Salammbô à son heure Rouennaise

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 42

 

Salammbô à son heure Rouennaise

L’écriture, la publication et la réception de l’œuvre

Revenir à Croisset, comme nous le voulons tous les ans, au début de mai et au moment des lilas en fleurs, en souvenir du jour où Flaubert le laissa à jamais, entouré de ses amis de la littérature, nous émeut évidemment. Mais notre réunion de cette année, au célèbre pavillon, avait un caractère spécial, puisque les uns et les autres se souvenaient qu’un siècle auparavant le manuscrit de Salammbô, si difficilement élaboré, en était parti pour être enfin publié.

Il était donc utile qu’un Rouennais parmi nous se penchât sur le mystère de sa création, pour retrouver la pensée et les souffrances de son auteur, sous le masque de son roman. Nous avons pour cela une fenêtre ouverte sur sa vie intime : sa correspondance, aux yeux de beaucoup, la meilleure du siècle, la plus sincère, la plus émouvante, sans aucun doute, car il y transparaît simplement, n’ayant sans doute jamais songé qu’elle serait après lui éditée et largement commentée.

D’autres correspondances du siècle sont également intéressantes : celle de Mérimée, notamment, grand voyageur et vraiment unique pour son caractère artistique. Mais lui, au moins, le savait. II s’adressait à ses amis, sachant qu’en son éloignement, elle serait lue et appréciée dans les salons parisiens, où il pontifiait. Également, celle de Sainte-Beuve qui, mieux que Flaubert, connaissait les coulisses toujours équivoques de la littérature et qui pouvait y traduire sa véritable opinion plus facile­ment que dans ses articles, mais il y manque cette chaleur humaine communicative et cette simplicité d’expression qui fait le charme et l’envoûtement de celle de Flaubert.

Malgré ses rudes apparences, Flaubert était secrètement un tendre : il avait besoin d’amitié, de confiance, de compréhension. L’homme qui luttait pour se dépersonnifier complètement dans son œuvre et ne plus être que l’arbitre indifférent de ses personnages, se repersonnifiait, souvent gaiement, parfois gauloisement, dans cette récréation, après le travail nocturne, et souvent à l’aube, avec ses lettres gouailleuses et souriantes, à des amis. Grâce à celles qui ont été publiées, nous pouvonsnoter la pensée, les étapes, les avancées, les doutes, les reculs, les lenteurs, la pénible évolution créatrice de ses romans.

L’écriture de Salammbô

Nous savons que les démêlés littéraires et judiciaires, survenus lors de la publication de Madame Bovary, l’avaient profondément déçu. N’écrivait-il pas, en février 1857, à Mme Pradier : « … Ce tapage fait autour de mon premier livre me semble tellement étranger à l’art, qu’il me dégoûte et m’étourdit. Combien je regrette le mutisme où je m’étais tenu jusqu’alors. Et puis l’avenir m’inquiète : quoi écrire de plus inoffensif que ma pauvre Bovary, traînée par les cheveux, comme une catin, en pleine police correctionnelle… Quoi qu’il en soit et malgré l’acquittement, je n’en reste pas moins à l’état d’auteur suspect. Médiocre gloire ! J’avais l’intention de publier immédiatement après un autre bouquin qui m’a demandé plusieurs années de travail, un livre fait avec les Pères de l’Église, tout plein de mythologie et d’antiquité. Il faut que je me prive de ce plaisir, car il m’entraînerait en Cours d’Assises, net. Quelle face que l’hypocrisie sociale ! Par le temps qui court, tout portrait devient une satire et l’histoire est une accusation. Je ne vais pas tarder à m’en retourner dans ma maison des champs, loin des humains, comme on dit en tragédie, et là, je tâcherai de mettre de nouvelles cordes à ma pauvre guitare, sur laquelle on a jeté de la boue, avant même que mon premier air ne soit chanté… »

