Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 18 – Page 3
Flaubert et l’Éducation Sentimentale
LES PREMIERS ÉCRITS AUTOBIOGRAPHIQUES (1)
Nous avons déjà commenté les débuts littéraires du jeune Flaubert, dès la classe de Quatrième à Rouen, Dans les années suivantes, sa vocation s’accentue et son activité s’accroît. Nous laisserons délibérément de côté des œuvres déjà importantes, comme la première Tentation de Saint-Antoine, pour considérer seulement celles qui contiennent des confessions personnelles, directes ou indirectes, et qui, à ce titre, annoncent ou préparent, à très longue échéance, la future Éducation Sentimentale.
I. MÉMOIRES D’UN FOU (1838).
C’est un essai en prose d’une soixantaine de pages réparties en 23 chapitres, essai achevé en 1838, mais que Flaubert n’a jamais voulu publier. On le retrouvera dans ses tiroirs après sa mort. Les Mémoires d’un Fou ont paru pour la première fois dans la Revue Blanche en 1900, puis en volume l’année suivante. C’est sans doute le texte où Flaubert s’est analysé et raconté de la façon la plus directe et la plus précise. L’écrivain avertit d’ailleurs le dédicataire, son ami intime Alfred Le Poittevin, que ces pages « renferment une âme tout entière ».
L’auteur se présente comme un fou, donc comme un personnage dont on doit attendre des divagations plutôt qu’une œuvre délibérée. Aussi donne-t-il à son récit une allure cahotée et fantasque. Des réflexions philosophiques d’un pessimisme noir sur le destin en général et sur la société des hommes viennent interrompre, de place en place, le rappel des événements. Ce rappel même n’est pas méthodique, puisqu’au chapitre XV on remonte le cours du temps et puisqu’on trouve des révélations sur les amours enfantines de l’écolier, antérieures encore à la rencontre de Trouville. Mais l’accent est d’un bout à l’autre authentique et nous ne pouvons douter que l’auteur s’identifie complètement et constamment à son personnage. A ce titre, l’œuvre est un témoignage aussi précieux et presque aussi sûr que celui de la correspondance et d’ailleurs il est possible de recouper parfois certains des renseignements qu’elle fournit par des passages de lettres. Mais l’écrivain s’y montre souvent moins exclusif, plus explicite que dans ses lettres, d’où l’intérêt exceptionnel de cette correspondance.
1. — Considérons d’abord ce qu’elle nous apprend, dans les neuf premiers chapitres, puis au chapitre XV, sur les dispositions sentimentales de Gustave Flaubert avant sa rencontre avec Mme Schlésinger. Ce sont d’abord des pages amères sur le collège où le héros entra dès l’âge de dix ans (et il est vrai que Flaubert entra au collège de Rouen en huitième, en 1832, pour quitter la classe de philosophie en décembre 1839). Nous savons par ses lettres à Ernest Chevalier, notamment, combien ces années lui pesèrent : comme Vigny, comme plus tard Maurice Barrès, comme bien d’autres enfants précocement doués, il fut incompris de ses camarades et même de ses maîtres, ce qui entraîna un farouche repliement sur soi et une sorte d’abandon systématique au rêve intérieur. Les Mémoires donnent bien la même note :
« Je me vois encore, assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, pensant à ce que l’imagination d’un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. Les imbéciles ! eux rire de moi ! eux, si faibles, si communs, au cerveau si étroit ; moi dont l’esprit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu’eux tous, qui recevais des jouissances infinies et qui avais des extases célestes devant toutes les révélations intimes de mon âme ! ».
Il y a dans cette page un orgueil juvénile qui contraste avec la modestie d’artiste qui caractérise le Flaubert de la maturité. Et de même on mesure comme l’écrivain a pu évoluer lorsqu’on le voit confesser le goût de son adolescence pour toutes les outrances de l’école romantique. Son auteur de chevet, il l’indique au chapitre V, c’est Byron :
« Je me nourris donc de cette poésie âpre du Nord, qui retentit si bien, comme les vagues de la mer, dans les œuvres de Byron. Souvent, j’en retenais, à la première lecture, des fragments entiers, et je me les répétais à moi-même, comme une chanson qui vous a charmé et dont la mélodie vous poursuit toujours (…). Ce caractère de passion brûlante, jointe à une si profonde ironie, devait agir fortement sur une nature ardente et vierge ».
Exalté par de telles lectures, le jeune collégien se croit mûr pour vivre, à son tour, une grande aventure d’amour. Mais avant la rencontre décisive avec Mme Schlésinger, il y a une camaraderie amoureuse avec deux jeunes anglaises et sur laquelle notre texte nous apporte les détails les plus précis. Nous devons lire, à ce propos, ce qu’il écrit, au chapitre XV, sur « son premier amour, qui ne fut jamais ni violent, ni passionné, effacé depuis par d’autres désirs ». (Mémoires d’un Fou, édition Fasquelle, p. 117 à 120).
Voilà un Flaubert inattendu, très naïf, très spontané : tel il était, en classe de cinquième, alors qu’il découvrait déjà le mystère féminin. Car il n’y a dans son récit aucune invention romanesque. Les deux anglaises dont il parle s’appelaient Gertrude et Henriette Collier ; elles étaient les filles d’un officier de marine, Sir Henry Collier, attaché naval à Paris, et qui était un habitué de Trouville, où il se lia avec la famille Flaubert ; elles avaient bien quinze et douze ans lorsque Gustave Flaubert fit leur connaissance et elles partageaient bien leurs jeux avec Caroline, sœur de Flaubert. Il y eut là une petite bande dont Flaubert conservera toujours un souvenir ému. Il devait d’ailleurs revoir les deux sœurs à Paris et l’amitié put ainsi se prolonger. Mais Flaubert se garde, même à distance, d’exagérer l’importance de ses premiers émois. Gertrude Collier n’a été pour lui, en somme, qu’une camarade un peu tendre, et en toute innocence d’ailleurs : « Est-il besoin de dire », écrit le héros des Mémoires d’un Fou, « que cela avait été à l’amour ce que le scrupule est au grand jour, et que le regard de Maria fit évanouir le souvenir de cette pâle enfant ? ».
2. — Ainsi arrivons-nous à Maria, c’est-à-dire à Mme Schlésinger, qui occupe toute la partie centrale de ces Mémoires (chapitre X à XIV) et qui est évoquée plusieurs fois encore à la fin. Le ton du narrateur devient solennel : « Ici sont mes souvenirs les plus tendres et les plus pénibles à la fois, et je les aborde avec une émotion toute religieuse », lisons-nous au début du chapitre X.
C’est, d’abord, la rencontre de Trouville : « J’étais fort jeune, j’avais, je crois, quinze ans ». Il faut lire toute la page, qui sera transposée dans un autre décor au début de L’Éducation Sentimentale, en songeant que, selon toute vraisemblance, les choses ont bien dû se passer ainsi : nous avons donc ainsi, trente-trois ans avant, le point de départ d’un épisode romanesque. (Mémoires d’un Fou, p. 105 à 107).
