Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 19 – Page 5
La vie et l’œuvre de Flaubert
(Extraits de l’Ouvrage : Critique de la Raison Dialectique)
Par Jean Paul Sartre
M. Jean-Paul Sartre, l’apôtre et le théoricien de l’existentialisme, vient de publier un important ouvrage (le premier de deux Tomes) intitulé Critique de la Raison Dialectique.
Il est — tout au moins dans les cent premières pages du chapitre liminaire intitulé Questions de Méthode — souvent fait allusion à Gustave Flaubert et à son œuvre.
Sans vouloir expliquer en quelques lignes ce qu’est la doctrine de l’existentialisme (comme toutes les doctrines philosophiques, elle a plusieurs visages), on peut indiquer qu’elle tend à mettre en valeur le déterminisme étroit qu’il y a entre la vie humaine — qui est un résultat on dirait une somme — et les conditions matérielles dans lesquelles évolue l’existence. On y retrouve la théorie du milieu, chère à Taine qui enseignait que toute émanation de l’esprit humain, toute action matérielle, sociale ou morale, et même toute pensée était strictement conditionnée par le milieu dans lequel esprit, action ou pensée naissaient et évoluaient.
Il n’y a pas plus de libre arbitre dans l’humanité et en sociologie, qu’il n’y a de génération spontanée ou d’évolution autonome dans le monde réel et en biologie. Il n’est bien sûr nullement question d’influences extérieures et tout idéal qui se baserait sur ces influences, et encore plus sur les croyances, est à rejeter.
L’existentialisme est fils de la matière et prime toute conscience. Et M. J.-P. Sartre de préciser dans son premier chapitre Marxisme, et Existentialisme (page 30) :
« Il est comique que Lukacs, dans l’ouvrage que j’ai cité (1) ait cru se distinguer de nous en rappelant cette définition marxiste du matérialisme : « la primauté de l’existence sur la conscience » alors que l’existentialisme — son nom l’indique assez — fait de cette primauté l’objet d’une affirmation de principe.
« Pour être encore plus précis, nous adhérons sans réserves à cette formule du Capital par laquelle Marx entend définir son « matérialisme » : « Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle » ; et nous ne pouvons concevoir ce conditionnement sous une autre forme que celle d’un mouvement dialectique (contradictions, dépassement, totalisations).
Et M. Sartre ajoute :
« Aussitôt qu’il existera pour tous une marge de liberté réelle au-delà de la production de la vie, le marxisme aura vécu ; une philosophie de la liberté prendra sa place. Mais nous n’avons aucun moyen, aucun instrument intellectuel, aucune expérience concrète qui nous permette de concevoir cette liberté, ni cette philosophie » (2).
Mais J.-P. Sartre, qui ne tient nullement (et il faut l’en féliciter) à confondre existentialisme et marxisme, déclare (chapitre II, p. 33) ceci :
« Qu’est-ce donc qui fait que nous ne soyons pas tout simplement marxistes ? C’est que nous tenons les affirmations d’Engels et de Garaudy pour des principes directeurs, des indications de tâches, des problèmes et non pour des variétés concrètes ».
Et précisant ses réserves, le savant philosophe affirme que si le marxisme explique parfois quelque chose, il ne fait point découvrir la source de ce quelque chose. M. J.-P. Sartre, en définitive, se garde bien de faire de l’existentialisme une suite ou une copie du marxisme. Il y a des échelons, des médiations et c’est dans ce chapitre intitulé précisément Le Problème des Médiations que se trouvent de curieux aperçus (remarquables d’ailleurs dans leurs précisions, même si l’on ne partage point aveuglément les thèses de J.-P. Sartre) que nous croyons utiles de mettre sous les yeux de nos lecteurs.
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Le marxisme contemporain montre, par exemple, que le réalisme de Flaubert est en rapport de symbolisation réciproque avec l’évolution sociale et politique de la petite bourgeoisie du Second Empire. Mais il ne montre jamais la genèse de cette réciprocité de perspective. Nous ne saurons ni pourquoi Flaubert a préféré la littérature à tout, ni pourquoi il a vécu comme un anachorète, ni pourquoi il a écrit ces livres plutôt que ceux de Duranty ou des Goncourt. Le marxisme situe mais ne fait plus jamais rien découvrir : il laisse d’autres disciplines sans principes établir les circonstances exactes de la vie et de la personne et il vient ensuite pour démontrer que ses schémas se sont une fois de plus vérifiés : les choses étant ce qu’elles sont, la lutte de classes ayant pris telle ou telle forme, Flaubert, qui appartenait à la bourgeoisie, devait vivre comme il a vécu et écrire ce qu’il a écrit. Mais justement, ce qu’on passe sous silence c’est la signification de ces quatre mots : « appartenir à la bourgeoisie ». Car ce n’est d’abord ni la rente foncière ni la nature strictement intellectuelle de son travail qui font de Flaubert un bourgeois. Il appartient à la bourgeoisie parce qu’il, est né en elle, c’est-à-dire parce qu’il est apparu au milieu d’une famille déjà bourgeoise et dont le chef, chirurgien à Rouen, était emporté par le mouvement ascensionnel de sa classe. Et s’il raisonne, s’il sent en bourgeois, c’est qu’on l’a fait tel à une époque où il ne pouvait pas même comprendre le sens des gestes et des rôles qu’on lui imposait. Comme toutes les familles, cette famille était particulière : sa mère était apparentée à la noblesse, son père était fils de vétérinaire de village, le frère aîné de Gustave, plus doué en apparence, fit de bonne heure l’objet de sa détestation. C’est donc dans la particularité d’une histoire, à travers les contradictions propres à cette famille que Gustave Flaubert fit obscurément l’apprentissage de sa classe. Le hasard n’existe pas, ou du moins, pas comme on croit : l’enfant devient tel ou tel parce qu’il vit l’universel comme particulier.
