tête, cet homme était la bêtise, la bêtise toute pure!»
— Certainement, lui dis-je, je suis de votre avis; mais la bêtise est en général, bavarde et la sienne était muette: ça a été sa force, elle a permis de tout supposer…»
Puis Flaubert raconte un curieux épisode des amours de l’Empereur avec Bellanger, à Montretout: l’Empereur, le chapeau de papier sur la tête, collant de son impériale main le papier d’un petit salon et des water-closets de sa maîtresse… «Et je le sais bien, ajoute Flaubert, c’était un papier bleu à petites croix blanches».

DIMANCHE 21 ¡MARS:
De la rue Pavée (16), nous allons chez Flaubert à pied.
[…]
Chez Flaubert, Tourgueneff nous traduit le Prométhée et nous analyse la Satyre, deux œuvres de la jeunesse de Gœthe, deux imaginations de la plus haute envolée. Dans cette traduction, où Tourgueneff cherche à nous donner la jeune vie palpitante dans les phrases, je suis frappé de la familiarité en même temps que de la hardiesse de l’expression. Les grandes, les originales œuvres, dans quelque langue qu’elles existent, n’ont jamais été inscrites en style académique.

DIMANCHE 4 AVRIL:
De la sève fornicante et coïtante répandue dans le livre de Zola (La Faute de l’Abbé Mouret), on est remonté aujourd’hui chez Flaubert aux habitudes amoureuses de l’auteur. Zola nous raconte que pendant qu’il était étudiant, il lui était arrivé plusieurs fois de rester huit jours couché avec une femme ou, du moins, vivant en chemise avec elle.

DIMANCHE 18 AVRIL:
En sortant de chez Flaubert, Zola et moi nous, nous entretenions de l’état de notre ami — état, il vient de l’avouer, qui, à la suite de noires mélancolies, éclate dans des accès de larmes. En tout en causant des raisons littéraires, qui sont la cause de cet état et qui nous tuent les uns après les autres, nous nous étonnons du manque de rayonnement autour de cet homme célèbre. Il est célèbre et il a du talent, et il est très bon garçon, et il est très accueillant. Pourquoi donc, à l’exception de Tourgueneff, de Daudet, de Zola, de moi, de ces dimanches ouverts à tout le monde, n’y a-t-il personne?
Pourquoi?

DIMANCHE 25 AVRIL:
Chez Flaubert.
Les uns et les autres se confient les hallucinations de leur mauvais état nerveux. Tourgueneff raconte que descendant au son de la cloche du dîner, avant-hier, et passant devant la porte du cabinet de toilette de Viardot, il l’a vu, le dos tourné, en veston de chasse, occupé à se laver les mains, puis a été fort étonné de le retrouver, en entrant dans la salle à manger, assis à sa place ordinaire.
Il raconte ensuite une autre hallucination. Il était revenu en Russie, après une longue absence, et allait rendre visite à un ami, qu’il avait quitté les cheveux tout noirs. Au moment où il entrait, il voyait comme une perruque blanche lui tomber du plafond sur la tête, et quand l’ami se retournait pour voir qui entrait il avait l’étonnement de le retrouver tout blanc.
Zola se plaint de passages de souris ou d’envolées d’oiseaux à sa droite, à sa gauche.
Flaubert dit qu’après une complète absorption et un long penchement de tête sur sa table de travail, il éprouve, au moment de se redresser, comme une peur de retrouver quelqu’un derrière lui.