Plus loin, l’écrivain évoque aussi la petite fille de l’héroïne, à laquelle il emprunte, dans la réalité, son prénom Maria pour le prêter à la femme aimée et il en est même résulté une confusion, car on avait pris l’habitude, avant les découvertes de M. Gérard-Gailly sur l’état-civil de Mme Schlésinger, née Élisa Foucault, de la nommer Maria. On trouve enfin un portrait fort vivant du mari, qui, tout en confirmant l’idée que nous nous faisions de Schlésinger par les Mémoires de Maxime Du Camp ou encore par ceux de Richard Wagner, annonce le personnage de M. Arnoux, si bien que, sur ce point encore, le passage se fait naturellement de la réalité au roman ! « Son mari tenait le milieu entre l’artiste et le commis-voyageur ; il était orné de moustaches ; il fumait intrépidement, il était vif, bon garçon, amical… ». Il est encore question, plus loin, de « cet homme vulgaire et jovial ».
On relève même, au fil du récit, quelques détails précis dont nous pouvons contrôler l’exactitude grâce à des témoignages directs. Ceux-ci, notamment, qui concernent le mari : « il ne méprisait point la table, et je le vis une fois faire trois lieues à pied pour aller chercher un melon à la ville la plus voisine ; il était venu dans sa chaise de poste avec son chien, sa femme, ses enfants et vingt-cinq bouteilles de vin du Rhin ». Or, une lettre à Mme Schlésinger, datée de Croisset, 2 octobre 1856, évoquant le temps où Maria (qui va devenir dans quelques jours Mme Leins) se promenait âgée de « trois mois sur le quai de Trouville au bras de sa bonne », précise presque miraculeusement qu’un soir de septembre, Maurice Schlésinger avait rapporté de Honfleur, et à pied, « un melon gigantesque sur ses épaules ». Nous savons d’autre part, grâce à Maxime Du Camp, que Maurice Schlésinger avait un terre-neuve nommé Néro. Et nous sommes fondés à supposer « par contiguïté », comme écrit M. Gérard-Gailly, que le détail des vingt-cinq bouteilles de vin du Rhin est également exact.
Nous ne pouvons pas nous montrer aussi affirmatifs quant à la réalité d’une promenade en barque décrite au chapitre XIII ; mais ce qui nous frappe dans cet épisode, c’est sa couleur romantique. Nous avons le sentiment que Flaubert se souvient ici du Lac de Lamartine et le rapprochement entre deux écrivains si différents et même si profondément opposés par leurs doctrines esthétiques doit être fait, car nous voyons ainsi encore mieux de quelle idéologie sentimentale Flaubert est parti, pour s’en défaire au prix d’un effort continu sur soi-même. (Mémoires d’un Fou, p. 112-113).
Une image analogue à celle sur laquelle ce passage prend fin a déjà été utilisée par Flaubert, quelques pages plus haut, pour évoquer par anticipation, la fin de l’épisode amoureux : « La vague a effacé les pas de Maria ». Ce vers blanc égaré dans sa prose traduit bien l’état de mélancolie où se trouve le jeune homme au moment où il rédige ses Mémoires, en 1838, sans avoir jamais revu, semble-t-il, celle qu’il avait rencontrée près de deux ans auparavant. Flaubert évoque encore le jour de la séparation : « Elle quitta les bains le même jour que nous. C’était un dimanche. Elle partit le matin, nous le soir ; elle partit, et je ne la revis plus. Adieu pour toujours ! » et encore, dans les toutes dernières pages du texte : « Adieu ! et pourtant quand je te vis, si j’avais été plus âgé de quatre à cinq ans, plus hardi… peut-être… ». Cette phrase montre bien qu’il n’y eut rien, cette année-là, entre l’adolescent et la jeune femme ; mais elle prend une valeur prophétique, si nous nous rappelons que, après les Mémoires d’un fou, Flaubert « plus âgé de quatre à cinq ans » a retrouvé Mme Schlésinger à Paris et que peut-être, alors, il s’est montré « plus hardi ».
II. — NOVEMBRE (1842).
Ce nouvel essai, daté d’octobre 1842, et un peu plus long que le précédent, ne nous retiendra pas autant, car il ne concerne plus la rencontre de Mme Schlésinger, mais, au moins dans sa partie proprement narrative, une aventure avec une fille publique. Cet épisode est précédé de longues analyses sentimentales qui ressemblent à celles des Mémoires d’un Fou et qui sont même plus développées : on y retrouve des confidences analogues sur le collège et sur les mauvais souvenirs qu’il a laissés, sur les premiers rêves d’amour et les premiers désespoirs. Le ton général est amer, désabusé, nostalgique et comme accordé au titre Novembre, qui évoque toutes les mélancolies de l’automne. Puis, vers le milieu de l’essai, le narrateur nous avertit qu’il va nous livrer un témoignage non plus sur sa quinzième, mais sur sa dix-huitième année et c’est ainsi qu’il raconte comment il entra un jour dans un mauvais lieu pour calmer son obsession tyrannique de volupté. Il y a d’ailleurs une continuité à ce propos entre les Mémoires d’un Fou et Novembre, car déjà dans les Mémoires le héros déclarait que, dans son désespoir d’avoir perdu la femme aimée, il avait cherché des consolations sensuelles et sombré un moment dans la débauche. On se souviendra dès maintenant, à ce propos, que l’amour idéal de Frédéric pour Mme Arnoux a comme contrepartie sa liaison charnelle avec la facile Rosanette.
Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas l’histoire banale, c’est d’abord le portrait de la fille, que l’on a tâché d’identifier, qui est peut-être peinte d’après nature, mais qui, en tout cas, ressemble, physiquement, à la Maria des Mémoires d’un Fou et qui d’ailleurs porte le même prénom, à une lettre près : Marie. On a le sentiment que le jeune Flaubert demeure hanté par un même type féminin et ce sentiment se confirmera d’ailleurs par la suite. « Ses cheveux noirs, lissés et nattés sur les tempes, reluisaient comme l’aile d’un corbeau (…) une même ligne droite partait du sommet de sa tête dans la raie de ses cheveux, passait entre ses grands sourcils arqués, sur son nez aquilin, aux narines palpitantes et relevées comme celles des camées antiques, fendait par le milieu sa lèvre chaude ombragée d’un duvet bleu… ».
