Le lancement de Salammbô, en 1862

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 10

Le lancement de Salammbô, en 1862

L’Illustration était le grand hebdomadaire illustré des familles aisées, et son jugement comptait dans la formation de l’opinion publique. Aussi Feyrnet qui tenait chaque semaine le courrier de Paris, y donna son opinion sur Salammbô. Il nous a paru intéressant d’en publier toute la partie qui lui est consacrée.

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« … Quand on parlera de ce jour-là, on dira : « Vous savez bien, c’était le jour ou parut Salammbô. Oui Salammbô a paru. Les libraires, en l’honneur de la belle Carthaginoise, ont arboré des affiches gigantesques, et le titre magique s’est dressé devant les Parisiens, en majuscules, hautes d’une coudée, empruntées à cet alphabet monstre inauguré au printemps dernier lors de la mise en vente du premier volume des Misérables.

Eh bien ! c’était justice, et l’on n’aurait pu trouver, à mon gré, de trop gros caractères pour annoncer l’étrange livre, le livre d’un homme que son premier ouvrage a rendu célèbre du jour au lendemain, et qui, en plein succès, se retire du monde, se fait ermite et ne revient parmi les vivants qu’au bout de cinq années, lorsqu’il lui était si facile d’exploiter son heureuse veine, de battre monnaie avec sa jeune renommée, de fatiguer les destins favorables et de nous blaser ce palais en nous accommodant chaque mois un volume nouveau à la sauce blanche ou à la poivrade ; un livre qui n’a que cinq cents pages et qui est l’œuvre de cinq ans, soit un an pour cent pages, un livre enfin, dont l’héroïne est la sœur d’Annibal ! C’est une rareté, je pense, et ce livre-là mérite qu’on le traite magnifiquement et qu’on ne le laisse pas faire son entrée dans la publicité, timidement, piteusement comme le premier roman venu, destiné à vivre une couverture vert pâle ou rose tendre.

Ce que c’est pourtant que les caprices de la fortune : ces braves Barcas auraient-ils ouverts d’assez grands yeux si quelque astrologue leur avait dit « Dans vingt et un siècles d’ici, vous serez très à la mode, dans une ville qui s’appellera Paris et ne ressemblera pas du tout à Carthage, parmi des gens tout de noir habillés et coiffés d’un fût de colonne vide, qui ne seront pas gouvernés comme vous, par deux magistrats nommés suffètes, mais à qui leur constitution accordera un Sénat, comme le vôtre vous en accorde un ; qui joueront à la bourse avec autant d’ardeur que vous le faites ; qui auront une armée bien commodément établie au beau milieu de Rome, votre rivale, et qui n’en seront pas aussi charmés que vous l’auriez été à votre place ; dans vingt-et-un siècles, ces gens-là, nommés Parisiens, ne s’entretiendront, pendant un mois ou deux, que de votre généalogie, de vos vertus et de vos vices, de vos exploits et de vos cruautés, de vos richesses, de votre magnificence, de ce que l’on mangeait et buvait à votre table, de la beauté de votre princesse, votre fille ; les tailleurs inventeront des par-dessus Amilcar, les couturières des mantelets Salammbô et les bottiers des bottes Mâtho. L’astrologue à coup sûr n’aurait point été cru, et cependant, il n’aurait dit que la vérité. Avant quinze jours, soyez-en convaincu, bottiers, tailleurs et couturières lui auront donné raison.

Nous avions tous, étant enfants, entendu parler d’une ville qui s’appelait Carthage, et d’un peuple qui s’appelait les Carthaginois ; nous savions passablement l’histoire d’Annibal ; mais ce que l’on nous avait appris des murs, de la religion et des coutumes des compatriotes de ce grand capitaine, de l’aspect de leur ville et des monuments qu’elle renfermait, tout cela aurait aisément tenu dans une demi-page. Les savants même convenaient que, sur ces matières, ce qu’ils enseignaient aux écoliers étaient à peu près tout, ce qu’ils avaient pu tirer de Tite-Live, de Strabon, de Ptolémée ; et ils juraient leurs grands dieux que chercher ailleurs les moindres lumières était tout bonnement perdre son temps. Quant à demander aux ruines de Carthage ce qui ne se trouvait pas dans leurs livres, les Romains avaient si bien pris à la lettre le mot de ce terrible rabâcheur qui s’appelait Caton, que c’était chose tout à fait inutile. Et voilà que soudain Carthage sort toute vivante de terre. M. Flaubert a tout ressuscité, la ville et ses habitants : nobles, bourgeois, guerriers, peuple, magistrats, prêtres, les dieux eux-mêmes avec leur philosophie, leurs passions, leurs penchants, leur costume, leurs armes, leurs attributs divers ; les palais, les temples, les maisons des riches et des pauvres avec leur architecture, leurs ornements, leur caractère. Où M. Flaubert a-t-il trouvé le talisman qui lui a permis de mettre tout cela sous nos yeux ? Des curieux veulent absolument le savoir. « Pourquoi l’auteur n’a-t-il pas mis de notes à son livre y répètent-ils à satiété. On voudrait être certain que l’imagination de M. Flaubert n’a pas plus de part qu’il n’en faudrait dans cette éblouissante mise en scène d’un monde disparu.

J’avoue que je suis un peu de ces curieux, tout en étant très disposé à croire qu’on peut se fier à la Carthage et aux Carthaginois de Salammbô. Le fait suivant qu’on m’a raconté n’est-il pas rassurant ? Lorsqu’il alla à Carthage pour faire sur place les études préparatoires qui lui étaient nécessaires, M. Flaubert remarqua l’orifice d’un égout qu’il nota sur ses tablettes avec grand soin ; cet égout joua plus tard un rôle assez considérable dans le récit. Or, voici qu’un savant, étant aussi allé à Carthage, vit le même égout et l’attribua avec certitude à l’époque romaine. M. Flaubert sut l’erreur dans laquelle il était tombé, et, courageusement, remania tout un chapitre de son livre. Ceci est de la conscience où je ne m’y connais pas…

X. Feyrnet

L’Illustration (courrier de Paris)

(6 décembre 1862, p. 370).