Celui-ci a vécu dans le particulier le conflit entre les pompes religieuses d’un régime monarchique qui prétendait renaître et l’irréligion de son père, petit bourgeois intellectuel et fils de la révolution française. Pris généralement, ce conflit traduisait la lutte des anciens propriétaires fonciers contre les acquéreurs de biens nationaux et contre la bourgeoisie industrielle. Cette contradiction (d’ailleurs masquée sous la Restauration par un équilibre provisoire) Flaubert l’a vécue pour lui seul et par lui-même ; ses aspirations vers la noblesse et surtout vers la foi ont sans cesse été rabattues par l’esprit d’analyse paternel. Il a installé en lui par la suite, ce père écrasant qui n’a cessé, même mort, de détruire Dieu, son principal adversaire, ni de réduire les élans de son fils à des humeurs corporelles. Seulement le petit Flaubert a tout vécu dans les ténèbres, c’est-à-dire sans prise de conscience réelle, dans l’affolement, la fuite, l’incompréhension et à travers sa condition matérielle d’enfant bourgeois, bien nourri, bien soigné, mais impuissant et séparé du monde. C’est comme enfant qu’il a vécu sa condition future à travers les professions qui s’offriront à lui : sa haine contre son frère aîné, brillant élève de la Faculté de Médecine, lui barrait la route des Sciences, c’est-à-dire qu’il ne voulait ni n’osait faire partie de l’élite « petite bourgeoise ». Restait le Droit : à travers ces carrières qu’il jugeait inférieures, il eut horreur de sa propre classe, et cette horreur même était à la fois une prise de conscience et une aliénation définitive à la petite bourgeoisie. Il vécut aussi la mort bourgeoise, cette solitude qui nous accompagne dès la naissance, mais il la vécut à travers les structures familiales : le jardin où il jouait avec sa sœur était voisin du laboratoire où son père disséquait ; la mort, les cadavres, sa jeune sœur qui allait bientôt mourir, la science et l’irréligion de son père, tout devait s’unir dans une attitude complexe et bien particulière. Le mélange explosif de scientisme naïf et de religion sans Dieu qui constitue Flaubert et qu’il tente de surmonter par l’amour de l’art formel, nous pourrons l’expliquer si nous comprenons bien que tout s’est passé dans l’enfance, c’est-à-dire dans une condition verticalement distincte de la condition adulte : c’est l’enfance qui façonne les préjugés indépassables, c’est elle qui fait ressentir, dans les violences du dressage et l’égarement de la bête dressée, l’appartenance au milieu comme un événement singulier. Seule, aujourd’hui, la psychanalyse permet d’étudier à fond la démarche par laquelle un enfant, dans le noir, à tâtons, va tenter de jouer sans le comprendre le personnage social que les adultes lui imposent, c’est elle seule qui nous montrera s’il étouffe dans son rôle, s’il cherche à s’en évader ou s’il s’y assimile entièrement. Seule, elle permet de retrouver l’homme entier dans l’adulte, c’est-à-dire non seulement ses déterminations présentes mais aussi le poids de son histoire. Et l’on aurait tout à fait tort de s’imaginer que cette discipline s’oppose au matérialisme dialectique.
[…]
La famille Flaubert était de type semi-domestique, elle retardait un peu sur les familles industrielles que le père Flaubert soignait ou fréquentait. Le père Flaubert, qui se jugeait lésé par son « patron » Dupuytren, terrorisait tout le monde par son mérite, sa notoriété, son ironie voltairienne, ses terribles colères ou ses accès de mélancolie. Aussi comprendra-t-on facilement que le lien du petit Gustave à sa mère n’ait jamais été déterminant : elle n’était qu’un reflet du terrible docteur. Il s’agit donc d’un décalage assez sensible, qui séparera souvent Flaubert de ses contemporains : dans un siècle où la famille conjugale est le type courant de la bourgeoisie riche, où Du Camp et Le Poittevin représentent des enfants délivrés de la patria potestas, Flaubert se caractérise par une « fixation » sur le père. Né la même année, Baudelaire, au contraire, se fixera pour toute sa vie sur sa mère. Et cette différence s’explique par la différence des milieux : la bourgeoisie de Flaubert est fruste, neuve (la mère, vaguement apparentée à la noblesse, représente une classe de fonciers en voie de liquidation : le père sort directement d’un village et porte encore à Rouen d’étranges vêtements paysans : une peau de bique, l’hiver). Elle vient de la campagne, elle y retourne puisqu’elle achète de la terre à mesure qu’elle s’enrichit. La famille de Baudelaire, bourgeoise, citadine depuis beaucoup plus longtemps, se considère un peu comme appartenant à la noblesse de robe : elle possède des actions et des titres. Quelque temps, entre deux maîtres, la mère est apparue toute seule, dans l’éclat de son autonomie ; et, plus tard, Aupick avait beau faire le « dur », Madame Aupick, sotte et assez vaine mais charmante et favorisée par l’époque, n’a jamais cessé d’exister par elle-même.