LUNDI 5 MAI:
Ce petit Daudet, il est particulier, il est étrange et a par moments des foucades tout à fait en dehors de notre vie de bons bourgeois. Le vin le priapise d’une manière folle et capricante.
Il nous avait dit, il a quelques jours, qu’il redoutait nos dîners parce qu’il s’y grisait; et quand il était gris, il n’était plus maître de lui. Au fond, il semblait n’être pas trop mécontent d’avoir un dîner officiel, qui le privât d’être du nombre des convives. Toutefois, il avait promis gentiment de venir nous retrouver à dix heures.
Il arrive avec toute sa raison, mais se dépêche de commander du Champagne frappé, puis après le Champagne, des soyers. Et le voilà qui se monte, qui s’allume et nous raconte qu’à notre dernier dîner, il s’est retrouvé à six heures du matin à Batignolles, descendant de la rue Durantin, tout honteux et malheureux comme les pierres. Il parle d’une fille nabote qu’il a comblée de ses faveurs; de 150 francs, qu’il a donnés ou perdus dans la nuit; d’incidents grotesques, de choses bizarres, qu’il conte d’une manière charmante, avouant que quand il est saoul, il faut absolument qu’il coure des bordées comme un marin, qu’il en est désespéré, qu’il adore sa femme, de qui le pardon indulgent qu’il a trouvé au retour, le déchire de remords. Et pendant qu’il parle de ses remords avec une voix d’ivrogne, nous sentons que la folie de la rue Durantin va recommencer.
Et c’est amusant de voir Flaubert l’écouter avec un sentiment de stupéfaction et de basse envie. Il jalouse la sincérité de ses vices.

MERCREDI 8 MAI:
J’apprends à Flaubert que Michel Lévy est mort. À cette nouvelle, je vois le doigt de Flaubert faire repasser par sa boutonnière la décoration qu’il ne portait plus apparente, depuis que Lévy avait été décoré.

LUNDI 8 NOVEMBRE:
«En trois mots — c’est Flaubert — qui parle — je vais vous dire ce qu’il en est… Je suis ruiné». Il y a eu tout à coup sur les bois une baisse comme jamais on n’en a vu. Ce qui valait 100 francs, n’en a plus valu que 60. D’abord, j’ai fait des prêts à mon neveu; puis quand la faillite a été menaçante, j’ai racheté, à bas prix s’entend, des créances… Tout mon avoir y a passé. Mais s’il se relève — il est resté à la tête de ses affaires — je ne perdrai rien. Il me doit aujourd’hui plus d’un million» (17).
Et Flaubert me laisse incertain si je dois le plaindre ou lui faire compliment sur cette ruine, qu’il ne semble pas trop fâché d’avoir vue trompétée par les journaux.

MARDI 16 NOVEMBRE:
Un mot de Dupanloup à Dumas:
— Comment trouvez-vous Madame Bovary?
— Un joli livre…
— Un chef-d’œuvre, Monsieur!… Oui, un chef-d’œuvre pour ceux qui ont confessé en province!

 

ANNÉE 1876

MARDI 25 JANVIER:
La littérature inaugurée par Flaubert et par les Goncourt pourrait, il me semble, se définir ainsi: une étude rigoureuse de la nature dans une prose parlant la langue des vers.

LUNDI 31 JANVIER:
«Morny (c’est Alphonse Daudet qui parle) nous ne serions pas les quatre qui sommes ici, il y en aurait même deux de plus, je ne dirais pas cela, Morny était un peu c…, un imbécile, quoi! Il vous disait: «Moi j’ai la plus grande facilité poétique»… En pension, il m’arrivait, quand un devoir était difficile, de l’écrire en vers…»
Il disait encore: «La musique, je crois que j’étais né pour en faire: c’est étonnant comme les airs m’arrivent naturellement!»
[…]
Oui, il rêvait la musique d’une machine avec des Vive l’Empereur! qui devait remuer les masses du 15 août (18).
[…]
«Et vous ne faites rien de cela!» s’exclama tout à coup Zola qui, depuis quelques instants — ainsi que toutes les fois qu’il entend des choses convertissables en romans — s’agite sur sa chaise à laquelle il fait décrire de demi-cercles. «Mais c’est un livre superbe à faire! Il y a là un caractère… Si j’avais eu cela pour l’Excellence Rougon!… Est-ce que ce n’est pas votre avis, Flaubert?»
— Oui, c’est curieux, mais il n’y a pas un livre là-dedans…
Il n’y a pas un livre, il n’y a pas un livre? Mais si, il y a un livre! N’est-ce pas, Goncourt?

