Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 56
L’opinion d’un jeune rouennais de 1962
sur Salammbô
Pourquoi ne pas l’avouer ? Je n’avais jamais eu envie de lire Salammbô. Des préjugés bien sûr, mais également l’époque où se passait l’histoire et qui ne me passionnait pas, un goût prononcé pour la littérature d’introspection et d’aventure psychologique, une certaine méfiance envers tous les romanciers du XIXe siècle et dont seul Stendhal était exclu, tout ceci m’éloignait de ce roman.
Si j’aimais Flaubert ? Oui pourtant. J’avais été jusqu’ici vivement intéressé par tout ce que j’avais pu lire de lui. J’avais beaucoup ri aux mésaventures méthodiques de Bouvard et Pécuchet ; j’avais été étonné par l’étrange précision d’écriture qui sculptait les phrases de Madame Bovary ; L’Éducation sentimentale avait enflammé mes dix-huit ans. Pourquoi donc cet ostracisme envers Salammbô ? Sans doute est-il de même nature que celui qui nous — je parle un peu de moi mais aussi d’une foule de jeunes de mon âge avec qui j’ai pu discuter de cette méfiance — écarte des reconstitutions historiques et des films à grand spectacle. Mais nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.
J’aurais donc sans doute vécu sans jamais avoir lu Salammbô si l’on ne m’avait demandé de le lire d’abord, d’écrire ensuite librement ce qu’un garçon de mon âge, un garçon de vingt ans, pense de ce roman paru il y a cent ans.
J’insiste sur le mot librement. Il ne pouvait à aucun instant être question de littérature hagiographique. Je jouerai d’un bout à l’autre le jeu de la sincérité et aucun impératif ne pourra me faire dériver de cette ligne de conduite.
Dans un sens ou dans un autre d’ailleurs, entendez par là que je ne penserai pas du bien d’un livre de Flaubert parce qu’il est de Flaubert, que celui-ci est universellement reconnu comme un grand écrivain et que l’universel doit forcément avoir raison face au jeune particulier que je suis. Non. Mais je refuse également l’attitude contraire. Celle qui consiste à déclarer que tous les écrivains qui ont précédé ceux de notre génération sont des vieilles barbes plus ou moins séniles et qu’il convient de regarder avec la plus vigilante suspicion. L’opposition ne suffit pas à assurer des ambitions plus hautes : Une vision totale du monde qui ne peut s’appuyer que sur une culture.
Une autre précaution est à prendre avant que d’entamer cette série de notes, impressions et commentaires sur Salammbô : rappeler qu’il ne s’agit justement pas que de notes, impressions et commentaires et que leur ambition se limite presque à un fait sociologique indépendant de leur auteur. La question est en effet posée ainsi, en termes presque scientifiques : quelle peut être la vitesse de sédimentation d’une œuvre romanesque ? Cent ans après sa parution, quelles sont les transformations qui obliquent une création littéraire ? Quel mélange intime se crée-t-il de la rencontre de deux sensibilités, à cent ans l’intervalle ?
La question peut d’ailleurs aisément se particulariser, s’actualiser et prendre une forme plus personnelle. Par exemple : comment une génération née pendant la seconde guerre mondiale, sous les destructions et les bombardements, élevée ensuite parmi un monde de violence, de crimes, de tortures et de génocides, comment cette génération va-t-elle ressentir l’écriture sereine, détachée, esthétique d’un livre où l’on ne parle justement que de sang, de crimes, de combats, de tortures et d’anéantissement de l’adversaire ?
L’ambition de cette « étude » est donc celle d’un baromètre. Elle n’est pas aboutissement d’une recherche ; on n’y trouvera aucune analyse inédite, aucun apport érudit ou nouveau. Elle n’apprendra rien d’autre que le résultat d’une mesure à peine plus que subjective sur le coefficient de jeunesse de ce roman centenaire. Son seul intérêt réside dans sa sincérité et sa méthode d’approche directe et brutale.