Mais prenons-y garde : chacun vit ses premières années dans l’égarement ou dans l’éblouissement comme une réalité profonde et solitaire : l’intériorisation de l’extériorité est un fait irréductible. La « fêlure » du petit Baudelaire, c’est le veuvage et le remariage d’une mère trop jolie, bien sûr : mais c’est aussi une qualité propre de sa vie, un déséquilibre, un malheur qui le poursuivra jusqu’à sa mort ; la « fixation » de Flaubert sur son père, c’est l’expression d’une structure de groupe et c’est sa haine du bourgeois, ses crises « hystériformes », sa vocation monacale. La psychanalyse, à l’intérieur d’une totalisation dialectique, renvoie d’un côté aux structures objectives, aux conditions matérielles et, de l’autre, à l’action de notre indépassable enfance sur notre vie d’adulte. Il devient impossible désormais de relier directement Madame Bovary à la structure politico-sociale et à l’évolution de la petite bourgeoisie ; il faudra rapporter l’œuvre à la réalité présente en tant qu’elle est vécue par Flaubert à travers son enfance. Il en résulte un certain décalage, bien sûr : il y a une sorte d’hystérésis de l’œuvre par rapport à l’époque même où elle parait ; c’est qu’elle doit unir en elle un certain nombre de significations contemporaines et d’autres qui expriment un état récent mais déjà dépassé de la société. Cette hystérésis, toujours négligée par les marxistes, rend compte à son tour de la véritable réalité sociale où les événements, les produits et les actes contemporains se caractérisent par l’extraordinaire diversité de leur profondeur temporelle. Il viendra un moment où Flaubert paraîtra en avance sur son époque (au temps de Madame Bovary) parce qu’il est en retard sur elle, parce que son œuvre exprime sous un masque à une génération dégoûtée du romantisme les désespoirs post-romantiques d’un collégien de 1830. Le sens objectif du livre — celui que les marxistes, en bons disciples de Taine, prennent tout bonnement pour conditionné par le moment à travers l’auteur — est le résultat d’un compromis entre ce que réclame cette jeunesse nouvelle à partir de sa propre histoire et ce que l’auteur peut lui offrir à partir de la sienne, c’est-à-dire qu’il réalise l’union paradoxale de deux moments passés de cette petite bourgeoisie intellectuelle (1830-1845). C’est à partir de là qu’on pourra utiliser le livre dans des perspectives nouvelles comme une arme contre une classe ou un régime (3). Mais le marxisme n’a rien à craindre de ces méthodes nouvelles : elles restituent simplement des régions concrètes du réel et les malaises de la personne prennent leur véritable sens quand on se rappelle qu’elles trahissent concrètement l’aliénation de l’homme ; l’existentialisme aidé de la psychanalyse ne peut étudier aujourd’hui que des situations où l’homme s’est perdu lui-même dès l’enfance, car il n’y en a pas d’autres dans une société fondée sur l’exploitation (4).
[…]
Une vie se déroule en spirales : elle repasse toujours par les mêmes points mais à des niveaux différents d’intégration et de complexité. Enfant, Flaubert se sent frustré par son frère aîné de la tendresse paternelle : Achille ressemble au père Flaubert ; pour plaire à celui-ci, il faudrait imiter Achille ; l’enfant s’y refuse dans la bouderie et le ressentiment. Au collège, Gustave trouve la situation inchangée : pour plaire au médecin-chef qui fut un brillant élève, Achille, neuf ans plus tôt, a conquis les premières places. Si son cadet souhaite forcer l’estime du père, il faut qu’il obtienne pour les mêmes devoirs les mêmes notes que son frère aîné ; il s’y refuse, sans même formuler son refus : cela veut dire qu’une résistance innomée le freine dans son travail ; il sera un assez bon élève, ce qui, chez les Flaubert, est le déshonneur. Cette deuxième situation n’est rien d’autre que la première resserrée par ce nouveau facteur qu’est le collège. Les contacts de Gustave avec ses condisciples ne sont pas des conditions dominantes : le problème familial est si grave pour lui qu’il ne s’occupe pas d’eux ; s’il est humilié devant la réussite de certains de ses condisciples, c’est uniquement parce que ses succès confirment la supériorité d’Achille (prix d’excellence dans toutes les classes). Le troisième moment (Flaubert accepte de faire son droit : pour être plus sûr de différer d’Achille, il décide de lui être inférieur. Il détestera sa future carrière comme la preuve de cette infériorité, se lancera dans la surcompensation idéaliste et, pour finir, acculé à devenir procureur, il s’en tirera par ses crises « hystériformes ») est un enrichissement et un resserrement des conditions initiales. Chaque phase, isolée, semble répétition ; le mouvement qui va de l’enfance aux crises nerveuses est au contraire un dépassement perpétuel de ces données ; il aboutit, en effet, à l’engagement littéraire de Gustave Flaubert (5).