— Moi, je trouve que le roman doit se faire, en principe, avec l’histoire que les mémoires ne recueillent pas,
— Mais vous, Flaubert, pourquoi ne faites-vous pas quelque chose sur ce temps? reprend Zola qui poursuit son idée.
— Pourquoi? Parce qu’il faudrait aussi trouver la forme  et la manière de s’en servir… Et puis, maintenant, je suis une bedolle!
— Une bedolle, qu’est-ce que c’est que ça? interroge Daudet.
— Non, personne, mieux que moi ne sait combien je suis une bedolle… Oui, une bedolle, quoi? Un vieux cheik, enfin…
Et il finit sa pensée d’un geste vaguement désespéré.

MERCREDI 2 FÉVRIER:
En arrivant, Popelin me prend à part et me dit qu’il veut me lire, ce soir, à moi et à Flaubert, un petit morceau que la Princesse vient de rédiger sur un chien aimé et dont elle a l’ambition de faire une plaquette tirée a un petit nombre. Et nous voilà tous trois, aussitôt après dîner, filant comme des voleurs dans le cabinet de la Princesse, et la lecture commence.
Aux premières lignes, Flaubert parle de corrections, de mots à chaîner, comme s’il s’agissait de l’écriture d’un confrère. Est-il jeune, ce pauvre vieux garçon! Eh! mon Dieu, la Princesse ne se doute pas ce que c’est que d’écrire, surtout quand elle s’applique. Elle possède, à la rigueur, le jet d’une lettre; mais si elle veut écrire un morceau de style, il n’arrive sous sa plume, en quête tranquille de belle écriture, que des clichés ou des phrases solennellement communes ou bêtement attendries. Il n’y a pas de corrections dans de telles choses, il faut les récrire entièrement ou les accepter dans leur néant. La Princesse est un orateur, mais point du tout un écrivain. Sa valeur incontestable est dans l’éloquence du débinage, dans des portraits cruels, dans de la blague féroce parlée.

DIMANCHE 20 FÉVRIER:
Après une éclipse de plusieurs années, Suzanne Lagier commence à reparaître, le dimanche, d’une manière régulière, chez Flaubert.
C’est toujours la même langue cynique, qu’on dirait descendre de Rabelais et de Jean Hiroux. Aujourd’hui, Suzanne s’est livrée à la narration des piles qu’elle a reçues de tous ses amants pendant sa vie Elle a spirituellement, et techniquement conté les coups de pied, dans le derrière qu’elle a reçus d’Alexandre Dumas, qui lui témoignait son amour d’ouvrier en la battant comme plâtre. Elle a conte les coups de poing sur la tête que lui donnait Sari, des coups de poing à l’estourbir! Elle a enfin très joliment décrit les volées de coups de cravache de Didier, coups de cravache qui la faisaient sauter, selon son expression, comme un caniche de cirque.