Salammbô n’est pas un roman pour les enfants. Sa publication dans la fameuse « Bibliothèque Verte », il y a une dizaine d’années, entrait peut-être — à la réflexion — dans les raisons qui me poussaient à ne pas le lire. Il entrait dans cette curieuse mythologie des œuvres pour enfants à côté de ces futilités qui avaient nom : Les Trois Mousquetaires, les romans de Jack London, les récits du Kon-Tiki ou les fadaises de Mme de Ségur. Bref, dans cette littérature pour bon élève d’école primaire, que par une curieuse et prophétique déformation de l’esprit nous, élèves des petites classes des lycées et collèges, dédaignions sans concession. Et puisque la vierge Salammbô se compromettait avec le Vicomte de Bragelonne dans cette collection verte et enfantine, nous l’enrobions du même mépris.
Je sais maintenant que cet amalgame était un viol et je tiens les éditeurs qui l’ont organisé pour les responsables de la méconnaissance que nous avons à peu près tous de Salammbô. Deux choses pouvaient alors en effet se produire : où nous nous en tenions au mépris précité pour la collection et nous ne lisions point le roman de Flaubert ; ou nous lisions Salammbô à l’âge de douze ans — à l’âge où il est encore permis de lire sans rougir la collection verte — et nous nous ennuyions rapidement. Nous nous perdions dans un vocabulaire inconnu, dans un monde sémantiquement compliqué de Suffètes, de Cabires, de spatules, de cinnamomes, d’eunuques, de satrapes ; nous nous noyions sous le flot des richesses comme sous celui des morts, incapables d’imaginer ce que représentaient réellement quarante mille cadavres. Nous recherchions une aventure et l’on nous offrait une suite fastidieuse de noms de parfums, de tribus, de fleurs, de nourritures exotiques et plutôt repoussantes. Je ne connais pas de jeune garçon qui ait réussi à lire jusqu’au bout cette fantastique accumulation de recherches savantes.
La première approche de Salammbô nous place donc devant un livre difficile. Quelle est la part d’ennui dans cette difficulté, dépassée celle qui consiste à accepter les personnages, leurs costumes, leur époque ? Je ne me suis pas ennuyé à la lecture de Salammbô, je n’ai jamais eu ce geste de condamnation qui consiste à laisser de côté certains passages pour revenir au plus vite au texte, à l’action, à l’essentiel. En ce sens, tout est essentiel dans Salammbô, la longueur de certains récits qui sont eux-mêmes sans intérêt dramatique, l’accumulation de descriptions, cette constante surcharge verbale, en des mains moins expertes, se transformerait vite en un stuc du plus mauvais goût, tout ceci ne sert qu’à créer le rythme lancinant, lent et majestueux qui, balance les longues phrases du livre, soulève avec grandeur les lourdes tentures des palais et remue la foule immense des ennemis de Carthage.
Car ici l’aventure perd tous ces droits. Entendons par là qu’il n’y a rien, absolument rien d’émouvant dans Salammbô qui est à mon sens la première tentative de roman immobile. Je m’explique :
Un film a récemment soulevé de la part du public et de la critique un concert dont le moins que l’on puisse dire est qu’il fut discordant. Les uns criaient au chef-d’œuvre et y voyaient la première étape d’une révolution du langage cinématographique ; les autres manifestaient leur ennui et déclaraient ne pouvoir supporter son esthétisme d’arrière-garde. Ce film, c’est évidemment L’année dernière à Marienbad.
Loin de renvoyer — comme dans les dissertations scolaires où la réponse au « pour ou contre » doit toujours être une réponse de normand — les adversaires dos à dos, puisqu’aussi bien Alain Resnais est le seul réalisateur français d’avant-garde, j’admets une partie de l’argument de l’adversaire, à savoir qu’il y a un précédent à ce cinéma-opéra où la résultante de tous les mouvements est immobilité. Ce précédent, cet ancêtre, ce n’est pas le pompier film d’art, c’est Salammbô.