Mais en même temps que celles-ci sont passé-dépassé, elles apparaissent, à travers toute l’Opération, comme passé-dépassant, c’est-à-dire comme avenir. Nos rôles sont toujours futurs : ils apparaissent à chacun comme des tâches à remplir, des embûches à éviter, des pouvoirs à exercer, etc. Il se peut que la « paternité » soit — comme le prétendent certains sociologues américains — un rôle. Il se peut aussi que tel jeune marié souhaite devenir père pour s’identifier ou se substituer à son propre père, ou, au contraire, pour se délivrer de lui en assumant son « attitude » : de toute façon, cette relation passée (ou, en tout cas vécue profondément dans le passé) avec ses parents ne se manifeste à lui que comme la ligne de fuite d’une entreprise nouvelle ; la paternité lui ouvre la vie jusqu’à la mort. Si c’est un rôle, c’est un rôle qu’on invente, qu’on ne cesse pas d’apprendre dans des circonstances toujours neuves et qu’on ne sait à peu près qu’au moment de mourir. Complexes, style de vie et révélation du passant-dépassant comme avenir à créer font une seule et même réalité : c’est le projet comme vie orientée, comme affirmation de l’homme par l’action et c’est en même temps cette brume d’irrationalité non localisable, qui se reflète du futur dans nos souvenirs d’enfance et de notre enfance dans nos choix raisonnables d’hommes mûrs.
[…]
Supposons que je veuille étudier Flaubert — qu’on présente, dans les littératures, comme le père du réalisme. J’apprends qu’il a dit « Mme Bovary, c’est moi ». Je découvre que les contemporains les plus subtils — et d’abord Baudelaire, tempérament « féminin » — avaient pressenti cette identification. J’apprends que le « père du réalisme » rêvait, pendant le voyage en Orient, d’écrire l’histoire d’une vierge mystique, dans les Pays-Bas, rongée par le rêve et qui eût été le symbole de son propre culte de l’art. Enfin, remontant à sa biographie, je découvre sa dépendance, son obéissance, son « être relatif », en un mot tous les caractères qu’on a coutume de nommer, à l’époque, « féminins ». Enfin, il m’apparaît que, sur le tard, ses médecins le traitaient de vieille femme nerveuse et qu’il se sentait vaguement flatté ! Nul doute, pourtant : ce n’est à aucun degré un inverti (6). Il s’agira donc — sans quitter l’œuvre, c’est-à-dire les significations littéraires — de nous demander pourquoi l’auteur (c’est-à-dire ici la pure activité synthétique qui engendre Mme Bovary) a pu se métamorphoser en femme, quelle signification possède en elle-même la métamorphose (ce qui suppose une étude phénoménologique d’Emma Bovary dans le livre), quelle est cette femme (dont Baudelaire dit qu’elle a la folie et la volonté d’un homme) ce que veut dire, au milieu du XIXe siècle, la transformation de mâle en femelle par l’art (on étudiera le contexte « Mlle de Maupin », etc…) et enfin qui doit être Gustave Flaubert pour qu’il ait eu, dans le champ de ses possibles, la possibilité de se peindre en femme. La réponse est indépendante de toute biographie puisque ce problème pourrait être posé en termes kantiens : « À quelles conditions la féminisation de l’expérience est-elle possible ? ». Pour y répondre, nous ne devons jamais oublier que le style d’un auteur est directement lié à une conception du monde : la structure des phrases, des paragraphes, l’usage et la place du substantif, du verbe, etc… la constitution des paragraphes et les caractéristiques du récit — pour ne citer que ces quelques particularités — traduisent des présuppositions secrètes qu’on peut déterminer différentiellement sans recourir encore à la biographie. Toutefois, nous n’arriverons encore qu’à des problèmes. Il est vrai que les intentions des contemporains nous aideront : Baudelaire a affirmé l’identité du sens profond de La Tentation de Saint-Antoine, ouvrage furieusement « artiste » dont Bouilhet disait « c’est une foirade de perles » et qui traite dans la plus complète confusion des grands thèmes métaphysiques de l’époque (le destin de l’homme, la vie, la mort, Dieu, la religion, le néant, etc.) et de celui de Madame Bovary, ouvrage sec (en apparence) et objectif. Qui donc peut et doit être Flaubert pour pouvoir exprimer sa propre réalité sous forme d’un idéalisme forcené et d’un réalisme encore plus méchant qu’impassible ? Qui donc peut et doit être Flaubert pour s’objectiver dans son œuvre à quelques années de distance sous la forme d’un moine mystique et d’une femme décidée et « un peu masculine » ? À partir de là, il faut passer à la biographie, c’est-à-dire aux faits ramassés par les contemporains et vérifiés par les historiens. L’œuvre pose des questions à la vie. Mais il faut comprendre en quel sens : l’œuvre comme objectivation de la personne est, en effet, plus complète, plus totale que la vie. Elle s’y enracine certes, elle l’éclaire mais elle ne trouve son explication totale qu’en elle-même. Seulement, il est trop tôt encore pour que cette explication nous apparaisse. La vie est éclairée par l’œuvre comme une réalité dont la détermination totale se trouve hors d’elle, à la fois dans les conditions qui la produisent et dans la création artistique qui l’achève et la complète en l’exprimant. Ainsi l’œuvre — quand on l’a fouillée — devient hypothèse et méthode de recherche pour éclairer la biographie : elle interroge et retient des épisodes concrets comme des réponses à ses questions (7). Mais ces réponses ne comblent pas : elles sont insuffisantes et bornées dans la mesure où l’objectivation dans l’art est irréductible à l’objectivation dans les conduites