Il laissera mûrir, encore une fois, la Tentation de Saint Antoine, qui, par sa constance, est un des axes de sa vie littéraire. Salammbô, auquel il songe alors sous le titre de Carthage ou des Mercenaires, va l’en détourner quelque six années. Comme elle se déroule en Orient, dans cet Orient qui l’a profondément envoûté, elle demeure sur sa voie d’inclination. Ses deux premiers romans sont les seuls d’ailleurs qui porteront des titres évocateurs de femmes. L’une française, l’autre étrangère. Quelques semaines plus tard, il écrira à Mlle Leroyer de Chantepie, cette inconnue entrée depuis peu dans sa correspondance, parce qu’elle a été éblouie avec les chapitres de Madame Bovary, publiés dans la Revue de Paris, et qui peut aussi apparaître dans sa vie comme l’antithèse intelligente, cultivée, bourgeoise sans doute, mais vivante, sans lui apparaître sensuelle et intéressée, comme une Louise Colet :

« … Je m’occupe, avant de retourner à la campagne, d’un travail archéologique sur une des époques les plus inconnues de l’Antiquité, travail qui est la préparation d’un autre. Je vais écrire un roman dont l’action se passe trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne où ma plume s’est trop trempée et qui, d’ailleurs, me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir… »

À Feydeau, comme à Duplan, il manifeste ses difficultés pour réunir et trouver des notes.

« … Quant à moi, j’ai une indigestion de bouquins. Je rote l’in-folio. Je crois pouvoir tirer des effets neufs du tourlourou antique. Quant au paysage, c’est bien vague, je ne sens pas encore le côté religieux. La psychologie se cuit tout doucement, mais c’est une lourde machine à monter. Je me suis jeté dans une besogne bougrement difficile. Je ne sais quand j’aurai fini, ni même quand je commencerai… » Comme il lui avait été reproché d’avoir imité Balzac avec son premier roman, ce qui l’avait irrité, il écrit encore, avec sa gouaillerie épistolaire : « … Je vais tâcher de leur tripleficeler quelque chose de rutilant et de gueulard, où le rapprochement ne sera pas facile… »

À Feydeau, il écrira en juin 1857

« … Je sors d’Yonville, j’en ai assez. Je demande d’autres guitares maintenant. Chaussons la cothurne et entamons les grands gueulards. Ça fait du bien à la santé !… » Les grands gueulards sont, sans doute permis, les Mercenaires.

La documentation

Flaubert, en son adolescence, a beaucoup fréquenté Michelet, comme il le lui écrira plus tard, et il est possible que la première idée de Salammbô soit née de cette lecture de l’histoire romaine, où de belles pages lyriques sont consacrées à cet important événement. On sait qu’en juin 1857, il aura lu une centaine de volumes, dont cette bible de Cahen, avec ses dix-huit tomes. Il en lira et annotera non seulement le texte, mais aussi les notes. Son souci dominant : l’exactitude. Le fils du chirurgien, d’un scientifique, réapparaît avec ce besoin de précision, presque maladive.

« … Pourvu que l’on ne puisse pas me prouver que j’ai dit des absurdités, c’est tout ce que je demande… Quant à l’archéologie, elle sera probable, voilà tout. Pour ce qui est de la botanique, je m’en moque complètement. J’ai vu de mes propres yeux les plantes et les arbres dont j’ai besoin. Et puis, cela importe peu, c’est le côté secondaire… »

Il livre ensuite son secret : « … Un livre peut être plein d’énormités et de bévues, il n’en est pas moins fort beau. Une pareille doctrine, si elle était admise, serait déplorable, je le sais, en France surtout, où l’on a le pédantisme de l’ignorance. Mais je vois, dans la tendance contraire qui est la mienne, hélas ! un grand danger. L’étude de l’habit nous fait oublier l’âme. Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois et les 98 volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, réellement émotionné par la passion de mes héros… Je crois donc qu’il ne faut rien aimer, c’est-à-dire qu’il faut planer impartialement au-dessus de tous les objectifs… » Quelle belle et utile confession d’auteur !