DIMANCHE 5 MARS:
Aujourd’hui, Tourgueneff est entré chez Flaubert en disant: «Je n’ai jamais vu qu’hier combien les races sont différentes… Ça m’a fait rêver toute la nuit! Nous sommes cependant, n’est-ce pas? nous, des gens du même métier, des gens de plume… Eh bien! hier, dans Madame Caverlet, quand le jeune homme a dit à l’amant de sa mère, qui allait embrasser sa sœur: «Je vous défends d’embrasser cette jeune fille» eh bien j’ai éprouvé un mouvement de répulsion (19). Et il y aurait eu cinq cents Russes dans la salle, qu’ils auraient éprouvé le même mouvement de répulsion. Et Flaubert et les gens qui étaient dans notre loge ne l’ont pas éprouvé ce mouvement de répulsion …  J’ai beaucoup réfléchi dans la nuit. Oui, vous êtes bien des Latins, il y a chez vous du Romain et de sa religion du droit; en un mot, vous êtes des hommes de la loi… Nous ne sommes pas ainsi… Comment dire cela? Voyons, supposez chez nous un rond, un rond autour duquel sont tous les vieux Russes, puis, derrière, pêle-mêle, les jeunes Russes. Eh bien, les vieux Russes disent: «Oui,» ou «Non», auxquels acquiescent ceux qui sont derrière. Alors, figurez-vous que, devant ce «Oui» ou «Non», la loi n’est plus, n’existe plus, car la loi, chez les Russes ne se cristallise pas comme chez vous. Un exemple: nous sommes voleurs en Russie, et, cependant, qu’un homme ait commis vingt vols, qu’il avoue, mais qu’il soit constaté qu’il ait eu besoin, qu’il ait eu faim, il est acquitté… Oui, vous êtes des hommes de la loi, de l’honneur; nous, tout autocraties que nous soyons, nous sommes des hommes…»
Et comme il cherche son mot, je lui jette:
«De l’humanité!».
— Oui, c’est cela! reprend-il. Nous, nous sommes moins conventionnels que vous; nous sommes des hommes de l’humanité!
Aujourd’hui dimanche dernier, jour des élections, j’ai la curiosité de voir la physionomie du salon Hugo.
Dans l’escalier, je rencontre, s’en allant, Meurice et Vacquerie, Vacquerie qui se dispute avec sa fille qui veut prendre une voiture, qu’il est peu disposé à payer.
Dans le salon du poète, presque vide, Madame Drouet, raide dans sa robe de douairière galante, se tient assise à la droite de Hugo, dans une attention religieuse, sur un coin du divan. Mme Charles Hugo est affairée dans le chiffonnement mou d’une robe de dentelle noire, en une pose de paresse joliment soucieuse, avec toutes sortes de délicates ironies dans les yeux pour l’office auquel elle assiste tous les soirs et pour les rengaines du grand homme, son beau-père. Les hommes sont Flaubert, Tourgueneff, Gouzien et un petit jeune homme inconnu.
[…]
Je donne le bras à Mme Drouet et l’on passe dans la salle à manger, où il y a sur la table des fruits, des légumes, des sirops… Et là, les bras croisés sur sa poitrine, le corps un peu renversé en arrière dans sa redingote boutonnée et le blanc d’un foulard au cou, Hugo se remet à parler. Il parle de cette voix douce et lente, un peu étoupée et cependant très distincte, une voix qui s’amuse autour des mots et les caresse; il parle les yeux demi-fermés, avec toutes sortes d’expressions chattes passant sur sa physionomie qui fait la morte, sur cette chair qui a pris le beau et le chaud culottage de la chair d’un syndic de Rembrandt; et quand sa parole s’anime, il y a sur son front un étrange tressautement de la ligne de ses cheveux blancs, qui monte et redescend.