Ce qui est plus frappant encore, c’est l’analogie, parfois littérale, entre certains passages de notre texte et des passages de L’Éducation Sentimentale, comme si Flaubert s’était expressément reporté, en écrivant son roman, à cet essai datant d’un quart de siècle. Voici, à ce propos, l’exemple le plus typique, relevé par M. Dumesnil. L’héroïne de Novembre a longuement raconté son histoire au héros et elle a même rêvé d’un avenir en commun ; mais presque aussitôt elle s’est rendu compte que ce rêve est impossible et que son amant va bientôt lui dire adieu pour jamais. L’auteur note alors : « Marie ne me parla plus, quoique je restasse bien encore une demi-heure chez elle (…). Il y a un instant, dans le départ, où, par anticipation de tristesse, la personne aimée n’est déjà plus avec vous ». Or on se souvient qu’à la fin de L’Éducation Sentimentale Frédéric et Mme Arnoux se retrouvent avec le sentiment qu’ils ne se reverront ensuite jamais plus et Flaubert écrit : « Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n’est plus déjà avec vous ».
Ainsi d’un texte à l’autre se jalonne la genèse de notre Éducation Sentimentale. Mais voilà que ce titre même apparaît sous la plume de Flaubert dès 1843, c’est-à-dire l’année où se sont nouées à Paris les relations les plus étroites avec Mme Schlésinger. C’est en février 1843, en effet, que Flaubert entame son premier récit de longue haleine, un vrai roman déjà. Or, ce récit, il l’intitule, déjà, L’Éducation Sentimentale et cette coïncidence nous incite à l’étudier. La question qui va se poser est celle de déterminer le lien qui peut exister entre ces deux Éducations Sentimentales.
III. — LA PREMIÈRE « ÉDUCATION SENTIMENTALE » (1843-45)
Le titre du roman est pleinement justifié par son contenu. Il s’agit de l’éducation de deux jeunes gens par le sentiment : l’un et l’autre traversent une grande passion, qui leur apprend à vivre. Cette notion d’éducation sentimentale s’approfondira et s’élargira dans l’œuvre de 1869, mais elle a déjà pris, en somme, un sens plein et satisfaisant. L’histoire, d’ailleurs, est contée avec beaucoup de clarté et l’analyse permet de se rendre compte des intentions du jeune écrivain.
Henry Gosselin, nouveau bachelier, arrive à Paris et s’installe presque aussitôt chez un maître de pension, M. Renaud, qui doit pourvoir à son entretien et veiller en outre sur ses études de droit. Il règne dans cette maison, dont les pensionnaires, peu nombreux, sont tous des étudiants, une atmosphère patriarcale. Mais le maître de pension a une femme entreprenante, un peu hystérique et qui s’intéresse indiscrètement au jeune Henry. Elle va le voir dans sa chambre, se plaint de n’être pas heureuse, le provoque de diverses manières ; Henry se persuade qu’il l’aime et l’idylle se développe assez rapidement.
Henry a laissé au pays son ami Jules, qui a dû entrer dans l’administration locale des Douanes et qui languit de ne pouvoir vivre, lui aussi, à Paris, où il pourrait satisfaire son ambition d’auteur dramatique. Mais une troupe théâtrale passe dans la région et le directeur s’intéresse au drame qu’il est en train d’achever ; en outre il se lie avec deux actrices de la troupe, la mère et la fille, Mme Artémise et Mlle Lucinde, et il devient amoureux de Mlle Lucinde. Il est tout près de connaître un bonheur complet, car son drame est sur le point d’être joué et ses amours semblent en bonne voie.
Au chapitre XVII, deux lettres, la première de Henry à Jules, la seconde de Jules à Henry, marquent le tournant de l’action. Henry écrit » : « Hier soir, elle est venue dans ma chambre » ; et Jules : « Tout est fini, ils sont partis ». Mme Renaud, en effet, est devenue la maîtresse « d’Henry, tandis que Lucinde et Artémise ont décampé avec le reste de la troupe après avoir emprunté de l’argent à Jules, qui se trouve ainsi vilainement joué.
Le roman de Henry et de Mme Renaud continue. Les deux amants décident de partir pour l’Amérique, séjournent quelque temps à New-York et en reviennent un peu désenchantés. Après quelques sursauts, la liaison se dénoue et tout rentre dans l’ordre. Jules, lui, s’est d’abord abîmé dans le désespoir, mais il s’est repris, s’est plongé dans l’étude et lâche la bride à son imagination, qui lui donne d’éclatantes revanches sur l’amertume de la vie.
En fin de compte, Henry, revenu de ses illusions, est devenu un homme installé dans l’existence, sûr de lui, capable de jouir de tout sans jamais s’engager tout entier, bref un homme qui a réussi, au moins en apparence, et qui est armé pour toutes les batailles de la vie sociale ; Jules, revenu de ses illusions, lui aussi, mais d’une autre manière, a approfondi sa vie intérieure, cultivé sa solitude, savoure les émotions de l’art et de la création littéraire et habite ainsi un royaume secret dont il est le souverain absolu. A chacun sa sagesse.
Cette analyse ne prétend pas rendre compte de la richesse d’une œuvre écrite dans l’élan de la jeunesse et où l’écrivain a voulu, à travers ses deux héros, s’exprimer tout entier jusque dans ses aspirations les plus contradictoires. Il y a tout au long du roman des traits de mœurs, des descriptions, des silhouettes de personnages secondaires, où s’affirment des dons éclatants, sinon encore la maîtrise de l’art : le portrait du père d’Henry, notamment, une espèce de fantoche bourgeois tout plein d’idées reçues, est d’une verve admirable. Mais nous ne pouvons nous arrêter à ces aspects, car la première Éducation Sentimentale ne doit nous importer ici que dans la mesure où elle annonce et prépare la seconde. Or on a pu constater que les deux intrigues n’ont pas beaucoup de rapports et nous devons donc circonscrire les points particuliers qui concernent notre dessein.
D’abord cette première Éducation Sentimentale est un témoignage contemporain de deux événements essentiels dans la vie du romancier La couverture du manuscrit porte en effet les dates suivantes de la main de Flaubert : « Fin de février 1843. — Repris septembre et octobre id. mai 1844 – janvier 1845 ». Or on se souvient que Flaubert fréquente assidûment le ménage Schlésinger à partir de mars 1843 et que sa grande crise date de janvier 1844. Ainsi, lorsqu’il écrit la première partie du roman, il est en pleine idylle, comme Henry avec Mme Renaud ; lorsqu’il achève son travail, il a déjà renoncé à beaucoup de rêves et il a pris son parti d’une solitude qui promet d’être féconde Si nous relisons le roman à la lumière de ces indications biographiques, nous sommes tentés d’y retrouver, transposée, l’expérience de l’auteur.