quotidiennes ; il y un hiatus entre l’œuvre et la vie. Toutefois l’homme avec ses relations humaines, ainsi éclairé, nous apparaît à son tour comme ensemble synthétique de questions. L’œuvre a révélé le narcissisme de Flaubert, son onanisme, son idéalisme, sa solitude, sa dépendance, sa féminité, sa passivité. Mais ces caractères, à leur tour, sont pour nous des problèmes : ils nous font deviner à la fois des structures sociales (Flaubert est propriétaire foncier, il touche des coupons de rente, etc.) et un drame unique de l’enfance. En un mot, ces questions régressives nous donnent un moyen d’interroger son groupe familial comme réalité vécue et niée par l’enfant Flaubert, à travers une double source d’information (témoignages objectifs sur la famille : caractères de classe, type familial, aspect individuel ; déclarations furieusement subjectives de Flaubert sur ses parents, son frère, sa sœur, etc…). À ce niveau il faut pouvoir sans cesse remonter jusqu’à l’œuvre et savoir qu’elle contient une vérité de la biographie que la correspondance elle-même (truquée par son auteur) ne peut contenir. Mais il faut savoir aussi que l’œuvre ne révèle jamais les secrets de la biographie : elle peut être simplement le schème ou le fil conducteur qui permet de les découvrir dans la vie elle-même. À ce niveau, en touchant la petite enfance comme manière de vivre obscurément des conditions générales, nous faisons apparaître, comme le sens du vécu, la petite bourgeoisie intellectuelle qui s’est formée sous l’Empire et sa manière de vivre l’évolution de la société française. Ici, nous repassons dans le pur objectif, c’est-à-dire dans la totalisation historique : c’est l’Histoire même, l’essor comprimé du capitalisme familial, le retour des fonciers, les contradictions du régime, la misère d’un prolétariat encore insuffisamment développé que nous devons interroger. Mais ces interrogations sont constituantes au sens où les concepts kantiens sont dits « constitutifs » : car elles permettent de réaliser des synthèses concrètes là où nous n’avions encore que des conditions abstraites et générales : à partir d’une enfance obscurément vécue, nous pouvons reconstituer les vrais caractères des familles petites-bourgeoises. Nous comparons celle de Flaubert à celles de Baudelaire (d’un niveau social plus « élevé »), des Goncourt (petits bourgeois anoblis vers la fin du XVIIIe par la simple acquisition d’une terre « noble »), de Louis Bouilhet, etc. ; nous étudions à ce propos les relations réelles entre les savants et praticiens (le père Flaubert) et les industriels (le père de son ami Le Poittevin). En ce sens, l’étude de Flaubert enfant, comme universalité vécue dans la particularité, enrichit l’étude générale de la petite bourgeoisie en 1830. À travers les structures qui commandent le groupe familial singulier, nous enrichissons et concrétisons les caractères toujours trop généraux de la classe considérée, nous saisissons des « collectifs » inconnus par exemple, le rapport complexe d’une petite bourgeoisie de fonctionnaires et d’intellectuels avec l’ « élite » des industriels et la propriété foncière ; ou les racines de cette petite bourgeoisie, son origine paysanne, etc., ses relations avec des nobles déchus (8). C’est à ce niveau que nous allons découvrir la contradiction majeure que cet enfant a vécue à sa manière : l’opposition de l’esprit d’analyse bourgeois et des mythes synthétiques de la religion. Ici encore un va et vient s’établit entre les anecdotes singulières qui éclairent ces contradictions diffuses (parce qu’elles les rassemblent en un seul et les font éclater) et la détermination générale des conditions de vie qui nous permet de reconstituer progressivement (parce qu’elles ont été déjà étudiées) l’existence matérielle des groupes considérés. L’ensemble de ces démarches, la régression et le va et vient nous ont révélé ce que j’appellerai la profondeur du vécu. Un essayiste écrivait l’autre jour, croyant réfuter l’existentialisme : « Ce n’est pas l’homme qui est profond, c’est le monde ». Il avait parfaitement raison et nous sommes d’accord avec lui sans réserves. Il faut seulement ajouter que le monde est humain, que la profondeur de l’homme, c’est le monde, donc que la profondeur vient au monde par l’homme.
L’exploration de cette profondeur est une descente du concret absolu (Madame Bovary dans les mains d’un lecteur contemporain de Flaubert, que ce soit Baudelaire ou l’impératrice ou le procureur) à son conditionnement le plus abstrait (c’est-à-dire aux conditions matérielles, au conflit des forces productives et des rapports de production en tant que ces conditions apparaissent dans leur universalité et qu’elles se donnent comme vécues par tous les membres d’un groupe indéfini (9) , c’est-à-dire pratiquement par des sujets abstraits). À travers Madame Bovary nous devons et pouvons entrevoir le mouvement de la rente foncière, l’évolution des classes montantes, la lente maturation du prolétariat : tout est là. Mais les significations les plus concrètes sont radicalement irréductibles aux significations les plus abstraites, le « différentiel » en chaque couche signifiante reflète en l’appauvrissant et en le contractant le différentiel de la couche supérieure ; il éclaire le différentiel de la couche inférieure et sert de rubrique à l’unification synthétique de nos connaissances plus abstraites. Le va et vient contribue à enrichir l’objet de toute la profondeur de l’Histoire, il détermine, dans la totalisation historique, l’emplacement vide encore de l’objet.
