Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 18 – Page 18
Le Romantisme de Mâtho
Au lendemain de la publication de Madame Bovary, Flaubert écrivait à Mlle Leroyer de Chantepie, à dix mois d’intervalle : « Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne… » — « Le livre que j’écris maintenant sera tellement loin des mœurs modernes, qu’aucune ressemblance entre mes héros et mes lecteurs n’étant possible, il intéressera fort peu… » (1). À l’en croire, donc, le futur auteur de Salammbô aurait voulu s’évader du monde bourgeois contemporain pour revivre dans une des grandes métropoles de l’antiquité.
Or, si l’on a retrouvé en Salammbô elle-même certains traits physiques, et surtout psychologiques, d’Emma Bovary, par exemple son désenchantement et son ennui, dans Mâtho, en revanche, on n’a guère vu jusqu’ici que le barbare herculéen et frénétique et moins l’amant obsédé et passionné jusqu’au sacrifice, voire le poète, beaucoup plus proches de nous.
À peine, en effet, s’est-il épris de la Vierge carthaginoise qui, au banquet des Mercenaires, lui a rempli sa coupe, qu’il « s’en va mélancolique comme un augure, dès le soleil levant, pour vagabonder dans la campagne, s’étend sur le sable et jusqu’au soir y reste immobile » (2), évoquant perpétuellement son image loin du tumulte et de la cohue de son camp.
La nuit, c’est elle aussi qu’il voit reparaître dans la lune : « Oh ! que j’ai passé de nuits à la contempler ! Elle me semblait un voile qui cachait ta figure ; tu me regardais à travers ; ton souvenir se mêlait à ses rayonnements ; je ne vous distinguais plus… (3) », lui dit-il sous la tente où elle est venue, seule, pour reprendre et rapporter à Carthage le voile sacré dérobé par Mâtho dans le sanctuaire de Tanit.
Que Spendius médite la défaite de l’armée punique et prédise avec légèreté l’entrée triomphale des Mercenaires à Carthage, son Maître, lui, rêve seulement d’une île perdue et voluptueuse où il voudrait fuir avec sa captive à qui il la décrit ainsi : « Au-delà de Gadès, à vingt jours dans la mer, on rencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux. Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines de parfums qui fument, se balancent comme d’éternels encensoirs ; dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; l’air est si pur qu’il empêche de mourir. Oh ! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans des grottes de cristal taillées au bas des collines » (4).
Mais la ruse et la ténacité d’Hamilcar feront s’évanouir ce mirage : affamés, les mercenaires de Mâtho périront jusqu’au dernier dans le défilé de la Hache, leur chef sera pris et capturé et celle qui l’a aimé dès le premier regard ne pourra lui survivre. Tous deux auront ainsi obéi à la même fatalité, car c’est « involontairement » que la prêtresse de Tanit s’est approchée du Libyen au début du livre, c’est « involontairement » qu’elle s’avancera à la fin, jusqu’au bord de la terrasse de son palais, pour le voir expirer (5). Mais alors qu’elle cède à un obscur et pudique attrait, Mâtho a aussitôt deviné que l’inéluctable malédiction des Dieux pèse sur lui (6).
On voit donc que, en dépit de lui-même, Flaubert, en évoquant cette civilisation si lointaine et si étrangère à la nôtre, ne s’est pas affranchi de son temps aussi complètement qu’il s’en vantait : cette soif de solitude, ce besoin d’évasion, cette hantise de la fatalité de la passion, en effet, n’avaient-ils pas été le tourment de la jeunesse contemporaine et de la sienne ? N’est-ce pas tout cela qu’il a transposé dans un décor exotique ? Mâtho erre dans les sables de l’Afrique, comme René a erré sur les bruyères de son château, et il se perd dans sa rêverie comme le poète de « l’Isolement » sur sa montagne ; il contemple éperdument cet « astre des nuits » qui a illuminé les funérailles d’Atala pour auréoler bientôt le songe de « Booz endormi » ;s’il ne rêve pas d’Italie ou d’Orient, comme le Gœthe de Mignon ou le Baudelaire de « l’Invitation au Voyage » en évoquant, dans une prose aussi mélodieuse, cet Eden qu’il voudrait partager avec Salammbô, il trahit la même aspiration au dépaysement ; enfin, si Flaubert a fait une part plus large encore à la fatalité, puisqu’ils sont séparés non seulement par la patrie, mais aussi par la religion, la race et la volonté d’Hamilcar, ses amants n’en finissent pas moins par se retrouver et s’unir dans la mort, comme Hernani et Dona Sol.
Sous sa cuirasse de mercenaire du IIIe Siècle avant J.-C., Mâtho souffre du même mal que la génération de 1830. Seulement, chez lui, l’attitude est moins théâtrale et moins grandiloquente : c’est le Romantisme plus contenu et plus sobre de l’auteur de Salammbô.
G. Bosquet.
(1) 18 mars 1857, 23 janvier 1858. Édition Conard, 4e Série (1854-1861),p. 164 et 245.
(2) Salammbô. Édition des Belles Lettres — T. I, p. 33.
(3) Salammbô. Édition des Belles Lettres — T. II, p. 45.
(4) Édition des Belles Lettres, T. II, p. 45.
(5) Édition des Belles Lettres, T. I, p. 16-17 ; T. II, p. 164.
(6) Édition des Belles Lettres, T. I, p. 84.
Plusieurs variantes extraites par nous des Brouillons du roman attestent à quel point, dans la pensée de l’écrivain, son personnage devait être le jouet du destin. Les yeux de Mâtho se portent « involontairement », eux aussi, sur la porte du Palais d’Hamilcar (Bibliothèque Nationale, nouvelles acquisitions françaises, 23 658, T. I, folio 313) ; un désir « irrésistible » (le même adjectif employé chaque fois) le pousse à revoir Salammbô et à faire le tour des remparts pour découvrir une brèche afin de pénétrer dans son palais. (Ibid., folios 328 et 336).