Henry arrive à Paris après son baccalauréat comme Flaubert et comme lui se dispose à étudier le Droit. Comme lui il entrera dans l’intimité d’un ménage. Il ne faut pas sans doute vouloir retrouver Schlésinger dans le personnage de M. Renaud, d’ailleurs un peu ridicule ; Flaubert décrit cependant le maître de pension comme un « bonhomme facile » et « passablement jovial » et ces indications recoupent un peu celles qui nous ont été données dans les Mémoires d’un Fou. Quant à Mme Renaud, elle est présentée comme une femme charmante et de manières maternelles, aux beaux yeux noirs, à l’allure un peu cavalière et aux cheveux rangés en bandeaux noirs : elle correspond au type féminin qui nous a été déjà décrit par Flaubert et qui est celui de Mme Schlésinger. Nous n’avons pas le droit de supposer que le portrait moral est aussi fidèle ; nous ne savons pas du tout si Mme Schlésinger s’est montrée entreprenante avec Flaubert comme Mme Renaud avec Henry, ni si les relations ont été poussées aussi avant dans la réalité ; en tout cas l’épisode américain est naturellement de pure invention. A supposer cependant que Mme Schlésinger n’ait jamais été la maîtresse de Flaubert, on peut admettre que l’écrivain, dans le roman, prenne une sorte de revanche sur la vie.
Nous devons nous souvenir d’autre part que la fin du roman est postérieure à la crise de 1844 et la tentation est forte de nous demander où se trouve la coupure dans la rédaction. M. Gérard-Gailly, sans apporter de certitude à ce propos, conjecture avec vraisemblance que cette coupure se situe entre le chapitre XIX et le chapitre XX. Au début du chapitre XX, en effet, le désespoir de Jules, abandonné par Lucinde, s’épanche en accents pathétiques auxquels le début du récit ne nous avait pas habitués et nous avons le sentiment que la détresse de Flaubert s’exprime alors, dans cet autre personnage, en une confession littérale :
« Les grandes douleurs morales, comme les fatigues du corps, vous laissent si écrasé de lassitude que l’esprit est incapable de former un désir et les membres de s’agiter pour une action. Celui dont le sang ou les larmes ont longtemps coulé trouve même un certain bonheur dans l’hébétement qui succède à la cuisson de ses blessures ou aux déchirements de son âme ; il faut avoir pleuré pour éprouver que gémir est doux.
C’était à cette période, que j’appellerai le désespoir réfléchi, qu’était vite arrivé l’ami d’Henry, le pauvre Jules, dont, en un seul jour, le malheur avait ravi tous les amours, toutes les espérances, comme en une nuit un loup enflammé emporte tout un troupeau. Comme elle se rouvrit pour lui triste et vide cette vie humaine qu’il avait entrevue si belle à l’aurore ! où était la passion qu’il avait rêvée ? la gloire qu’il avait cru tenir ? ».
Jusqu’à cet endroit, le principal personnage était Henry, qui nous a été présenté à la première ligne comme « le héros de ce livre ». Flaubert devait d’ailleurs préciser, dans une lettre de 1852 à Louise Colet, que Jules, dans son esprit, n’a été d’abord qu’un « repoussoir ». Or, à partir du chapitre XX, non seulement Jules joue un rôle aussi important qu’Henry, mais on a l’impression que Flaubert s’est détaché du personnage d’Henry, qu’il lui est même devenu hostile (il le traite de « jeune homme perdu » et Mme Renaud de « femme corrompue »). Au contraire, il semble s’identifier à Jules et il lui prête, non seulement sa tristesse et ses regrets, mais ses espoirs et ses ambitions nouvelles. Selon l’expression de Louis Bertrand, ce roman bourgeois « s’achève en un véritable poème de la vie intellectuelle ». Jules, contraint à la solitude, y puise une énergie neuve et se console de ses déceptions par l’exercice d’une imagination somptueuse et par la recherche d’un idéal esthétique. Cet idéal prend le contre-pied du romantisme passionnel auquel il avait cru si naïvement et cette évolution est exactement celle du jeune Flaubert. L’éducation sentimentale de Jules, c’est l’apprentissage du renoncement, mais ce renoncement n’est ni oublieux, ni désespéré. Flaubert, de même, n’oubliera rien de sa jeunesse romantique, mais il laisse s’opérer en lui une décantation de ses souvenirs. De cette décantation et des nouveaux enseignements de l’expérience naîtra la définitive Éducation Sentimentale.
LES ÉBAUCHES DE 1863
Entre l’achèvement de la première Éducation (janvier 1845) et la publication de la seconde (novembre 1869), près d’un quart de siècle s’est écoulé. Longtemps, Flaubert semble s’être délibérément interdit de traiter un sujet qui lui fournisse une occasion trop pressante de revenir sur sa propre expérience. Acquis, depuis sa demi-retraite de 1844, à la religion de l’Art, il élabore une doctrine esthétique rigoureusement objectiviste et presque scientiste, où il s’enferme et dont il ne démordra jamais. Il met jalousement sous clef les écrits de jeunesse où il s’est si volontiers épanché et il cherche la formule du roman impersonnel. Cette formule, il pense l’avoir illustrée dans Madame Bovary et dans Salammbô. Il serait possible, certes, de se demander s’il a parfaitement réalisé son ambition, et de rechercher dans ces deux romans des échos de sa vie intérieure : c’est ainsi qu’on a pu déceler dans les deux héroïnes certaines constantes qui attestent la permanence de son idéal féminin. Toutefois les sujets choisis, celui de Salammbô surtout, le préservaient contre toute tentation de s’exprimer directement, comme il l’avait fait à vingt ans. Aussi pouvons-nous placer entre parenthèse, dans une étude consacrée à la genèse de L’Éducation Sentimentale, les œuvres composées entre 1846 et 1862.
Or, en 1862, Salammbô vient de paraître et Flaubert songe à mettre en chantier un nouveau roman. Il pense d’abord à La Tentation de Saint-Antoine, dont il a rédigé déjà deux versions qui ne le satisfont plus, mais il y renonce, au moins provisoirement et il s’occupe simultanément, au début de 1863 ,de bâtir les plans de deux romans nouveaux dont l’un deviendra Bouvard et Pécuchet, l’autre la définitive Éducation Sentimentale. C’est ce dont il témoigne dans des lettres aux frères Concourt, à Théophile Gautier ou à Jules Duplan. À ces deux projets, « il passe toutes ses soirées », écrit-il à Duplan (Correspondance, V, p. 90) mais il « ne sait pour lequel se décider ». Finalement, il donnera la priorité à L’Éducation Sentimentale.
Nous avons conservé le carnet de notes de travail où se trouvent réunies les ébauches de 1863. Ce carnet de notes figure sous le numéro 19 parmi d’autres carnets conservés à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Il a été édité intégralement par Mme Durry, dans le précieux volume Flaubert et ses projets inédits publié par la librairie Nizet en 1950. Nous retiendrons, de cette publication, l’essentiel de ce qui concerne notre roman.
I — LE SCENARIO PRIMITIF.
