Amis de flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 19 – Page 16
Le thème de la femme mal mariée
chez Balzac, Mérimée et Flaubert
J’ai eu l’occasion de publier dans L’Année balzacienne 1961, sous ce titre, un article (un peu long) : « La Muse du Département » et le thème de la femme mal mariée chez Balzac, Mérimée et Flaubert. Il y est question de Madame Bovary, que je rapproche d’une nouvelle de Mérimée et de deux écrits de Balzac. Avant que Léon ne devienne l’amant d’Emma dans un fiacre de louage, Julie de Chaverny s’était abandonnée à Darcy dans le coupé de celui-ci (La double méprise) (1) et Lousteau avait chiffonné la robe de Mme de la Beaudraye dans la calèche de cette dernière (La Muse du département). Bien que la scène de Balzac soit la plus innocente des trois, le romancier prétend qu’elle avait causé scandale à la Chambre des Députés. C’est donc en troisième, pour le moins, que Flaubert a traité ce thème des « amours véhiculaires », selon l’expression d’André Billy. Un passage des Petites misères de la vie conjugale pourrait aussi avoir guidé, quant à la course du fiacre, l’imagination du maître de Croisset.
Mais il y a bien d’autres ressemblances. Je n’insisterai pas sur le fait que Madame Bovary, comme La Muse du Département, est un roman « à phases », où se déroule, période par période, la destinée conjugale d’une femme. Ceci pourtant mériterait réflexion. Il y a longtemps que j’invite la critique à une révision sérieuse de la question Bovary. Certes, l’histoire Delamare et le milieu normand ont joué leur rôle. Mais ce rôle a été exagéré aux dépens, si l’on y réfléchit bien, de Flaubert lui-même. N’est-il pas plus honorable pour lui qu’au lieu de s’asservir à une réalité, il ait profondément conçu une sorte de « roman expérimental » sur les malheurs d’une femme incomprise, même si l’on doit reconnaître que bien des souvenirs de lecture sont entrés dans la trame de son récit ?
Dès 1947, dans un article de la Revue d’histoire littéraire de la France où j’avançais déjà ces vues, j’avais noté ce passage de Smarh, où Flaubert « pour les phases successives de la vie matrimoniale », s’était référé à la Physiologie du mariage. Récemment, j’ai relu Petites misères de la vie conjugale, et ce n’a pas été en vain. Quoi de surprenant, si ce livre a parlé au célibataire goguenard qu’était Flaubert ? Me permettrez-vous, mon cher Directeur, de présenter ici quelques rapprochements, outre celui auquel je faisais allusion tout à l’heure (entre la course du fiacre de Léon et la promenade familiale d’Adolphe dans une « voiture à quatre roues », sorte de « boîte roulante » pareille à « un bateau rouennais » ?) (2) Voici donc ces ressemblances si étroites qu’il est difficile de les tenir pour l’effet du hasard ou des exigences de la situation.
M., P. 92, une amie dit à Caroline : « Vous toussez beaucoup, ma chère petite !… — Oh ! répond Caroline, que me fait la vie !… » Cf. B., pp. 174-175 : « Un jour […] elle eut un crachement de sang [et comme son mari laissait voir son inquiétude] — Ah bah ! répondit-elle, qu’est-ce que cela fait »
Intimité de Caroline et de sa femme de chambre (M., pp. 176 et suiv.). Emma et Félicité n’ont « aucun secret l’une pour l’autre » (B., p. 416). La femme de chambre de Caroline s’appelle Justine, comme le petit domestique de M. Homais, Justin. — Renvoi (par Monsieur) de la dite Justine, « qui est » chez Adolphe et Caroline « depuis leur mariage » (M., pp. 112, 184). Renvoi (par Madame) de Nastasie, qui rappelait à Charles bien des souvenirs (B., p. 77).
Les visites de Caroline au juge et au syndic (M., pp. 187-190) ont prêté des traits à la scène d’Emma avec le notaire (B., pp. 418-419). Le juge prend la main de la jeune femme, le syndic se met à genoux, admire un « joli pied » etc.