Ce ne dut être que vers le 5 août 1857, à Croisset, bien entendu, qu’il dut commencer son second roman, trop chargé qu’il était, comme une abeille en été, de ce pollen de notes. Il exprimera d’ailleurs cette fatigue, cette lourdeur : « … je commence à être harassé de notes. Il y a au fond de tout cela une horrible venette, je tremble de m’y mettre, c’est comme pour se faire arracher une dent… » Et à Feydeau, en confidence : « … Depuis six semaines, je recule comme un lâche, devant Carthage. J’accumule notes sur notes, livres sur livres. Je ne vois pas nettement mon objectif. Pour qu’un livre sue la vérité, il faut être bourré de son sujet, jusque par dessus les oreilles. Alors, la couleur vient tout naturellement comme un résultat final et comme une floraison de l’idée même… » Historien ou romancier scrupuleux, et les deux semblent se tenir étroitement, les mystères de la création littéraire chez Flaubert sont ainsi connus. Il continue dans la même lettre : « … Alors, je remanierai mon plan qui est fait et je m’y mettrai et les affres de la phrase commenceront, les supplices de l’assonance,les tortures de la période… mais ce qui me turlupine, c’est le côté psychologique de mon histoire… ». Flaubert a besoin de s’extérioriser avec ses amis, de se découvrir tel qu’il est et ne peut qu’être : une forte personnalité qui n’éprouve aucune honte de montrer ses faiblesses et ses travers.

Le voyage à Carthage

Avoir beaucoup lu et avoir lu tout ce qui avait été publié à cette époque, avec les inévitables erreurs, ne lui suffit pas ; il éprouve l’impérieux besoin de voir Tunis et Carthage. Il s’embarque pour l’Algérie, sur l’Hermus, en mai 1858. Sur le bateau, il écrit :

« … Nous serons demain à Tunis. Je ne vais pas me coucher, afin de posséder une belle nuit complète… », et puis : « J’ai passé quatre jours entiers à Carthage, pendant lesquels je suis resté quotidiennement, entre 8 et 14 heures, à cheval. Je pars ce soir pour Bizerte en caravane et à mulet. À peine si j’ai le temps de prendre des notes… » Revenu en France, il écrira à Mlle Leroyer de Chantepie : « J’ai songé à vous quelquefois là-bas, sur la plage d’Afrique, où je me suis diverti dans un tas de songeries historiques et dans la méditation du livre que je vais faire. J’ai bien humé le vent, bien contemplé le ciel, les montagnes et les flots. J’en avais besoin ! J’étouffais depuis six ans que je suis revenu d’Orient… » La magie et l’énigme de l’Orient l’ont toujours attiré et il s’en souvenait avec regret. Comme Balzac et Proust, il avait cette particularité, plus qu’utile aux romanciers, de se rappeler, sans utiliser d’anciennes notes, de ce qu’il avait vu et ressenti quelques années auparavant, avec la fraîcheur de l’actualité.

Un colossal travail

Son voyage sur les lieux mêmes l’obligea à modifier ce qu’il avait écrit. Il l’exprima à Feydeau : « Je démolis tout. C’était absurde, impossible, faux. Je crois que je vais arriver au ton juste. Je commence à comprendre mes personnages et à m’y intéresser. C’est déjà beaucoup. Je ne sais quand j’aurai fini ce colossal travail. Peut-être pas avant deux ou trois ans. D’ici-là, je supplie tous les gens qui m’aborderont de ne pas m’en ouvrir la bouche. Le public, l’impression et le temps n’existent plus, en marche !… »

À Mlle Leroyer de Chantepie, en veine de confidence, il lui écrira : « Je suis las des choses laides et des vilains milieux. La Bovary m’a dégoûté pour longtemps des mœurs bourgeoises. Je vais, pendant quelques années peut-être, vivre dans un sujet splendide et loin du monde moderne, dont j’ai plein le dos. Ce que j’entreprends est insensé et n’aura aucun succès dans le public. N’importe, il faut vivre pour soi, avant tout. C’est la seule chance de faire beau… »

Et il lui dira encore : « … Plus j’éprouve dans mon travail de difficultés, plus je m’y attache. On n’aime que les choses et les gens qui vous font souffrir… » Et un autre jour : « … Le vin de l’art est une longue ivresse et il est inépuisable. C’est de penser à soi qui est malheureux ! … Je travaille comme quinze bœufs. Enfin, à force d’y songer et de me désespérer, je commence à voir vrai. L’idée de l’impression m’est odieuse et me paralyse. À chaque mot, à chaque ligne, la langue me manque et l’insuffisance du vocabulaire est telle que je suis forcé à changer les détails très souvent… », et encore à la même : « … Un livre n’a jamais été pour moi qu’une manière de vivre dans un milieu quelconque. Voilà ce qui explique mes hésitations, mes angoisses et ma lenteur… »

