Le chanoine Letellier et Louis Bouilhet

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 20 – Page 43

 

Nécrologie

Léon Letellier

Au lendemain de sa mort, le 19 février dernier, la presse rouennaise a rappelé la vie laborieuse et la qualité des études du chanoine Léon Letellier. Lors des funérailles, le Supérieur de l’Institution Join-Lambert a prononcé du haut de la chaire de la cathédrale l’éloge du maître qui enseigna tant de générations ; à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, le Président et le Secrétaire de la classe de Lettres ont à leur tour rendu hommage à l’ancien Président et au Secrétaire émérite dont la perte est si vivement ressentie par tous.

Les « Amis de Flaubert », qui sont aussi ceux de Louis Bouilhet, le plus sûr de ses amis, lui doivent, eux, un hommage tout particulier pour la très remarquable thèse de doctorat que l’abbé Letellier soutint brillamment, en 1919, devant la Faculté des Lettres de Caen.

Dix ans plus tôt, dans sa thèse de doctorat ès-lettres, René Descharmes appelait de ses vœux la « réhabilitation » de Bouilhet dont « le nom, — disait-il — devrait être cité immédiatement après ceux de Baudelaire, Théophile Gautier et Leconte de Lisle » et qui, cependant, se trouvait assez malmené dans les histoires de la littérature de Lanson, Petit de Julleville et Strowski.

Dès avant cet appel, M. Léon Letellier s’était intéressé à l’œuvre de Louis Bouilhet et avait découvert à Amiens de nombreux manuscrits inédits qui allaient lui permettre d’établir avec précision la biographie intellectuelle de l’écrivain et l’évolution de sa pensée, en même temps de le replacer exactement dans son milieu familial et social. C’est dire tout ce que le volume, publié en 1919 à l’imprimerie de la Vicomté, à Rouen, et chez Hachette, à Paris, apportait de nouveau.

M. Letellier découvrit ainsi comment, après avoir été un romantique imitateur de Lamartine, de Musset et de Victor Hugo, Bouilhet renonça, sous l’influence de Flaubert, à la poésie sans originalité de ses débuts pour atteindre dans « Melaenis » et « Les Fossiles » à un art nettement parnassien par le fond et la forme.

Ce jugement se trouva confirmé quelques années plus tard par Albert Thibaudet dans son « Histoire de la Littérature Française » : « Mais il ne faut pas oublier, écrit le critique, parmi ces Parnassiens de la grande époque, un poète provincial probe, bien doué et bien en place, Louis Bouilhet. Sainte-Beuve voyait en lui un disciple de Musset : à tort, bien qu’il y ait quelque liaison entre la strophe épique de « Melaenis » et celle de « Namouna ». La vraie liaison (sans imitation) est d’un côté avec Leconte de Lisle, puisque « Melaenis » est un grand poème archéologique d’une forme robuste, et que Bouilhet, dans les « Fossiles », se fit l’animalier parfois heureux de la faune antédiluvienne et le peintre des paysages de l’époque secondaire ; d’un autre avec Flaubert, dont il était le compatriote, l’ami et le conseiller, et dont la prose archéologique équilibre la poésie archéologique du Parnasse ; par là, ce groupe d’art érudit, décoratif et solide, fait bloc ».

Mêlant continuellement la biographie de Bouilhet et la vie de ses livres, comme elles le furent en réalité, publiant une comédie et dix-neuf poèmes inédits, M. Léon Letellier a pleinement réussi à mieux faire connaître l’artiste délicat qui fut l’intime ami et le meilleur conseiller de Flaubert. Depuis la publication de son livre, on ne peut plus penser à Louis Bouilhet sans évoquer aussitôt celui qui, cinquante ans après la mort du poêle, fit redonner à celui-ci la place très honorable qu’il avait méritée dans le groupe des Parnassiens, et que l’on tendait à oublier.

C’est ainsi que nous autres Rouennais nous lions étroitement le souvenir de l’éminent professeur brayon (M. Léon Letellier est né à Wanchy-Capval en 1880) à celui du poète cauchois (Louis Bouilhet naquit à Cany en 1821).

René Rouault de La Vigne.