Caroline s’est mise en tête d’apprendre l’équitation, sans quoi elle sent qu’elle tombera malade (M., pp. 198-199). De même (B., pp. 217-218) c’est par souci pour la santé d’Emma que Charles s’empresse d’accepter la proposition de Rodolphe (Adolphe, lui, résiste à ce caprice).
« … la comédie de la maladie nerveuse » (Balzac renvoie à un paragraphe (Névroses) de sa Physiologie du mariage) ; on pense à un voyage aux eaux pour guérir Madame. Adolphe fait venir un médecin qui a été « un de ses amis de collège » (M., pp. 204-205). Charles montre sa femme à « son ancien maître ». « C’était une maladie nerveuse : on devait la changer d’air ». (B., p. 93).
Il est une autre source vers laquelle je vous conduirai volontiers : la monographie par Balzac, dans les Français peints par eux-mêmes de la Femme de Province (3). On y lit que la femme de province trompe son mari, un homme « excessivement ordinaire, vulgaire et commun », avec « un dandy indigène, un garçon qui porte des gants qui passe pour savoir monter à cheval » : n’est-ce pas un premier crayon de Rodolphe ? « Il était ganté de gants jaunes, quoiqu’il fût chaussé de fortes guêtres » etc… Que Flaubert soit parti de là pour concevoir et représenter le type du « dandy indigène », en quoi son génie de créateur en reçoit-il une offense ? Après cela, je ne nie point qu’il n’ait pu avoir aussi en vue quelque modèle vivant.
Nous nous souvenons tous de la scène où Rodolphe, rentré chez lui, écrit à Emma qu’il la quitte ; la lettre finie, il trempe son doigt dans l’eau d’un verre et laisse tomber de haut sur l’encre fraîche une grosse goutte qui la pâlit. Ici encore, ne devons-nous pas remonter à un livre ? Les lecteurs en jugeront, une fois que j’aurai mis sous leurs yeux ce mot de Vautrin à Rastignac dans Le Père Goriot : « Je ne vous parle pas du gribouillage de l’amour ni de fariboles auxquelles tiennent tant les femmes, comme, par exemple, de répandre des gouttes d’eau sur le papier à lettre en manière de larme quand on est loin d’elle » (4). Trop vulgaire pour entrer dans le Cours Supérieur du Professeur Vautrin, ce moyen sourit au Seigneur de la Huchette, un provincial ! Il est vrai qu’il en use — raffinement d’hypocrisie — pour une lettre de rupture.
Mais il faut en venir à La Muse du Département, que j’ai analysée dans L’Année balzacienne. Entre les deux œuvres, certes, il existe des différences, moindres toutefois, qu’on ne pourrait le croire. Ainsi, dans La Muse, l’héroïne va à Paris ; Madame Bovary, elle, n’y va pas — du moins, dans la version courante. Mais plusieurs scénarios contiennent cette indication, sans plus : « Voyage à Paris » (à la fin de la liaison avec Rodolphe). On m’avouera que dans une recherche comme la nôtre, ce n’est pas seulement le texte définitif qui compte, c’est aussi, et même surtout, le premier jet.
Du reste, le moyen de ne pas apercevoir des ressemblances comme celles-ci (au moment de la saisie) ? chez Balzac : « … une affiche jaune, arrachée par le portier après avoir étincelé sur le mur, avait indiqué la vente d’un beau mobilier etc… » Chez Flaubert : la servante tendit à sa maîtresse « un papier jaune qu’elle venait d’arracher à la porte. Emma lut d’un clin d’œil que tout son mobilier était à vendre » (5). Sans doute Flaubert a-t-il pu se renseigner sur ce qui se passe réellement en pareil cas.. Il avait aussi en sa possession les Mémoires de Ludovica (6). Néanmoins le tour du récit nous ferait croire à une imitation.