Les années passeront, nécessitant de nouvelles et longues recherches. Il confiera à Feydeau : « … Quand on lira Salammbô, on ne pensera pas, j’espère, à l’auteur. Peu de gens devineront combien il aura fallu être triste pour ressusciter Carthage. C’est là une Thébaïde où le dégoût de la vie moderne m’a poussé… » Et à la toujours regrettée Élisa Schlésinger : « … J’écris fort lentement parce qu’un livre est pour moi une manière spéciale de vivre … cela me décrasse des temps modernes… »

Aux frères Goncourt, il leur avouera désabusé : « Je crois que j’ai eu les yeux plus grands que le ventre. La réalité est chose presque impossible dans un pareil sujet. Reste la ressource de faire prophétique, mais on retombe dans de vieilles blagues connues, dans le Télémaque jusqu’aux Martyrs… Il me semble que Salammbô est embêtante à crever. Il y a un abus évident du tourlourou antique, toujours des batailles et des gens furieux… ; c’est l’histoire, je le sais bien. Mais si un roman est aussi embêtant qu’un bouquin scientifique, bonsoir, il n’y a plus d’art… il est fait pour des gens ivres d’antiquité… »

Vers la fin, il écrira à Feydeau : « … Oui, on m’engueulera, tu peux y compter. Salammbô : 1 ° embêtera les bourgeois, c’est-à-dire tout le monde ; 2° révoltera les nerfs et le cœur des personnes sensibles ; 3° irritera les archéologues ; 4° semblera inintelligible aux femmes ; 5° me fera passer pour pédéraste et anthropophage… »

Il pensait le terminer vers la mi-février 1862. « Voilà juste cinq ans que je travaille à cet interminable bouquin. Je n’en puis plus… », confiait-il à la rouennaise Amélie Bosquet, devenue parisienne. Il l’acheva le dimanche 22 avril, à sept heures du matin, comme il devait l’écrire à Mlle Leroyer de Chantepie : « Je n’en puis plus. J’ai la fièvre tous les soirs et à peine si je peux tenir une plume. La fin a été lourde et difficile à tenir… »

Il se sauva aussitôt, laissant Croisset pour Paris, ayant tenu sa promesse vieille de dix mois, de ne pas y remettre les pieds avant d’avoir enfin terminé son roman. Ce fut vraiment l’œuvre la plus pénible de sa vie. Elle lui demanda plus de recherches et lui donna plus de difficultés de composition que Madame Bovary, de doutes aussi sur sa valeur et son intérêt. « … Il me semble que Salammbô est embêtante à crever », avait-il écrit à Feydeau, et pourtant, si Madame Bovary tourne autour de quelques personnages comme au théâtre, Salammbô fait apparaître les masses en mouvement, c’est peut-être l’un des côtés négligés par la critique contemporaine.

L’édition et la publication

Après ce repos parisien, il reviendra, en mai, à Croisset, pour parfaire son roman : « … J’ai la tête pleine de ratures, je suis harassé, excédé, ahuri par Salammbô… » La peur de la publication, le « trac » des artistes s’ajoutent aux nausées de l’œuvre : « … J’ai laissé la Bovary dormir pendant six mois, après sa terminaison et quand j’ai eu gagné mon procès, sans ma mère et Bouilhet, je m’en serais tenu là et ne l’aurais pas publié en volume… ». La publication et le triomphe des Misérables l’inquiètent aussi pour son roman, « … car le père Hugo prendra longtemps la place pour lui seul… », écrivait-il à Feydeau, et toujours à Mlle Leroyer de Chantepie : « … Bref, je trouve un peu imprudent et impudent de me risquer à côté d’une si grande chose. Il y a des gens devant lesquels on doit s’incliner et leur dire : « Après vous, monsieur. Victor Hugo est de ceux-là… »