À ce niveau de la recherche, nous n’avons pourtant réussi qu’à dévoiler une hiérarchie de signification hétérogènes : Madame Bovary la « féminité » de Flaubert, l’enfance dans un bâtiment de l’hôpital, « les contradictions de la petite bourgeoisie contemporaine, l’évolution de la famille, de la propriété, etc. (10). Chacune éclaire l’autre mais leur irréductibilité crée une discontinuité véritable entre elles ; chacune sert de cadre à la précédente, mais la signification enveloppée est plus riche que la signification enveloppante. En un mot, nous n’avons que les traces du mouvement dialectique, non le mouvement lui-même.
C’est alors et seulement alors que nous devons user de la méthode progressive : il s’agit de retrouver le mouvement d’enrichissement totalisateur qui engendre chaque moment à partir du moment antérieur, l’élan qui part des obscurités vécues pour parvenir à l’objectivation finale, en un mot le projet par lequel Flaubert, pour échapper à la petite bourgeoisie, se lancera, à travers les divers champs de possibles, vers l’objectivation aliénée de lui-même et se constituera inéluctablement et indissolublement comme l’auteur de Madame Bovary et comme ce petit bourgeois qu’il refusait d’être. Ce projet a un sens, ce n’est pas la simple négativité, la fuite : par lui l’homme vise la production de soi-même dans le monde comme une certaine totalité objective. Ce n’est pas le pur et simple choix abstrait d’écrire qui fait le propre de Flaubert, mais le choix d’écrire d’une certaine manière pour se manifester dans le monde de telle façon, en un mot c’est la signification singulière — dans le cadre de l’idéologie contemporaine — qu’il donne à la littérature comme négation de sa condition originelle et comme solution objective de ses contradictions. Pour retrouver le sens de cet « arrachement vers… », nous serons aidés par la connaissance de toutes les couches signifiantes qu’il a traversées, que nous avons déchiffrées comme ses traces et qu’il l’ont mené jusqu’à l’objectivation finale. Nous avons la série : du conditionnement matériel et social jusqu’à l’œuvre, il s’agit de trouver la tension qui va de l’objectivité à l’objectivité, de découvrir la loi d’épanouissement qui dépasse une signification par la suivante et qui maintient celle-ci dans celle-là. En vérité, il s’agit d’inventer un mouvement, de le recréer : mais l’hypothèse est immédiatement vérifiable : seule peut être valable celle qui réalisera dans un mouvement créateur l’unité transversale de toutes les structures hétérogènes.
Toutefois le projet risque d’être dévié, comme celui de Sade, par les instruments collectifs, ainsi l’objectivation terminale ne correspond peut-être pas exactement au choix originel. Il conviendra de reprendre l’analyse régressive en la serrant de plus près, d’étudier le champ instrumental pour déterminer les déviations possibles, d’utiliser nos connaissances générales sur les techniques contemporaines du Savoir, de revoir le déroulement de la vie pour examiner l’évolution des choix et des actions, leur cohérence ou leur incohérence apparente. Saint-Antoine exprime Flaubert tout entier dans la pureté et dans toutes les contradictions de son projet originel : mais Saint-Antoine est un échec ; Bouilhet et Maxime Du Camp le condamnent sans appel ; on lui impose de « raconter une histoire ». La déviation est là : Flaubert raconte une anecdote mais il y fait tout tenir, le ciel et l’enfer, lui-même, saint Antoine, etc. L’ouvrage monstrueux et splendide qui en résulte et où il s’objective et s’aliène, c’est Madame Bovary. Ainsi le retour sur la biographie nous montre les hiatus, les fissures et les accidents en même temps qu’il confirme l’hypothèse (du projet original) en révélant la courbe de la vie et sa continuité. Nous définirons la méthode d’approche existentialiste comme une méthode régressive-progressive et analytico-synthétique ; c’est en même temps un va et vient enrichissant entre l’objet (qui contient toute l’époque comme significations hiérarchisées) et l’époque (qui contient l’objet dans sa totalisation) ; en effet, lorsque l’objet est retrouvé dans sa profondeur et dans sa singularité, au lieu de rester extérieur à la totalisation (comme il était jusque-là, ce que les marxistes prenaient pour son intégration à l’histoire) il entre immédiatement en contradiction avec elle : en un mot la simple juxtaposition inerte de l’époque et de l’objet fait place brusquement à un conflit vivant. Si l’on a paresseusement défini Flaubert comme un réaliste et si l’on a décidé que le réalisme convenait au public du Second Empire (ce qui permettra de faire une théorie brillante et parfaitement fausse sur l’évolution du réalisme en 1857 et 1957), on ne parviendra à comprendre ni cet étrange monstre qu’est Madame Bovary, ni l’auteur, ni le public. Bref, une fois de plus, on jouera avec des ombres. Mais si l’on a pris la peine — par une étude qui doit être longue et difficile — de montrer dans ce roman l’objectivation du subjectif et son aliénation, bref si on le saisit dans le sens concret qu’il conserve encore au moment où il échappe à son auteur et en même temps, du dehors, comme un objet qu’on laisse