VENDREDI 5 MAI:
Notre Société des Cinq a la fantaisie de manger une bouillabaisse dans une taverne qui est derrière l’Opéra-Comique (20). On est ce soir causeur, verbeux, expansif.
Moi, pour travailler — c’est Tourgueneff qui parle — il me faut l’hiver, une gelée comme nous avons en Russie, un froid astringent, avec des arbres chargés de cristaux.
[…]
Oui, une noce classique, jette Flaubert. J’étais pour tout dire un enfant. J’avais onze ans. C’est moi qui ai détaché la jarretière de la mariée. Il y avait à la noce une petite fille. Je suis revenu à la maison amoureux d’elle. Je voulais lui donner mon cœur — une expression que j’avais entendue. Dans ce temps, il arrivait tous les jours, chez mon père, des bourriches de gibier, de poisson, de choses à manger que lui envoyaient des malades qu’il avait guéris — des bourriches qu’on déposait le matin dans la salle à manger. Et, en même temps, comme j’entendais sans cesse parler d’opérations, ainsi que de choses habituelles et ordinaires, je songeais très sérieusement à prier mon père de m’ôter le cœur. Et je voyais mon cœur apporté dans une bourriche par un conducteur de diligence, à la plaque, à la casquette garnie de frisure de peluche; je voyais mon cœur posé sur le buffet de la salle à manger de ma petite femme. Et dans le don matériel de mon cœur, il n’y avait en ma pensée ni blessure ni sang.
[…]
«J’étais rappelé en Russie, reprend Tourgueneff. J’étais à Naples je n’avais plus que cinq cents francs. Il n’y avait pas de chemins de fer, alors; le retour fut embarrassé et difficile, et vous l’imaginez bien, sans dépenses d’amour. Je me trouvais à Lucerne, regardant du haut du pont, près d’une femme accoudée à côté de moi sur le parapet des canards qui ont une tache en forme d’amande sur la tête. La soirée était magnifique. Nous nous mîmes à causer, puis à nous promener. Et en nous promenant, nous entrâmes dans le cimetière «Flaubert, vous connaissez le cimetière?» Je ne me rappelle pas en ma vie avoir été plus amoureux, plus excité, plus, pressant.
[…]
Tout ça, s’écrie Flaubert, qu’est-ce que c’est auprès de ceci et son coude se serre contre sa poitrine — auprès d’un bras de femme aimée, qu’on presse une seconde contre son cœur en la menant, à table?
— Oh! ah! m…! fait Daudet qui se tortille sur sa chaise et crispe ses mains nerveuses au-dessus de sa tête. Ça n’est pas mon genre… Vous ne pouvez pas vous faire une idée de mon individu.
[…]
Mais Daudet, je suis aussi un cochon, dit naïvement Flaubert.
— Laissez donc, vous êtes un cynique avec les hommes et un sentimental avec les femmes.
— Ma foi, c’est vrai, fait en riant Flaubert, même avec les femmes de bordel, que j’appelle mon petit ange.
— C’est fou, mais c’est comme ça, reprend en s’amusant Daudet. Il me faut un débordement de mots sales, orduriers… (21)
Dans la Haute-Égypte (c’est la voix de Flaubert), par la nuit noire comme un four, entre des maisons basses, au milieu de l’aboiement des chiens qui veulent vous dévorer, on vous mène à une hutte, haute comme un jeune homme de dix-sept ans. Là-dedans, tout au fond, on trouvera, couchée par terre, une femme en chemise, dont le corps est entouré sept ou huit fois d’une grande chaîne d’or, une femme qui a les fesses froides comme de la glace et l’intérieur du corps comme un brasier. Alors, avec cette femme qui reste immobile dans le plaisir, on éprouve, voyez-vous, des jouissances infinies, des jouissances…
— Allons, Flaubert, c’est de la littérature, ça!
Résumons:
Tourgueneff est un cochon dont la cochonnerie est teintée de sentimentalisme.
Zola est un cochon grossier et brute, dont la cochonnerie se dépense maintenant toute entière dans la copie.
Daudet est un cochon maladif, avec les foucades d’un cerveau chez lequel, un jour, pourrait bien entrer la folie.
Flaubert est un faux cochon, se disant cochon et affectant de l’être, pour être à la hauteur des cochons vrais et sincères qui sont ses amis.
Et moi, je suis un cochon intermittent, avec des crises de salauderie, qui ont l’exaspération d’une chair mordue par l’animalcule spermatique.

JEUDI 25 MAI:
Flaubert a décidément le moi trop gras, trop balourd, Il n’y a pas bien longtemps que je faisais part de mon étonnement à Burty, de ce qu’il japonise depuis une vingtaine d’années sans avoir jamais acheté du Satzuma, du Satzuma avec ses fonds de couleur de rouille de toile neuve, ses fleurs jetées, son caractère d’esquisse sur une toile au fond épargné: «C’est la vraie céramique des artistes!» lui disais-je. Et depuis ce jour, voilà Burty si bien mordu qu’il ne pense, qu’il ne rêve plus que Satzuma et qu’il vient de m’enlever trois merveilles chez Bing.

VENDREDI 1er SEPTEMBRE:
Flaubert racontait que, pendant ces deux mois où il était resté chambré, la chaleur lui avait donné comme une ivresse de travail et qu’il avait travaillé quinze heures tous les jours. Il se couchait à quatre heures du matin et s’étonnait de se trouver à sa table de travail à neuf heures. Un bûchage coupé seulement de pleines eaux, le soir, dans la Seine
Et le produit de ces neuf cents heures de travail est une nouvelle de trente pages (22).