À quel éditeur s’adressera-t-il ? À Michel Lévy, comme pour son premier roman ? Il n’oublie pas qu’il lui a vendu pour cinq années et seulement pour cinq cents francs, le droit exclusif de la publication de Madame Bovary et que, sur la couverture, Lévy, habile commerçant, n’a jamais mentionné les éditions, comme il était d’usage. Michel Lévy est, sans aucun doute, à cette époque, le meilleur éditeur parisien, sachant habilement d’ailleurs faire « mousser » les affaires. Flaubert retrouve alors ses qualités normandes endormies.

Il confie ses intérêts aux frères Duplan, ses amis, dont l’un est encore banquier. Il se montre fort méfiant dans cette opération, allant jusqu’à ne point vouloir confier son manuscrit à Michel Lévy, sachant qu’il le dépréciera, comme à l’habitude, augmentant encore ses propres doutes dans le but commercial de l’acheter moins cher. « … Puisque du moment que l’on a un nom en littérature, …il est d’usage de vendre chat en poche… »

Il reconnaît d’ailleurs sa violence intempestive dans les affaires et préfère que les deux frères habitués à traiter, le fassent pour lui auprès du très habile Michel Lévy : « On se paie de deux manières, ou par orgueil ou par argent, il faut choisir ». Lévy voudrait l’illustrer. « … Cette idée seule me fait entrer en frénésie. Je trouve cela stupide, surtout à propos de Carthage. Jamais, jamais ! Plutôt rengainer le manuscrit indéfiniment au fond d’un tiroir… la plus belle description littéraire est dévorée par le plus petit dessin… en résumé : concession d’argent, autant que l’on voudra, concession d’art, aucune… ».

« J’aime mieux une somme fixe, que tant par exemplaire. En effet, qui peut prouver jamais le nombre d’exemplaires vendus … au lieu de 25 à 30.000 francs, demandez-en 20.000 francs, avec 100 exemplaires donnés et 25 autres sur papier de Hollande… »

L’affaire traîna. Le manuscrit était arrivé chez Maxime du Camp en juillet, soulagement pour Flaubert qui écrivit aux frères Goncourt : « … Le cordon ombilical est coupé… Ouf, n’y pensons plus… » Lacroix, l’éditeur bruxellois des Misérables, ne répondit pas à ses offres. « … La maison Hachette me déplaît avec ses locomotives et ses couronnes de prix, espérons que l’israélite aboulera ses piastres… » Le 23 août, il écrivit à Paul Baudry qu’il allait enfin conclure avec Michel Lévy, sans qu’il ait vu le manuscrit, comme il le désirait, pour 10.000 francs nets, et une édition in-8°, sans illustrations. « … Lévy se propose de faire avec Salammbô un boucan infernal et de répandre par feuilles, qu’il me l’a achetée 30.000 francs, ce qui lui donne les gants d’un homme généreux !… » Aurélien Scholl répand la nouvelle dans Figaro-Programme, que la presse entière reprend aussitôt, bien entendu. « … M. Lévy ne comprend rien à la spéculation. Les manuscrits ne produisant pas d’intérêts chez les notaires… »

Le contrat est signé le 9 septembre. Il le relit encore une fois avec Bouilhet, supprimant des conjonctions trop fréquentes et il lui livre le manuscrit le 20 septembre 1862. Il est surpris d’être maintenant désœuvré. « … On ne se sauve de l’ennui que par le travail, écrivit-il à Amélie Bosquet. Grisons-nous de l’encre puisque le nectar des dieux nous manque. Je suis dans l’agacement des épreuves et des dernières corrections. Je bondis de colère sur mon fauteuil, en découvrant dans mon œuvre, quantité de négligences et de sottises. Les embarras qui me donnent un mot à changer, me donnent des insomnies… » Parmi les auteurs contemporains, combien auraient ses scrupules ! Flaubert est vraiment tout entier dans sa correspondance.