se développer en liberté, il entre brusquement en opposition avec la réalité objective qu’il aura pour l’opinion, pour les magistrats, pour les écrivains contemporains. C’est le moment de revenir à l’époque et de nous poser par exemple, cette question très simple : il y avait alors une école réaliste ; Courbet, en peinture ; Duranty, en littérature, en étaient les représentants. Duranty avait fréquemment exposé sa doctrine et rédigé des manifestes ; Flaubert détestait le réalisme et l’a répété toute sa vie, il n’aimait que la pureté absolue de l’art ; pourquoi le public a-t-il décidé d’emblée que c’était Flaubert le réaliste et pourquoi a-t-il aimé en lui ce réalisme-là, c’est-à-dire cette admirable confession truquée, ce lyrisme masqué, cette métaphysique sous-entendue ; pourquoi a-t-il apprécié comme un admirable caractère de femme (ou comme une impitoyable description de la femme) ce qui n’était au fond qu’un pauvre homme déguisé ? Il faut alors se demander quelle espèce de réalisme ce public réclamait ou, si l’on préfère, quelle espèce de littérature il réclamait sous ce nom et pourquoi il la réclamait. Ce dernier moment est capital : c’est tout simplement celui de l’aliénation. Par le succès qui lui fait son époque, Flaubert se voit voler son œuvre, il ne la reconnaît plus, elle lui est étrangère ; du coup il perd sa propre existence objective. Mais en même temps son œuvre éclaire l’époque d’un jour neuf ; elle permet de poser une question neuve à l’Histoire : quelle pouvait donc être cette époque pour qu’elle réclamât ce livre et pour qu’elle y retrouvât mensongèrement sa propre image. Ici nous sommes au véritable moment de l’action historique ou de ce que j’appellerai volontiers le malentendu. Mais ce n’est pas le lieu de développer cette nouvelle démarche. Il suffit de dire, pour conclure, que l’homme et son temps seront intégrés dans la totalisation dialectique quand nous aurons montré comment l’Histoire dépasse cette contradiction.
[…]
De décembre 1851 au 30 avril 1856, Madame Bovary faisait l’unité réelle de toutes les actions de Flaubert. Mais cela ne signifie pas que l’ouvrage précis et concret, avec tous ses chapitres et toutes ses phrases, figurait en 1851, fût-ce comme une énorme absence, au cœur de la vie de l’écrivain. La fin se transforme, passe de l’abstrait au concret, du global au détaillé ; elle est, à chaque moment, l’unité actuelle de l’opération, ou, si l’on préfère, l’unification en acte des moyens : toujours de l’autre côté du présent} elle n’est au fond que le présent lui-même vu de son autre côté. Pourtant elle contient dans ses structures des relations avec un avenir plus éloigné : l’objectif immédiat de Flaubert qui est de terminer ce paragraphe s’éclaire lui-même par l’objectif lointain qui résume toute l’opération : prédire ce livre. Mais plus le résultat visé est totalisation, plus il est abstrait. Flaubert écrit d’abord à ses amis : « Je voudrais écrire un livre qui devait être… ceci et cela ». C’est aussi Madame Bovary. Ainsi dans le cas d’un écrivain, la fin immédiate de son travail présent ne s’éclaire que par rapport à une hiérarchie de significations (c’est-à-dire de fins) futures dont chacune sert de cadre à la précédente et de contenu à la suivante. La fin s’enrichit au cours de l’entreprise, elle développe et dépasse ses contradictions avec l’entreprise elle-même ; lorsque l’objectivation est terminée, la richesse concrète de l’objet produit dépasse infiniment celle de la fin (prise comme hiérarchie unitaire des sens) à quelque moment du passé qu’on la considère. Mais c’est précisément que l’objet n’est plus une fin : il est le produit « en personne » d’un travail et il existe dans le monde, ce qui implique une infinité de relations nouvelles. (De ses éléments les uns avec les autres dans le nouveau milieu de l’objectivité — de lui-même avec les autres objets culturels — de lui-même comme produit culturel avec les hommes). Tel qu’il est, pourtant, dans sa réalité de produit objectif, il remue nécessairement à une opération écoulée, disparue, dont il a été la fin. Et si nous ne régressions perpétuellement (mais vaguement et abstraitement) au cours de la lecture, jusqu’aux désirs et aux fins, jusqu’à l’entreprise totale de Flaubert, nous fétichiserions tout simplement le livre (ce qui arrive souvent, d’ailleurs) au même titre qu’une marchandise, en le considérant comme une chose qui parle et non comme la réalité d’un homme objectivée par son travail. De toute manière, pour la régression compréhensive du lecteur, l’ordre est inverse : le concret totalisateur, c’est le livre ; la vie et l’entreprise, comme passé mort qui s’éloigne, s’échelonnent en séries de significations qui vont des plus riches aux plus pauvres, des plus concrètes aux plus abstraites, des plus singulières aux plus générales et qui à leur tour nous renvoient du subjectif à l’objectif.
Jean-Paul Sartre.
Critique de la Raison Dialectique (Extraits) — Édit. Gallimard, 1960.
(1) Il s’agit de Existentialisme et Marxisme, de Lukacz, car il va de soi que les marxistes se sont montrés assez satisfaits des doctrines existentialistes (Note de la rédaction du présent Bulletin).