Relevons d’abord, au folio 35 de ce carnet 19, une sorte de canevas d’ensemble qui pourrait bien être la toute première ébauche de L’Éducation Sentimentale et qui doit être commenté attentivement. En voici le texte :
Me. MOREAU (Roman)
« Le mari, la femme, l’amant tous s’aimant, tous lâches.
— traversée sur le bateau de Montereau. Un collégien.
— Mme Sch. — Mr Sch. moi.
— développement de l’adolescence — droit — obsession femme vertueuse et raisonnable escortée d’enfants.
— Le mari, bon, initiant aux Lorettes… — soirée bal privé chez la Présid. Coup. Paris… théâtre, champs élysées…
adultère mêlé de remords et de terreurs. Débine du mari et développement philosophiq. de l’amant, fin en queue de rat. tous savent leur position réciproque et n’osent se la dire. — le sentiment finit de soi-même — on se sépare. Fin : on se revoit de temps à autre — puis on meurt ».
Nous nous apercevons certes que le dessin de l’œuvre définitive n’est pas encore nettement tracé. Le romancier part même sur certaines intentions qu’il abandonnera, Notons, d’emblée, des différences essentielles et même des contradictions entre ce canevas et le roman. Pour le titre d’abord : Flaubert ne songe pas, ici au moins, à reprendre celui du roman de 1845, d’ailleurs si différent, L’Éducation Sentimentale ; il songe (comme il l’a fait pour Salammbô et pour Madame Bovary) au nom de l’héroïne et ce nom n’est pas encore Mme Arnoux, mais Mme Moreau ; donc Flaubert fera glisser plus tard ce nom de l’héroïne au héros ; il s’apercevra d’ailleurs que le personnage central est bien l’homme, non la femme et c’est pourquoi il inscrira en sous-titre de l’édition : « Histoire d’un jeune homme ». Une fois d’ailleurs qu’il aura donné le nom de Moreau à l’homme, et non plus à la femme, il le trouvera merveilleusement adéquat au personnage ; comme en témoigne une lettre à Louis Bonenfant, il sera très ému d’apprendre que des Moreau existent à Nogent-sur-Seine et qu’ils pourraient être choqués de la coïncidence ; il assure à ce propos : « Un nom propre est une chose extrêmement importante dans un roman, une chose capitale. On ne peut pas plus changer un personnage de nom que de peau. C’est vouloir blanchir un nègre ». Il a peut-être raison ; mais il est plaisant d’observer tout de même que ce nom, il ne l’a pas trouvé du premier coup et que Mme Arnoux a failli s’appeler Mme Moreau.
Pour le schéma de la situation définie dans la première phrase. On ne peut dire que, dans le roman, les trois personnages soient « tous lâches ». L’adjectif s’applique dans une certaine mesure à Frédéric et à M. Arnoux, non à Mme Arnoux à laquelle Flaubert a finalement résolu de donner une idéale noblesse de caractère. Et de même, il n’y a pas d’ « amant », il n’y a pas d‘« adultère mêlé de remords » dans le roman : Flaubert a voulu d’abord faire de Mme Moreau, comme de Mme Renaud dans la première Éducation, une femme coupable : c’est un peu plus tard, comme nous le verrons, qu’il modifie son dessein.
Pour le dénouement enfin : pas de « queue de rat » ; la « position réciproque » de Frédéric et de Mme Arnoux sera bien définie à la fin de l’entrevue de l’avant-dernier chapitre, après laquelle la séparation est d’ailleurs définitive ; et surtout il cesse d’être vrai que « le sentiment finit de soi-même » ; au contraire, les deux héros gardent au fond d’eux-mêmes toute leur ferveur. Le lecteur enfin n’assiste pas à leur mort, mais seulement à celle de M. Arnoux.
Les ressemblances, cependant, sont plus frappantes encore. Déjà certaines situations sont trouvées : la « traversée sur le bateau de Montereau » du chapitre premier, le héros étant alors frais émoulu du collège, tout récent bachelier, sinon exactement encore « un collégien » ; les études de « droit » qui vont être amorcées par cet adolescent et l’obsession de la femme qu’il a vue, d’emblée, avec une petite fille, sinon « entourée d’enfants » (mais il y aura aussi, dans le roman, un fils). Autre thème conservé, celui du mari initiant Frédéric aux Lorettes, car c’est par M. Arnoux que le héros fait la connaissance, au bal costumé, de Rosanette, surnommée « la Maréchale » et ici « La Présid. (ente) », par un souvenir évident de Mme Sabatier, bien connue de Flaubert et chantée par Baudelaire.
Mais surtout, par delà l’intrigue, ce qui retient et émeut dans ce canevas, c’est l’aveu du romancier. Les trois personnages, ce sont « Mme Sch. – Mr. Sch. moi ». Il est rare qu’un écrivain livre aussi explicitement ses sources, surtout quand il s’agit de sources autobiographiques. Nulle part, pour La Duchesse de Langeais par exemple, un Balzac n’a été aussi transparent ; ni un Benjamin Constant pour Adolphe, malgré le Journal intime… Et c’est un romancier impersonnel par excellence qui, à la faveur d’un carnet évidemment destiné à lui seul, confirme, sans la moindre équivoque, ce dont les érudits s’étaient seulement douté jusque là ; Frédéric, c’est Flaubert ; Mme Arnoux, c’est Mme Schlésinger ; M. Arnoux, c’est Maurice Schlésinger !
II. – PRÉCISIONS SUR LES PERSONNAGES ET LEURS AVENTURES
Pendant la même séance de travail ou bien au cours de séances nouvelles, Flaubert va s’attacher à préciser les données encore très schématiques de son scénario, parfois aussi à les corriger. En inventoriant les folios voisins de ce carnet 19, Mme Durry a pu se livrer à des observations très nombreuses. Il ne nous est pas possible de considérer dans le même détail cette succession de feuillets. Nous grouperons les remarques les plus significatives autour des principaux personnages du roman.
A — M. MOREAU.
Flaubert esquisse sa carrière : « Mr. Moreau doit être un industriel d’art, bronzier marchand de tableaux, un journal d’art et littérature, produits chimiques, fabrique de faïence, porcelaine opaque ; — puis un industriel pur ». Telle est bien l’évolution de M. Arnoux, qui ne sera pas bronzier sans doute, mais bien marchand de tableaux et directeur du journal L’Art industriel, puis qui s’occupera, de fabriquer des faïences avant de devenir marchand d’objets religieux, c’est-à-dire commerçant pur, sinon industriel pur.