En employant ce mot, j’ai un scrupule : lorsque un écrivain de la taille de Flaubert reprend un sujet, j’entends que ce soit rarement un esclavage…
Lorsque les gens d’Yonville assaillent le Dr Larivière et lui parlent de leurs petites incommodités, n’est-on pas tenté de rapporter ce passage à une observation prise sur le vif par Flaubert lorsqu’il accompagnait son père dans ses visites ? Et certes !, cela n’est pas exclu ; que penser pourtant quand on voit, dans La Muse, un Sancerrois s’adresser au Dr Bianchon, son cousin, afin d’obtenir une « consultation gratuite » ? (7) Pour avertir sa maîtresse, quand il vient au jardin la nuit, Rodolphe jette « contre les persiennes une poignée de sable ». Geste naturel, geste ordinaire, je le veux bien : n’est-il pas curieux cependant que Balzac ait comparé les mille petits signes de la satiété de Lousteau aux « grains de sable jetés aux vitres du pavillon magique où l’on rêve quand on aime » ? (8) Poétique image que Flaubert a ravalée.
Dans un poème que l’héroïne de Balzac est censée composer sur les amours d’un militaire, celui-ci, avant de rejoindre son corps, exigeait de Paquita « une promesse de fidélité absolue, dans la cathédrale de Rouen, à l’autel de la Vierge ». Flaubert ne s’en est-il pas souvenu pour la rencontre d’Emma et de Léon, et pour cette prière que fit la femme de Charles précisément dans la chapelle de la Vierge ? — Au moment où, de retour à Paris, Lousteau se voit en passe de devenir le gendre d’un notaire, il pense à celle qu’il a séduite là-bas : « Je lui enverrai le billet de faire-part, se dit-il ». Mais les choses, dans La Muse, prennent un autre cours, et c’est le pauvre veuf, dans Madame Bovary, qui reçoit un faire-part de mariage : celui du second amant de sa femme. — Lorsqu’elle attend son premier-né, Dinah brode et coud par économie, non par « un jeu de l’amour maternel ». Emma y met encore moins du sien : point pour elle de ces travaux d’aiguille « où la tendresse des mères se met en appétit ». Que dire aussi des deux visites finales, celle de Lousteau à son ex-maîtresse ; celle d’Emma à son ex-amant ?
Une même action peut aussi, d’un roman à l’autre, changer de signification. Ainsi dans La Muse : « Le jour de la mi-carême [1840] ou plutôt le lendemain, à huit heures du matin, Dinah, déguisée, arrivait du bal pour se coucher ». Elle était « en débardeur ». Et dans Madame Bovary : « Le jour de la mi-carême, […] elle alla le soir au bal masqué […] Elle se trouva le matin […] parmi cinq ou six masques, débardeuses et matelots » (9). Mais Emma cherche, « [en sautant] toute la nuit », à s’étourdir ; Dinah, elle, ne songe qu’à épier celui qu’elle aime. — Voyez aussi la couleur qu’une expression reçoit des circonstances. Probablement Emma n’aurait pas été qualifiée de « vraie sensitive » (10) sans la « vivacité de sensitive » que Dinah manifeste en une rencontre. Mais « deux grosses larmes » qui roulent sur un visage à cause d’une sèche réponse révèlent une autre nature qu’une syncope provoquée par une violente déception (11).