L’ouvrage paraît en librairie le 27 novembre 1862 : deux mille exemplaires sont enlevés en deux jours, quoique le prix soit le triple des romans ordinaires. La critique est surprise et se montre hésitante, avant de se prononcer. Il écrivit à Laure de Maupassant, la mère de Guy, au début de janvier 1863 : « … Grands et petits journaux parlent de moi. Je fais dire beaucoup de sottises. Les uns me dénigrent, les autres m’exaltent. On m’a appelé « ilote ivre », on a dit que je répandais un air empesté. On m’a comparé à Chateaubriand et à Marmontel. On m’accuse de viser à l’Institut et une dame qui avait lu mon livre, a demandé à un de mes amis si Tanit n’était pas un diable. Voilà ! Telle est la gloire littéraire. Puis, on parle de vous de temps à autre, puis on vous oublie, et c’est fini. N’importe, j’avais fait un livre pour un nombre restreint de lecteurs et il se trouve que le public y mord !… » Il sera l’objet de nombreuses attaques. Il écrivit amusé à Duplan, en mars : « … Sais-tu que j’ai été dénoncé comme corrupteur de mœurs, dans deux églises ! église Sainte-Clotilde, église de la Trinité… tous deux ont tonné contre l’impudicité des mascarades, contre le costume de Salammbô. Le dit Becel a rappelé la Bovary et prétend, cette fois, que je veux ramener le paganisme. Ainsi l’académie et le clergé m’exècrent. Ça me flatte et ça m’excite… »

La réception du roman dans la presse rouennaise

Que durent penser alors ses compatriotes rouennais, près desquels il avait composé Salammbô ? Aucune lettre particulière ne nous est connue, sauf celle publiée dans le Monde illustré, un hebdomadaire parisien illustré, équivalent de l’Illustration. Un rouennais, M. Baron, avait manifesté son mécontentement, en supposant que Flaubert avait vendu son manuscrit 30.000 francs, et que l’on vendait l’exemplaire six francs, prix qu’il jugeait excessif. Mais le chroniqueur habituel lui répondit : « … Les éditeurs de Madame Bovary ont gagné plus de 30.000 francs, avec les quinze éditions sincères de ce roman si imprévu, si incisif, si cru et aussi merveilleusement fouillé dans la matière, qu’il est étudié dans le cœur. Victor Hugo a-t-il été aussi brusquement connu avec Han d’Islande, que M. Flaubert l’a été par cette Madame Bovary, à laquelle il ne manqua aucun genre de retentissement, même le plus inquiétant ? Si les éditeurs ont fait une très fructueuse affaire de ce début, quoi de plus légitime que la prétention de l’auteur à être payé pour son nouvel ouvrage, de façon à rattraper un peu ce qu’il dut obtenir du premier ».

Jules Lecomte continuait « que les 30.000 francs n’étaient pas exagérés dans le temps surtout où un tableautin de M. Meissonnier, qui coûte six semaines au pinceau photographique qui l’exécute, est payé bien plus cher que l’œuvre qui aura coûté six ans de travail et de précieuses recherches à cet écrivain. Que fait de plus un tableau de M. Meissonnier ? La joie d’un vaniteux qui n’est pas toujours un connaisseur ou la spéculation d’un brocanteur belge ! Un beau livre ajouté à la littérature du pays, c’est une ouverture de plus de l’obscurité sur la lumière… »

