Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 3
Le Centenaire de Salammbô
Éditorial
Combien de Français ont entièrement lu Salammbô ?
Entre dix et vingt mille, pour nous montrer optimistes. Mais, combien l’ont relu une ou deux fois au cours de leur existence ? Avançons cinq cents, pour demeurer dans une note probable.
Il faut reconnaître que ce roman de Flaubert ne peut se lire que lentement, comme on aime déguster une liqueur forte et de qualité. Nectar des dieux : il est trop riche par la pensée, trop envoûtant par la forme, pour qu’on puisse le parcourir à la vitesse de la lecture. Pour le savourer, il faut savoir reprendre des phrases et des paragraphes et s’y attarder à plaisir. Flaubert l’avait composé pour quelques-uns et pour leur plaisir esthétique, après le sien. Il demeurera toujours l’apanage d’un nombre limité de lecteurs, de connaisseurs et de gens cultivés. C’est la raison majeure pour que Salammbô soit condamné d’un certain oubli.
Il a paru en novembre 1862, quatre mois seulement après l’ouvrage de portée sociale : Les Misérables, de Victor Hugo. Son imposant succès populaire inquiéta Flaubert, pour le lancement de Salammbô. Il ne l’a pas gêné, puisqu’il a connu de suite plusieurs éditions. La série complète des Misérables coûtait 50 francs-or, deux louis et demi : 100 nouveaux francs d’aujourd’hui. Salammbô, 6 francs-or : 12 nouveaux francs. Son prix parut exagéré à quelques-uns qui crurent bon de polémiquer sur le prix exagéré des nouveaux romans d’alors.
**
Cent ans après sa publication, il est normal que nous lui consacrions la majeure partie de l’un de nos bulletins. Si Madame Bovary est toujours l’objet de nouvelles recherches, de suppositions et de multiples querelles, il faut reconnaître que les spécialistes qui se sont intéressés à l’étude de Salammbô sont peu nombreux. Plus de difficultés sans doute, moins de ferveur probablement. Les étudiants le redoutent pour leurs diplômes et leurs thèses, à cause de ses difficultés et de ses traquenards.
Qu’a voulu Flaubert ?
Un roman historique ? une histoire romancée ? non pas, mais plutôt une fiction historique, comme on dit maintenant. Avec quelques faits divers tirés d’auteurs latins, essayer de composer un roman d’imagination, paraissant plus vraisemblable par la minutie voulue des connaissances historiques, archéologiques, ethnologiques connues et admises à son époque pour faire surgir des personnages qui paraissent avoir réellement vécu, comme ceux de l’Iliade et de l’Odyssée. Nous savons maintenant, grâce au développement des recherches historiques, que Flaubert a commis des erreurs. On ne peut l’en blâmer, car, en 1862, il a utilisé ce qu’il avait scientifiquement à sa disposition. Mais il fallait s’appeler Flaubert pour avoir cette ténacité dans la recherche, ce qu’aucun autre romancier de son époque n’a eu et ne pouvait matériellement avoir, assailli par les rudes nécessités vitales. Des circonstances exceptionnelles, analogues à celles que retrouvèrent plus tard Martin du Gard ou Proust, lui ont permis de vivre en amateur pour ses romans, et non dans un demi-professionnalisme. Il en est malheureusement de la littérature comme des sports. Les amateurs jouent comme les professionnels, mais uniquement pour leur plaisir. Seulement, les mobiles qui les animent sont différents et l’on préférera toujours la blancheur douteuse des Jeux Olympiques aux tournois rétribués. Les tirages importaient peu à Flaubert, pourvu que ses livres soient imprimés et lus par un petit nombre de lecteurs compétents. L’art pour l’art, plutôt que l’art en vue de la recherche de l’aisance et de la notoriété. C’était déjà difficilement possible en son temps, ce ne l’est plus aujourd’hui. Mais c’est parce qu’il a été cela que tant d’auteurs l’admirent et l’envient, il est l’un des derniers grands paladins de la littérature.
**
Notre souci aux « Amis de Flaubert » n’a pas été de chercher à remettre en avant ce roman paru il y a cent ans, mais de profiter de cette occasion pour essayer d’en faire le point, de dire ses erreurs, ses faiblesses comme ses beautés. Les romans qui émergent encore de l’océan littéraire au bout d’un siècle sont rares et intéressants, puisqu’ils intriguent des générations humaines bien différentes de celles pour qui ils ont été écrits. Notre but a été de rechercher, de par le monde, ceux qui se sont penchés sur ses origines, sa bonne et mauvaise fortune. Ils ne sont pas nombreux. D’avoir aussi demandé à des romanciers rouennais et à un jeune critique, ce qu’ils pensaient de ce roman, eux qui vivent dans le même cadre que Flaubert. Apporter également une bibliographie incomplète probablement, dont le seul mérite est d’être presque à jour.
À tous ceux qui ont voulu nous apporter leur concours ou leur témoignage, grands et petits, aguerris ou novices de la littérature, nous tenons à les remercier de leur contribution. Il nous a semblé que la meilleure manière de célébrer ce centenaire, à défaut de colloque toujours trop onéreux pour les finances d’une société, était de concentrer nos efforts sur la présentation de ce bulletin, publié sous un nouveau format. Nous savons qu’il apportera un même jour, à tous nos membres, la concrétisation de nos désirs, d’une manière plus durable et certaine. Il se répandra en France et en Europe, franchira les mers et les montagnes et apportera sous toutes les latitudes, aux Flaubertistes du monde, un peu de notre pensée commune, avec l’ombre bienveillante de Croisset. Ainsi la magie de Salammbô continuera son pouvoir.
Mais notre effort financier aurait été insuffisant si la direction des Arts et des Lettres, le Département et la Ville de Rouen n’étaient venus à notre aide. Nous leur sommes reconnaissants de nous avoir accordé d’emblée des subventions importantes qui nous ont permis de composer ce bulletin, imparfait à nos yeux, humble gerbe de fleurs apportée sur le souvenir de Flaubert, pour le centenaire de sa Salammbô.
Que cette pensée nous soit commune et renforce nos liens, en dépit des distances et des frontières linguistiques, nationales ou autres !
André Dubuc
(décembre 1862)