Tels sont les principaux points que je suis heureux de recommander à l’attention des Amis de Flaubert. Ils marquent, selon nous, la dépendance de Flaubert à l’égard de Balzac, dépendance déjà signalée notamment par André Vial, à propos de L’Éducation Sentimentale, par Marcel Crouzet, et A. Prioult. Mais Mérimée, lui aussi, a pu prêter quelques traits à Madame Bovary, et je ne parle plus ici de la séduction en voiture. Pour ne rien dire du rêve d’enlèvement que font les deux héroïnes, dans des circonstances, il est vrai, assez différentes, n’êtes-vous pas frappé par le parallélisme de ces deux scènes : Julie et Emma arrivant, l’une à son hôtel (après la faute), et l’autre chez la nourrice (à la veille de la saisie) ? Celle-là « se jeta sur son lit », où « elle se mit à pleurer […] amèrement » ; celle-ci « tomba sur le lit ; elle sanglotait » (voit-on le rinforzando ?) Toutes deux dans une égale hébétude. Tantôt Julie « regardait sa lampe, observant avec une attention stupide toutes les vacillations de la flamme », sans voir la lumière à cause de ses larmes ; tantôt elle comptait les glands des rideaux de son lit », sans pouvoir en retenir le nombre, etc. — Emma « discernait vaguement les objets, bien qu’elle y appliquât son attention avec une persistance idiote. Elle contemplait les écaillures de la muraille, etc. ». (12)
Mon cher Directeur, j’en ai dit assez pour ma cause, peut-être trop. Certains critiques, je le sais, demeurent attachés aux anciennes idées sur la genèse de Madame Bovary à partir d’un fait divers et dans le cadre de Ry ou de Forges-les-Eaux. Loin de moi la pensée que Flaubert, perméable aux écrits, ne l’ait pas été aux influences ambiantes : ce serait un singulier paradoxe. Mais quarante ans de recherches sur la création littéraire m’ont de plus en plus convaincu que la nature elle-même — qui le croirait ? — pâlit à côté de ces signes despotiques, de ces signes sacrés, que sont les caractères d’imprimerie. Au reste, je ne le conteste pas, c’est encore l’expérience que les écrivains recherchent dans leurs modèles écrits, mais c’est une expérience déjà élaborée, stylisée. La vraie filiation, A. Malraux l’a soutenu depuis longtemps, n’est pas tant de la vie à l’œuvre que d’une œuvre à l’autre.
Jean Pommier.
Professeur au Collège de France.
(1) (Nous croyons qu’il faut suivre, pour cette étude-ci, le texte de l’édition originale, chez Fournier, 1833.
On lira La Muse du Département dans les Œuvres complètes de Balzac, Calmann Lévy, t. XVII. 1892.
(2) « Vous avez traîné l’infortuné cheval normand etc. » (Voir Petites Misères, dans H. de Balzac, Œuvres complètes, t. XLVIII, Calmann Lévy, 1892, pp. 23-25). (M : Petites Misères ; B : Madame Bovary, éd.Louis Conard).
(3) Paris, L. Curmer, éditeur, Section Province, t. 1er, pp. 1-8.
(4) Voir éd. P. G. Castex (Garnier, 1960) p. L 28 (Cf. Madame Bovary, p. 282).
(5) La Muse, pp. 236, 279 ; Madame Bovary, pp. 400, 406. Et un peu plus haut (ibid., p. 405). la « grande affiche » collée contre un poteau des halles, et que Justin déchire.
(6) Voir le très précieux article de Gabrielle Leleu (RHLF, 1947, p. 242).
(7) La Muse, p. 158 ; Madame Bovary, p. 445.
(8) La Muse, p. 259 ; Madame Bovary, p. 233. t. 1er, pp. 1-8.
(9) Comparer L’Éducation Sentimentale, Histoire d’un Jeune homme, Paris Louis Conard, 1923, pp. 165, 171, 17,3. Voir nos Créations en littérature. Hachette, 1955, p. 22.
(10) C’est par ces mots « Ma femme est une sensitive » (dans la bouche de Charles) que se termine — et fort bien — le 2e tableau du 1er acte du drame lyrique Madame Bovary (Livret de René Fauchois ; musique d’Emmanuel Bondeville) (1ère représentation, 1er juin 1951 à I’Opéra-Comique).
(11) La Muse, pp. 251, 255 ; et Madame Bovary, pp. 402, 289.
(12) La double méprise, pp. 247, 258, 260-262 ; Madame Bovary, pp. 423-424. Julie regarde la pendule qui vient de sonner : « Il y a trois heures […] j’étais avec lui » ; Emma, faute d’horloge dans la chaumière, demande l’heure : « Trois heures, bientôt », répond la nourrice.