Le 22 septembre 1862, le Journal de Rouen reprit l’écho d’Aurélien School, paru au Figaro-Programme, et le 27 novembre, il annonça la mise en vente, ce même jour, à Paris, du nouveau roman de Flaubert « attendu avec impatience ». Le lendemain, Beuzeville, son rédacteur en chef, dont la correspondance avec le romancier, si elle a été conservée, n’est pas publiée, écrivait : « À peine a-t-elle paru aux vitrines des librairies, qu’elle a été, à Rouen comme à Paris, l’objet d’une vive attention, et à l’heure qu’il est, beaucoup de mains feuillettent déjà le nouveau volume, beaucoup de lecteurs se promènent par la pensée au milieu des jardins de Carthage revenus à leur splendeur première et beaucoup de cœurs sont émus du sort de Salammbô ; la sœur d’Hannibal… On avait reconnu dès les premières pages de Madame Bovary que l’on avait affaire à l’un de ces hommes qui ont plus que du talent, à l’une de ces intelligences qui marquent d’une empreinte profonde chaque pas qu’ils font dans la carrière littéraire, à l’un de ces créateurs qui imposent les types qu’ils ont rêvés et auxquels ils ont donné un corps agissant et une âme vraiment humaine. Madame Bovary est restée, on peut le dire, l’un des romans les plus forts que l’on ait écrit en ce siècle. Il était donc bien naturel que l’on voulût voir si la seconde œuvre était digne de la première. En ouvrant Salammbô, on retrouve tout de suite ce style nerveux, clair, précis et séduisant à la fois qui est le propre des écrivains de forte race, de celle à laquelle appartient l’auteur de Madame Bovary. Le début est large et imposant, on sent que l’auteur va s’emparer de vous et qu’il ne vous quittera plus, qu’il ne vous ait fait partager toutes les émotions de son dramatique récit. Salammbô vient ajouter certainement un nouveau et brillant fleuron à la couronne littéraire, dont la ville de Rouen a le droit de s’enorgueillir et M. Gustave Flaubert peut inscrire dès à présent un grand et magnétique succès… ».

Le même jour, Alfred Darcel donnait dans la rubrique bibliographique les aperçus de Salammbô. Ce critique d’art, comme il l’avait fait pour Madame Bovary, pensait qu’il « est allé droit à la tradition lointaine du passé incertain. Il s’y est plongé comme pour s’y purifier et s’y rajeunir, dans ces vivifiantes ténèbres de l’histoire conjecturale, s’imposant la tâche de les éclaircir avec le flambeau de l’érudition, d’y semer des germes de vie, d’y faire briller des images et d’y dresser, à tout bout de champ, son éblouissante hyperbole. Salammbô, c’est la revanche de Madame Bovary, c’est la rançon que le réalisme essaie de payer à l’idéal. Le suffète Hamilcar nous relève de M. Homais, l’apothicaire, et Carthage nous venge de la diligence de Rouen… ». S’il est allé chercher si loin dans le passé, dans un coin si obscur de l’histoire, un épisode qu’il raconte avec de si grands détails, c’est, comme l’écrit encore Darcel « … qu’il a voulu faire nouveau pour se donner carrière, pour créer quelque chose qu’on ne lui reprochera pas d’avoir servilement copié sur le prochain, dans la maison d’à côté. Il a voulu mettre vingt siècles entre le roman bourgeois qu’il nous racontait hier et son idéal d’aujourd’hui. Il a été obligé de faire lui-même presque tous les frais de l’information et l’on ne pourra lui reprocher, après Chateaubriand, Walter Scott, Manzoni, d’avoir fait un calque d’histoire arrangée pour la frivolité des lecteurs. Sa prétention était plus haute et sa pensée allait plus loin : il a voulu aller à Carthage, non pas comme le vieux Caton, pour la détruire, mais pour la relever de ses ruines… »

Le Nouvelliste de Rouen, de son ami Charles Lapierre, fit de même. Il annonça la publication prochaine de Salammbô, et pour mettre ses lecteurs en appétit, il écrivait le 15 novembre : « … On assure que ce livre contient la peinture d’un supplice carthaginois dont la lecture donne la chair de poule… »

Le 27 novembre, Charles Brainne publiait deux extraits du roman : Mathô et les Barbares. Le lendemain, il le reprenait dans les variétés littéraires : « … L’auteur a tenté pour la société carthaginoise une sorte d’exhumation, analogue à celle que plusieurs savants ont accomplie pour les nécropoles babyloniennes, égyptiennes, grecques. En lisant Salammbô, on se promène dans les rues de l’antique Carthage, on la voit revivre avec des couleurs si brillantes que les cités d’Herculanum et de Pompéi. Seulement, la vie s’est retirée des villes ensevelies sous le Vésuve, tandis que dans la Carthage ressuscitée par M. Flaubert, tout se meut, s’agite comme dans la fresque du jugement dernier… Il a eu le bon goût de ne pas prendre pour personnages des noms consacrés par l’histoire et qui occupent la première place dans les souvenirs classiques, Annibal et Scipion sont des héros de tragédie. On ne saurait modifier ces types éternels, tandis que les personnages secondaires comportent toutes les fantaisies de l’imagination la plus capricieuse, toutes les inventions du roman historique. Il a réalisé ainsi l’alliance si difficile du roman et de l’histoire… »

Ainsi les deux quotidiens rouennais, le troisième, la Normandie, venant de disparaître absorbée par le Nouvelliste, furent très favorables au nouveau roman de leur compatriote.