(2) Au chapitre III, page 60 du même Tome I, J.-P. Sartre reprend à nouveau son affirmation : « J’ai dit que nous acceptions sans réserves les thèses exposées par Hegels dans sa lettre à Marx : « Les hommes font leur histoire eux-mêmes, mais dans un milieu donné qui les conditionne ».
(3) Ces Jeunes lecteurs, sont défaitistes ; ils demandent à leurs écrivains de montrer que l’action est impossible, pour effacer leur honte d’avoir raté leur Révolution. Le réalisme, pour eux, c’est la condamnation de la réalité : la vie est absolu naufrage. Le pessimisme de Flaubert a sa contrepartie positive (le mysticisme esthétique) qui se retrouve partout dans Madame Bovary, qui crève les yeux mais que le public n’a pas « absorbée » parce qu’il ne l’y cherchait pas. Seul, Baudelaire a vu clair : « La Tentation et Madame Bovary ont le même sujet » a-t-il écrit. Mais que pourrait-il contre cet événement neuf et collectif qu’est la transformation d’un livre par la lecture ? Ce sens de Madame Bovary est resté sous les voiles jusqu’aujourd’hui : car tout jeune homme qui, en 1957, prend connaissance de cet ouvrage, le découvre à son insu à travers les morts qui l’ont dévié.
(4) Une question se pose, pourtant : les marxistes tiennent que les conduites sociales d’un individu sont conditionnées par les Intérêts généraux de sa classe. Ces intérêts — d’abord abstraits — deviennent par le mouvement de la dialectique des forces concrètes qui nous enchaînent ; ce sont eux qui barrent notre horizon, ce sont eux qui s’expriment par notre propre bouche et qui nous retiennent quand nous voudrions comprendre nos actes jusqu’au bout, quand nous tentons de nous arracher à notre milieu. Cette thèse est-elle incompatible avec l’idée d’un conditionnement par l’enfance de nos conduites présentes ? Je ne crois pas ; il est facile de voir, au contraire, que la médiation analytique ne change rien : bien sûr, nos préjugés, nos idées, nos croyances sont pour la plupart d’entre nous indépassables parce qu’ils ont été éprouvés d’abord dans l’enfance ; c’est notre aveuglement d’enfant, notre affolement prolongé qui rendent compte — en partie — de nos réactions irrationnelles, de nos résistances à la raison. Mais qu’était-elle, justement, cette enfance indépassable, sinon une façon particulière de vivre les intérêts généraux du milieu. Rien n’est changé : au contraire, l’acharnement, la passion folle et criminelle, l’héroïsme même, tout retrouve son épaisseur vraie, son enracinement, son passé : la psychanalyse, conçue comme médiation, ne fait intervenir aucun principe nouveau d’explication : elle se garde même de nier la relation directe et présente de l’invitation au milieu ou à la classe ; elle réintroduit l’historicité ou la négativité dans la manière même dont la personne se réalise comme membre d’une couche sociale déterminée.
(5) On devine que les problèmes réels de Flaubert étaient autrement complexes. J’ai outrageusement « schématisé » dans la seule intention de montrer cette permanence dans la permanente altération.
(6) Ses lettres à Louise Colet le révèlent narcissiste et onaniste ; mais il se vante d’exploits amoureux qui doivent être vrais puisqu’il s’adresse à la seule personne qui peut en être témoin et juge.
(7) Je ne me rappelle pas qu’on se soit étonné que le géant normand se soit projeté en femme dans son œuvre. Mais je ne me rappelle pas non plus, qu’on ait étudié la féminité de Flaubert (son côté truculent et « gueulard » a égaré ; or, ce n’est qu’un trompe l’œil et Flaubert l’a répété cent fois). L’ordre est visible pourtant : le scandale logique, c’est Mme Bovary, femme masculine et homme féminisé, ouvrage lyrique et réaliste. C’est ce scandale, avec ses contradictions propres, qui doit attirer l’attention sur la vie de Flaubert et sur sa féminité vécue. Il faudra le voir dans ses conduites : et d’abord dans ses conduites sexuelles ; or, ses lettres à Louise Colet sont d’abord des conduites, elles sont chacune des moments de la diplomatie de Flaubert vis-à-vis de cette envahissante poétesse. Nous ne trouverons pas Madame Bovary en germe dans la correspondance, mais nous éclairerons intégralement la correspondance par Madame Bovary (et, bien entendu, les autres ouvrages).
(8) Le père de Flaubert, fils d’un vétérinaire (royaliste) de village et « distingué » par l’administration impériale, épouse une jeune fille apparentée à des nobles. Il fréquente de riches industriels, il achète des terres.
(9) Réellement, la petite bourgeoisie, en 1830, est un groupe numériquement défini (bien qu’il existe évidemment des intermédiaires inclassables qui l’unissent aux paysans, aux bourgeois, aux fonciers). Mais, méthodologiquement, cet universel concret restera toujours indéterminé parce que les statistiques sont insuffisantes.
(10) La fortune de Flaubert consiste exclusivement en biens immeubles ; ce rentier de naissance sera ruiné par l’industrie : il vendra ses terres, à la fin de sa vie, pour sauver son gendre (commerce extérieur, liaisons avec l’industrie scandinave). Entre-temps, nous le verrons souvent se plaindre que ses rentes foncières soient inférieures aux revenus que lui rapporteraient les mêmes placements si son père les eût faits dans l’industrie.