Sur le même feuillet, il a noté ses premières réactions à l’égard de Frédéric : « Au commencement le mari a des soupçons, épie en écoutant derrière la porte (faux bonhomme)… Mais comme l’amant est très timide et parle de la pluie et du beau temps, M. Moreau est inébranlablement rassuré. Bien que courant les filles, il aime sa femme… et en est jaloux — bon père de famille ». Dans le roman, Flaubert va lui prêter la même attitude, au moins au début ; c’est Mme Arnoux qui en avise Frédéric : « Elle lui conta qu’un soir il les avait laissés en tête à tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité » (p. 275). Dans le roman encore, ce personnage demeure à la fois coureur de filles et bon père de famille, aimant sa femme sans se priver de la tromper ; trop léger toutefois pour être jaloux avec quelque continuité : sur ce point, peut-être, Flaubert a modifié son idée première.
Plus loin, Flaubert, qui dès le premier canevas avait indiqué « la débine » où tombe son personnage, marque les étapes de cette déchéance matérielle : « Gradation dans la débine — deux ou trois changements de logement, effet sinistre — tout se rétrécit ; le logement est de plus en plus petit. — plus qu’une seule bonne — Puis la Province — dans un endroit reculé ». Flaubert qui a connu dans quelles difficultés financières s’est débattu Schlésinger à partir de 1846, imagine par analogie des difficultés semblables pour son personnage. Dans le roman, il précisera les « changements de logement » indiqués ici pour M. Moreau : M. Arnoux habite d’abord rue de Choiseul, puis rue Paradis, puis rue de Fleurus et se retire enfin au fond de la Bretagne.
Enfin, parallèlement à la dégradation de la fortune matérielle, Flaubert imagine, pour M. Moreau, une évolution sous le rapport de la conduite. « Il va, lui, le mari, en progressant dans une voie sentimentale et presque idyllique — d’abord coureur de bordels, puis de lorettes — puis entretient de petites grisettes. Il leur achète des fonds de lingerie, devient de moins en moins inconstant, tourne à la bedolle, s’attendrit, et aime cependant sa femme et ses enfants — devient très laid physiquement, tourne au gâteux ». Telle sera, à peu près, l’évolution de M. Arnoux. Nous ne le voyons pas hanter les maisons de femmes, mais il est vrai qu’en passant de Rosanette à une ouvrière de sa fabrique et en montant pour celle-ci un magasin de blanc, il est allé de la « lorette » à la « grisette » ; il est vrai aussi qu’il se laisse « exploiter par la Bordelaise avec l’indulgence des amours séniles » ; puis qu’affaibli par la maladie, il tourne à la religion et que, dans sa boutique d’objets religieux, Frédéric est frappé, en l’apercevant sommeillant à son comptoir, de constater comme il est « prématurément vieilli ». Il est difficile de décider à ce propos si Flaubert se souvient encore de Schlésinger. Du moins voyons-nous que, dès l’ébauche, le personnage est fixé dans son esprit, pour les grands traits et déjà même pour certains détails.
B — FRÉDÉRIC.
La même suite de feuillets contient aussi des indications d’intérêt inégal sur le futur héros du roman, qui est désigné déjà sous le prénom de Frédéric ou de Fritz. Parfois il ne s’agit que d’un détail, repris dans L’Éducation Sentimentale. Celui-ci par exemple : « N’osant déclarer son amour, il se rejette sur les Lorettes » ; nous savons en effet que Frédéric cherchera dans son aventure avec Rosanette une compensation. Cet autre : « Fr. passe pr son amant. Lâcheté. — il laisse croire cela » ; nous nous souvenons que, dans L’Éducation Sentimentale, Deslauriers place le héros dans une situation de ce genre : « Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons ! », lui dit-il, pour le faire parler sans doute ; et Flaubert continue : « Une lâcheté immense envahit l’amoureux de Mme Arnoux : — Mais non !… je t’assure, ma parole d’honneur ! — Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui demanda des détails. Frédéric n’en donna pas, et même résista à l’envie d’en inventer » (p. 262). On voit par ce second exemple combien Flaubert a nuancé, en rédigeant, cette notion de lâcheté qu’il avait notée tout sèchement sur son carnet : son héros n’a pas le courage de nier fermement et donne ainsi à supposer ce qui n’est d’ailleurs pas vrai, mais il ne va pas jusqu’au mensonge positif et cette attitude molle est bien conforme au personnage.
Mais voici un passage beaucoup plus important, car il implique, chez le héros, toute une évolution qui se précisera dans le roman. On relève au feuillet 38 : « La passion de Fr. foudroyante d’abord, puis timide et constante, puis repoussée — (car il l’aimait alors tellement qu’il n’a pas compris sa pudeur et s’est retiré) a des intermittences, elle le reprend quand son cœur est vide d’autres femmes ». Ici Flaubert emploie un mot, celui d’intermittences, dont Marcel Proust fera la fortune en évoquant « les intermittences du cœur ». Il s’agit bien, déjà, d’intermittences du cœur et dans le roman, l’écrivain, instruit sans doute par sa propre expérience, se garde de prêter au sentiment du héros pour Mme Arnoux une continuité sans défaillance : sa passion « commençait à s’éteindre » à la fin du chapitre III (alors qu’il entame sa seconde année de droit) ; elle se ranime après une séparation, lorsque l’héritage de son oncle lui permet de repartir pour Paris, à la fin de la première partie ; elle s’affaiblit de nouveau comme sous le coup d’une déception quand il revoit Mme Arnoux, au début de la seconde partie, etc… Ici encore l’analyse de détail illustrera et nuancera la vérité psychologique exprimée en une phrase dans les notes du carnet.
Mais il arrive que ces notes soient plus explicites que le roman. De même que Flaubert avait noté, pour lui seul, l’origine autobiographique de ses personnages, de même, pour lui seul encore, il se permet de juger son héros alors que, par scrupule esthétique, il se borne, dans le roman à le faire évoluer sous les yeux du lecteur. Voici, en effet (feuillet 39), des indications assez précieuses concernant Frédéric : « un défaut radical d’imagination, un goût excessif — trop de sensualité — pas de suite dans les idées — trop de rêveries l’on empêché d’être un artiste ». Nous avons le sentiment que, dans ces trois lignes, Flaubert prend ses distances avec un personnage qui, par tant de côtés, lui ressemble beaucoup. En même temps, il nous apprend à le mieux comprendre en soulignant les raisons psychologiques profondes de l’échec dont nous sommes les témoins. Dans le roman, nous voyons que Frédéric commence à écrire un récit intitulé Sylvio, le fils du pêcheur, puis qu’il loue un piano et compose des valses allemandes, puis qu’il se demande s’il sera un grand peintre ou un grand poète, puis qu’il opte pour la peinture sans parvenir d’ailleurs au moindre résultat. Le carnet de notes annonçait tout cela et en même temps dénonçait le mal à sa racine en indiquant : « pas de suite dans les idées ». Et c’est pourquoi il peut être intéressant de se reporter à ce carnet pour mieux comprendre les intentions qui, dans le roman, ne sont pas expressément énoncées.
C. — Mme MOREAU.
Mais les indications les plus importantes concernent sans doute l’héroïne, la future Mme Arnoux.