Nous avons encore deux autres témoignages rouennais avec Fernand Lamy et un académicien rouennais, Simonin. Le premier très favorable, le second nettement hostile. Nous y reviendrons prochainement.

L’engouement pour l’Orient

Le succès de Salammbô fut immédiat, surtout côté public, plus réservé du côté de la critique. C’est toujours un phénomène inexpliqué et probablement inexplicable que cet engouement manifesté pour l’Orient et son nostalgique passé. L’Orient captive et séduit encore. Des passés millénaires de tribus dont nous portons le sang, remontent-ils en nous, à certains appels, comme la réponse désespérée des oies domestiquées à celui des oies sauvages, de la poésie de Maupassant ? Nous pouvons tout au moins le supposer, surtout que les religions occidentales, avec la Bible, y ont leur source. Le faste séducteur et grandiose de la barbarie sanglante avait son charme. Son ami Théophile Gautier avait donné, en 1844, une nouvelle égyptienne avec Le Roi Candaule, complétée plus tard par Le Roman de la Momie. Est-ce lui qui aurait suggéré à Flaubert la civilisation punique ? La mode était à l’Orient et peut-être que les suites de la conquête de l’Algérie n’ont pas laissé indifférents les romanciers et encore moins leurs lecteurs. N’oublions pas non plus que cette même année parut Dominique de ce peintre­écrivain Fromentin, qui avait été chercher l’inspiration pour sa palette sous le ciel algérien. Concordances ou coïncidences ?

Année curieuse pour les lettres et les arts que celle de Salammbô. Manet se fit refuser les cimaises du Salon, pour le Déjeuner sur l’herbe, qui ne fait plus scandale, aujourd’hui, au Pavillon du Jeu de Paume.

Mais cette fausse pruderie est bien dans les mœurs du temps, alors que les correspondances exhumées dénotent d’autres réalités ! Année des Misérables, qui scandalisa surtout pour le mot de Cambronne, soulevant d’ailleurs de divertissantes polémiques entre les survivants du Premier Empire, sans qu’ils puissent conclure. Année aussi des premiers dîners Magny, fréquentés assidûment par Flaubert et ses amis et qui fut l’amorce de l’Académie Goncourt, où la fourchette remplace le fauteuil. Bouillonnement littéraire, artistique, année relais que 1862.

Flaubert, de son domaine de Croisset, lui a apporté sa part. Avec ses deux héroïnes femmes Emma et Salammbô, il a imprimé deux courants différents et nouveaux dans la littérature française. Avec la première, le réalisme, une étape avant le naturalisme de Zola et de Maupassant, familiers de Croisset. Avec l’autre, l’amorce de la recherche précieuse des Parnassiens et des Symbolistes. Peu de romanciers ont influencé à la fois sur deux modes littéraires : l’une, avec la recherche du réel ; l’autre, avec la recherche du beau.

Flaubert n’est pas un homme du bassin méditerranéen. Il a les apparences des anciens Celtes et des hommes du Nord et leur caractère. L’Orient l’a séduit, par contraste sans doute, avec sa région natale.

Il est à remarquer que la Normandie maritime a toujours eu de fréquents échanges commerciaux avec les États barbaresques et surtout avec le Maroc. Au siècle dernier et au nôtre, une colonie normande très florissante s’est établie et maintenue en Tunisie : le père Delattre, Charles Nicolle l’illustrent. Est-ce le souvenir de Salammbô qui les a conduits près de l’ancienne Carthage ? Comme cette terre numidique, baignée d’histoire, de légendes et de sang aura toujours tenté les descendants des anciens scandinaves, balayeurs romanesques des rivages et des mers.

André Dubuc.