Les éditions originales de Gustave Flaubert

 

Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 18 – Page 35

 

Les Editions originales de Gustave Flaubert

en grand papier

Dans notre étude de novembre 1957 décrivant tous les exemplaires de l’édition originale de Madame Bovary sur vélin fort, nous disions notre surprise de constater, chez un jeune auteur, un nombre aussi important de grands papiers et nous l’expliquions par le désir de Flaubert de ne pas distribuer sa première œuvre sous forme de livres à un franc le volume.

Depuis lors, d’autres exemplaires ont apparu : deux avec envoi à Alfred Blanche et à Charles-Edmond Chojecki, et deux autres sans dédicace.

Mais ces trouvailles, pour intéressantes qu’elles soient, n’ont pas, dans le cœur des Flaubertistes, une résonnance comparable à celle que nous donne une lettre que nous venons de recevoir, et qui ne nous annonce rien de moins que la découverte, chez un petit libraire de quartier, de l’exemplaire de Madame Elisa-Maurice Schlesinger ; eh oui, du propre exemplaire de la femme qui fut le grand amour de Flaubert, et qui « invisible ou présente, domine toute son œuvre », comme le dit si bien Jacques Suffel au chapitre concernant les amours de Flaubert, dans l’étude parue en 1958.

Le rôle capital de cette femme a été compris par d’autres écrivains. Gérard Gailly lui a consacré trois livres : Flaubert  et les fantômes de Trouville (1930), L’unique passion de Flaubert, Madame Arnoux (1932), et enfin Le Grand Amour de Flaubert (1944). Tout récemment, Pierre-George Castex, dans ses cours de Sorbonne, faisait le point de cette question, dont l’importance est indiscutable, mais dont certains détails prêtaient encore à doute (voir son article intitulé « Gustave Flaubert et Madame Schlésinger » dans le Bulletin n° 17 des Amis de Flaubert).

Voici maintenant les principaux passages de la lettre de l’heureux bibliophile français, M. Daniel Morcrette :

« Je vous décris avec joie mon exemplaire : sur vélin fort, en un volume. Malheureusement, il est rogné ( 173  X 131 mïll.) et très mal habillé. Le cartonnage, tout à fait contemporain, est allemand de papier brun-rouge, à grain long. Il est usé aux coins, et veuf de la moitié du dos (la pièce de titre demeure) et l’on voit dans les papiers qui ont servi à endosser le volume des fragments de textes allemands de l’époque). De toutes façons, il n’est pas du tout question de toucher à cet horrible, mais si émouvant habit (lorsqu’on sait le sort de Madame Schlésinger) (1). Le libraire, à qui je l’ai acheté, allait le faire relier par un artisan de quartier, et j’ai eu le bonheur de le sauver in-extremis. Je n’ai absolument pas pu avoir de renseignements sur son histoire ; il provient d’un lot de livres sans provenance et sans intérêt. Il était marqué à bas prix et avait même été négligé par un client qui a préféré acquérir une réédition de Fasquelle, j’ai eu une chance, extraordinaire ; c’est tout !

L’envoi est ainsi libellé :

 Offert à Me Élisa Maurice-

Schlésinger, comme

hommage d’une vieille

et inaltérable affection,«

L’auteur son tout

dévoué

Gve Flaubert »

Bien entendu, je vais faire photocopier cet envoi et vous en enverrai une épreuve dès que ce sera fait.

Comme je voudrais que mon exemplaire ait une reliure plus décente (comme ce fut la chance du vôtre), qui aurait tout au moins pu mieux résister à un siècle de malheurs ! Il a enfin droit de cité, et a retrouvé une affection qui a dû lui faire défaut bien longtemps ».

 

Nous croyons intéressant de reproduire, pour illustrer cette petite note, le cliché de l’envoi de Mme Schlésinger en le faisant suivre du fac-similé de l’envoi que porte l’exemplaire de « la Présidente », Aglaé Sabatier :

Ces reproductions accusent, mieux qu’un texte imprimé, le frappant contraste entre les deux dédicaces. Dans l’une, on sent la franchise désinvolte qui était sans doute de mise autour de « la Présidente » ; dans l’autre on touche à un amour profond, toujours vivace, mais guindé par force dans des superlatifs de convention. Quelle part de drame dans ces formules, quand on songe à la haine opiniâtre pour les clichés que le futur auteur de « Bouvard et Pécuchet » a dû sans doute surmonter pour les faire sortir de sa plume, à la place des mots passionnés qui le brûlaient.

 

Auguste Lambiotte.

Extrait de la Revue : Le Livre et l’Estampe,

numéro 24, quatrième numéro de 1960.

(1) A partir de 1850, le ménage Schlésinger s’était installé à Bade. Mme Schlésinger, en proie à une crise de mélancolie, est internée de fin 1861 à septembre 1863, dans une maison de santé à Illenau, en Bade. En 1875, elle est nouveau internée à Illenau où elle mourra en 1888.