À suivre :1877-1879

(1) La Tentation de Saint-Antoine paraîtra en 1874.
(2) Mademoiselle Aïssé, pièce posthume de Bouilhet, qui sera jouée à l’Odéon le 6 janvier 1872.
(3) Le 6 avril 1872, la mère de Flaubert était morte, léguant Croisset à la nièce de Flaubert, Madame Commanville, à condition que l’écrivain pût continuer d’y vivre.
(4) Bouilhet avait laissé le scénario «Le Sexe faible» que Carvalho propose à Flaubert de monter en juillet 1872. Flaubert écrit la pièce «pour faire gagner à l’héritier de Bouilhet quelques sous». La pièce aurait été lue dès avril 1873 chez Charpentier, d’après Céard. Mais Carvalho, puis les Directeurs du Théâtre Français, du Théâtre de Cluny, etc…. la refusent. Et Flaubert la laissera inédite, dans ses cartons.
(5) Flaubert a lu «Le Candidat» aux acteurs du Vaudeville le 11 décembre 1873. C’est en écrivant «Le Sexe Faible» sur le canevas laissé par Bouilhet, que Flaubert eut l’idée du «Candidat». Carvalho, directeur du Vaudeville, le pressa d’écrire la pièce, qui sera un four et que Flaubert retirera au bout de 4 représentations, (11-14 mars 1874).
(6) Cette passion est celle que Flaubert a vouée à Mme Schlésinger.
(7) Sur Achille, le frère aîné du romancier, Voir Tome VI du Journal, page 140. Son père, Achille-Cléophas Flaubert (1784-1846) avait été l’interne de Dupuytren qui, dit-on, soupçonnant un futur rival, l’avait, sous prétexte de santé envoyé en province, à l’Hôtel-Dieu de Rouen, où il fut le «prévôt d’anatomie» puis le successeur, en 1818, du chirurgien-chef Laumonier. Il occupait activement ce poste, quand il mourut d’un phlegmon opéré trop tard. Tous les témoins s’accordent sur ses colères, son mépris des honneurs et sa bonté, et, ne démentent point le portrait qu’en a fait son fils dans Madame Bovary, sous les traits du docteur Larivière.
(8) La pièce de Flaubert, retirée du Vaudeville après 4 représentations (11-14 mars 1874).
(9) Après la mort du Héros, dans la Phèdre de Racine, acte V, scène 7.
(10) Dans les Pilules du Diable, la Folie qui protège la fuite d’Isabelle et de son amant, transporte magiquement le père d’Isabelle, l’apothicaire Seringuinos, dans toute espèce de lieux et de situations: de même le Diable promène l’ermite de Flaubert  à travers toutes les époques et les religions de l’Humanité.
(11) Les Héritiers Rabourdin seront présentés, sans succès, au public du Théâtre de Cluny le 3 novembre 1874.
(12) À Saint-Gatien, chez la Princesse Mathilde.
(13) À Paris, chez la Princesse Mathilde.
(14) Œuvre composée, par Nicolas Chorier (1612-1692) avant 1678, attribuée à Louise Sigée, de Tolède, et traduite en latin par le hollandais Jean Meursins le jeune (1613-1654).
(15) les fastes et la luxure de la Cour Impériale à Compiègne seront évoqués dans Son Excellence Eugène Rougon, publié en librairie en mars 1876.
(16) Où habitait Alphonse Daudet, (hôtel Lamoignon, au Marais), que venait de voir de Goncourt.
(17) Dès avril 1875, Ernest Commanville, marié le 6 avril 1864 à Caroline Hamard, la nièce de Flaubert, s’était trouvé dans une situation critique. Il était à la tête d’une maison importante de bois de chauffage et de charpente de Norvège en Normandie. Les sacrifices de Flaubert (il abandonna 1.200.000 francs, d’après Mme Roger des Genettes (voir Figaro, 14 octobre 1893) et ceux de son ami Laporte évitèrent à Commanville la faillite; mais pour Flaubert ce fut la gêne dans l’aisance et le retour des crises nerveuses d’antan (Voir Dumesnil – Gustave Flaubert, 1932, page 277).
(18) On sait que la Saint-Napoléon se fête le 15 août.
(19) Madame Caverlet, Vaudeville, 1er février 1876.
(20) Société des Cinq, c’est-à-dire Flaubert, Goncourt, Zola, Daudet et Tourguéneff.
(21) Il a été ici nécessaire, pour la reproduction de la chronique du jour, de remplacer le texte, vraiment trop ordurier des Goncourt, par des points et des lignes.
(22) Un Cœur Simple, composé de mars à août 1876 et qui sera un des Trois Contes de 1877.