Nous devons nous souvenir, tout d’abord, que, dans le canevas primitif, Flaubert envisageait de raconter un adultère, de faire de Frédéric l’amant de Mme Moreau (comme Henry, dans la première Éducation Sentimentale, est l’amant de Mme Renaud). Mais il a bientôt changé d’avis et ce revirement se marque dans une note du verso du feuillet 35 avec une crudité de langage à laquelle nous devons nous accoutumer une fois pour toutes : « Il serait plus fort de ne pas faire baiser Mme Moreau qui chaste d’action, se rongerait d’amour ». Ainsi Flaubert décide de faire de son héroïne une femme honnête, en acte, sinon en pensée ; il juge cela « plus fort », c’est-à-dire plus habile au point de vue de la technique romanesque, parce que cela lui permet de raffiner sur les sentiments. C est ce que précise cet autre fragment : « Elle accepte un rendez-vous n’est pas baisée — par sa volonté… (dans un hôtel garni de la rue Tronchet). Alors sa passion, — à lui — décroît — et à elle, augmente — Car tout lui manque — c’est de ce jour qu’elle l’aime fortement ». On se souvient que, dans le roman, Frédéric a effectivement donné rendez-vous à Mme Arnoux, rue Tronchet, mais que la maladie de son petit garçon la détourne de s’y rendre et que, pour se consoler, Frédéric accueille, dans le même appartement meublé, Rosanette : on saisit peut-être plus clairement, dans le canevas, que Flaubert a voulu faire de L’Éducation sentimentale le roman de l’occasion manquée ; et ce thème, avec toutes ses conséquences psychologiques, ne pouvait naturellement être traité que si l’adultère n’était pas consommé.
Des notes d’une autre sorte, et à certains égards tout aussi intéressantes, concernent le caractère de l’héroïne. Au folio 36, Flaubert précise qu’elle finit folle, hystérique » et que « le mari devenu bon la soigne ». Au folio 38, il écrit plus nettement encore que Mr. Moreau est »très doux pour sa femme » et que « c’est elle au contraire qui est violente » ; il ajoute ces détails saisissants : « L’état atroce et de plus en plus nerveux se continue jusqu’au mariage de sa fille. — Fritz n’y assiste pas. Il est au mariage de la Lorette qui se fait le même jour à la Madeleine — Sa fille l’abandonne tout à coup — Abîme, elle se trouve seule — On la met dans une Maison de Santé, elle en sort — dernière entrevue ». Nous nous souvenons que la fille de Mme Schlésinger avait un caractère difficile que les malentendus avec sa mère se sont aggravés après son mariage avec un allemand ; nous nous souvenons aussi que Mme Schlésinger a été internée une première fois en 1861-1862 et qu’elle a invoqué elle-même pour expliquer sa névrose des difficultés d’ordre familial ; nous savons enfin que Flaubert a été mis au courant de sa crise et qu’il en a témoigné beaucoup de tristesse. Ce que nous révèle le carnet 19, c’est qu’il a songé, un moment, à faire passer cette triste réalité dans le roman et à prévoir une « dernière entrevue » consécutive à la remise en liberté de l’héroïne. Il est difficile de décider quelles raisons l’ont finalement persuadé de renoncer à se servir d’un épisode aussi pathétique, fourni par la vie. Mais nous pouvons nous demander si certaines nervosités, certaines impatiences qu’il prête, çà et là, à Mme Arnoux ne s’expliquent pas par cet épisode inutilisé. Le caractère de l’héroïne nous apparaîtrait alors plus complexe, plus inquiétant aussi. La preuve serait fournie de l’intérêt qu’une étude de genèse, apparemment extérieure à l’œuvre, peut comporter pour l’interprétation même de l’œuvre.
III. — DÉTAILS DIVERS.
Pour achever de montrer l’intérêt de ces ébauches, il nous reste à citer quelques exemples de détails parfois très humbles que le romancier utilisera et qu’il songe déjà à mettre en place. Ainsi, dans une marge du folio 36, cette indication topographique : « quai Napoléon ». C’est bien là que s’installera Frédéric (chap. III, p. 26 : « il… prit, sur le quai Napoléon, deux pièces, qu’il meubla ») ; c’est là qu’habitait Maxime du Camp, qui rappelle, dans ses Souvenirs Littéraires, que Flaubert a pensé à son petit appartement lorsqu’il a écrit L’Éducation Sentimentale. Nous avons la preuve, par le Carnet, que l’idée de ce détail est venue de bonne heure à Flaubert ; peut-être n’est-il pas indifférent de le relever, s’il est vrai, d’autre part, comme nous aurons l’occasion de le montrer, qu’il y a, chez Frédéric, des traits de son ami Du Camp.
Au folio 37, ce détail : « Deux beaux vases, toute une garniture de cheminée chic, passe de chez Me Moreau chez la Lorette. Fr. les y retrouve. C’est quelque chose de sa jeunesse ». Il y a là, pour le romancier, un thème à développer. Il imagine, en effet, que, dans sa légèreté, Arnoux ne craint pas de faire voyager des objets de son appartement jusque dans celui de sa maîtresse et au besoin de leur faire faire le chemin inverse : « une foule de petits cadeaux, des écrans, des boîtes, des éventails allaient et venaient de chez la maîtresse chez l’épouse car, sans la moindre gêne, Arnoux, souvent, reprenait à l’une ce qu’il lui avait donné pour l’offrir à l’autre ». Vers la fin du roman (p. 414), l’un de ces bibelots, le coffret à fermoir d’argent de Mme Arnoux, est associé à un épisode décisif : ce coffret, comme le romancier le rappelle, Frédéric l’avait vu au premier dîner dans la rue de Choiseul, puis chez Rosanette, puis de nouveau chez Mme Arnoux et ainsi « était lié à ses souvenirs les plus chers » ; à le voir, « son âme se fondait d’attendrissement » et voilà que Mme Dambreuse imagine de l’acheter ; en vain il la supplie de n’en rien faire, elle s’obstine et elle l’obtient ; c’en est assez pour que Frédéric, scandalisé comme par une profanation, renonce à tout projet de mariage avec elle. — Ainsi la notation fugitive du Carnet a été reprise, approfondie, transformée ; elle devient un ressort de l’action et un élément de pathétique.
Une remarque du même genre peut être faite, toujours pour la scène de la vente aux enchères, à partir d’une indication relevée d’ailleurs sur un autre carnet, mais citée également par Mme Durry. Flaubert est allé assister personnellement à une vente et il a pris des notes. Celle-ci notamment : « piano en marquèterie, le crieur fait debout une petite gamme, 1000 fr. — 600 fr. », les chiffres signifiant que, selon un usage fréquent, la mise à prix a été abaissée, faute d’enchérisseur. Dans le roman, voici l’usage qui en est fait (p. 414) : « Le crieur avait ouvert un piano, — son piano ! Tout en restant debout, il fit une gamme de la main droite, et annonça l’instrument pour douze cents francs puis se rabattit à mille, à huit cents, à sept cents ». Les indications retenues sont presque les mêmes, à peine moins sèches ; le romancier a supprimé un détail inutile (« en marquèterie »), mais il a souligné (car c’est Frédéric qui vit la scène) que ce piano est son piano ! (celui de Mme Arnoux), que ce meuble banal a donc pour lui un prix immense et il a marqué fortement, par contraste, que, pour le reste du public, cette valeur affective n’existe pas, puisque, par trois fois, le crieur doit revenir sur la mise à prix. Tout le pathétique de la scène est bien là : le mobilier de Mme Arnoux est dispersé dans une salle froide et indifférente alors que, pour Frédéric, ce sont « des parties de son cœur » qui s’en vont.
Il est vrai que ce piano de Mme Arnoux éveille pour Frédéric des souvenirs d une rare qualité. C’est ainsi qu’on peut lire dans L’Éducation Sentimentale (p. 49) la description d’une scène au cours de laquelle Frédéric entend chanter Mme Arnoux auprès de son instrument : « Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu… sa poitrine se gonflait, ses bras s’écartaient, son cou d’où s’échappaient des roulades, se renversait mollement comme sous des baisers aériens ». Or déjà dans le Carnet 19, Flaubert a esquissé cette scène et a tâché de décrire le charme de la cantatrice avec une autre image fort gracieuse déjà : « Debout, elle chantait un air au piano — il y avait un mot italien qui revenait et elle faisait à chaque fois un petit mouvement de col comme un oiseau qui se débat dans ses plumes en tournant la tête ». Peut-être Flaubert a-t-il jugé un peu mièvre cette comparaison ; il a finalement rédigé une phrase différente mais sur le même thème et dans le même climat affectif. Quant au détail du « mot italien » qui revenait, il l’utilise en le transposant lorsqu’il note dans le roman, juste avant le passage que nous avons cité : « Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes ».
On pourrait multiplier les exemples de détails ainsi amorcés sur le Carnet avant d être incorporés dans le roman. Contentons-nous d’un dernier. Voici (f° 35), trois lignes que nous citons dans leur brutalité sèche : « Une enfant (16 ans) attend dans un boudoir la perte de son pucelage. — souper servi — ne mange que des confitures et s’endort sur des gravures lubriques. (S. Lag) ». Étrange anecdote, ponctuée par quatre lettres énigmatiques. Reportons-nous à L’Éducation Sentimentale. Rosanette, dans la troisième partie, raconte à Frédéric ses débuts dans la vie galante ; on l’avait vendue à un homme marié et conduite dans un cabinet de restaurateur (voir p. 330) : « Le seul siège qu’il y eût était un divan contre la table… La table était couverte d’un tas de choses que je ne connaissais pas. Rien ne m’a semblé bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de confitures, et j’attendais toujours. Je ne sais quoi l’empêchait de venir. Il était très tard, minuit au moins, je n’en pouvais plus de fatigue ; en repoussant un des oreillers pour mieux m’étendre je rencontre sous ma main une sorte d’album, un cahier ; c’étaient des images obscènes… Je dormais dessus, quand il est entré ». Lue sans préparation, cette page retient l’attention par la bizarrerie du détail concret. On voit par l’examen du Carnet que Flaubert utilise une histoire vécue, qui lui a été contée… Et les quatre lettres entre parenthèses désignent, selon toute vraisemblance, la narratrice. S. Lag., c’est son amie Suzanne Lagier, actrice et demi-mondaine, dont il a aimé la gaieté,
la franchise et l’esprit. Un jour Lagier dut lui conter cette histoire, peut-être celle de ses propres débuts… Flaubert ne l’a pas laissé perdre. Et peut-être aurions-nous à nous demander si Rosanette n’aurait pas des traits de Suzanne Lagier.
QUELLES CONCLUSIONS TIRER DE L’ÉTUDE DE CES ÉBAUCHES ?
Celle-ci d’abord. Les carnets de notes sont pour Flaubert des sortes de greniers, de garde-manger où il s’approvisionne. Il ne craint pas d’y inscrire des détails apparemment anodins. Certains seront abandonnés. D’autres seront utilisés et passeront dans la rédaction définitive, mais jamais sous la forme où ils ont été consignés pour la première fois. La comparaison du texte original et du texte définitif révèle, presque toujours, avec quelle sûreté l’écrivain adapte chaque trait aux exigences supérieures de son œuvre.
En dehors, cependant, de ces notes décousues et comme fortuites, ce qui frappe, au moins dans notre carnet 19, c’est le souci qu’a le romancier de fixer, dès le début, une armature d’ensemble, de bâtir un plan. Et nous nous apercevons que ce plan est, au départ, très linéaire, très schématique. Nous notons en particulier que Flaubert n’y incorpore guère que ses futurs personnages principaux. Nous faisons connaissance avec Frédéric et, sous les noms de M. et Mme Moreau, avec les futurs M. et Mme Arnoux ; nous devinons Rosanette, en quelques endroits, sous la désignation anonyme de la Lorette. Mais Flaubert ne semble songer encore ni au couple Dambreuse, ni à la Vatnaz, ni aux jeunes gens fréquentés par le héros et pas même à Deslauriers. Tout demeure donc, ou presque tout, à inventer, puis à organiser, à construire autour du noyau initial. Alors qu’un Balzac tend à se lancer délibérément dans son récit et à faire surgir des aventures, quand il le faut, avec une sorte de spontanéité où se reconnaît son imagination créatrice, Flaubert, lui, a besoin d’efforts répétés et tenaces pour faire surgir par vagues successives sa matière du néant. Nous allons donc le voir chercher dans toutes les directions, demander sa pâture aux livres ou aux amis, fouiller dans ses propres souvenirs. Il connaîtra ensuite ce qu’il a appelé lui-même « les affaires du style ». Et nous ne devons pas nous étonner si une telle méthode l’oblige à peiner plusieurs années sur chacun de ses romans. Il a fallu environ cinq ans pour Madame Bovary, comme pour Salammbô. Il faudra aussi cinq ans, après les premières ébauches, pour que L’Éducation Sentimentale prenne sa forme définitive. Nous devons tâcher maintenant de le suivre dans cet effort continu. Ainsi verrons-nous s’édifier l’œuvre pierre à pierre et surprendrons-nous peut-être quelques-uns des secrets du romancier au travail.
Pierre-Georges Castex Professeur à la Faculté des Lettres de Paris.
Extrait de « Les Cours de Sorbonne »,
Centre de Documentation Universitaire, Paris.
L’étude de P.-G. Castex est publiée en trois parties :
Flaubert et Madame Schlésinger — Les premiers écrits autobiographiques
— L’élaboration de l’œuvre définitive