Salammbô est l’ancêtre du roman et du cinéma moderne. Le paradoxe n’est qu’apparent. Il va éclairer toutes nos réactions, à la lecture du roman de Flaubert et faire justice, à tous les reproches de surface que l’on s’est cru autorisé à lui faire.
Éliminons rapidement et sommairement le premier reproche. Il s’agit de cette fameuse querelle sur l’art et plus particulièrement de celle qui tourne autour de ce que l’on désigne sous le nom barbare d’ « art pour l’art ». La discussion rebondit à la fin de toutes les périodes troublées de notre histoire. Après la Révolution Française, après Napoléon, après Dreyfus et plus récemment après la Libération. Elle tourne autour de cette question de l’ « engagement » littéraire : une œuvre d’art doit-elle être un objet autonome, parfaitement clos sur lui-même ? Doit-il au contraire véhiculer en lui toutes les passions, les choix et les problèmes de son époque ?
La réponse de Salammbô comme celle des tenants du roman moderne est sans doute la façon la plus élégante et la plus efficace de montrer l’inanité de ce problème. Il ne peut pas y avoir d’œuvres d’art « engagées » ou « désengagées », pas de possibilité de jugement à partir de ces critères. Gustave Flaubert publie Salammbô en 1862 et Salammbô est forcément d’une certaine manière, le reflet de son époque et de la vision qu’en a Flaubert.
Mais sa réponse, comme celle de Michel Butor ou d’Alain Robbe-Grillet, aujourd’hui dépasse l’époque en l’englobant, en la transformant en une partie d’un ensemble plus profond, plus essentiel et que seul peut atteindre et rendre présent l’œuvre d’art. Salammbô, comme Degrés ou Dans un labyrinthe, c’est un effort acharné, constant méticuleux et passionné pour atteindre cette valeur qui dépasse et sous-tend tous les engagements : la vérité.
J’aurais crié mon ennui et mon dégoût si Salammbô avait été seulement ce que certains voient en lui : un exercice de style. Nous reviendrons tout à l’heure sur le côté spécifiquement plastiqué du roman, sur le jeu de ces cadences, sur son équilibre mallarméen, sur ses fulgurantes déformations syntaxiques, mais il faut, dire maintenant que ceci n’a pas été mis là seulement « pour faire beau », ce qui ruinerait toute possibilité d’intérêt (tous les écoliers et tous les étudiants sourient en entendant aujourd’hui des vers de Hérédia, des poèmes de Théophile Gautier et même dans une certaine mesure de Mallarmé ou de Valéry, tous ces gens qui ont tenté de « faire beau » en niant le réel ou en l’étranglant), mais surtout dans un souci constant de vérité. On objectera à tout ceci les multiples déclarations de Flaubert, sa correspondance avec Gautier, son acharnement à trouver une forme adéquate. Mais adéquate à quoi ? A la vérité de son histoire qui est également la vérité historique. Il n’est pas question de rappeler ici le véritable travail d’historien entrepris par Flaubert, ni de montrer la soumission hautaine de Salammbô au récit de Polybe sur les guerres puniques ; tout ceci est connu et aurait depuis longtemps fait justice à ceux qui ne voient dans ce roman qu’un arrangement supérieur des mots et des sons. La littérature n’a rien à faire de performances de ce genre.
C’est cette acceptation artistique du réel, cette minutieuse recherche dans les dédales de l’espace du temps qui rend Salammbô vivant aujourd’hui encore, quand sont enterrés depuis longtemps les rutilants cadavres de la littérature parnassienne.
Attention ! quand je parle de la vie de Salammbô, c’est de la vie sociologique de sa destinée littéraire qu’il faut entendre. Car de vie à l’intérieur du livre, du sang vivant et chaud dans ces pages, où il est sans cesse question de sang, nous n’en trouverons pas. C’est le second reproche, bien proche du premier, qui est fait à Salammbô. Nous n’abandonnerons pas pour y faire face nos parallèles avec le « nouveau roman ». C’est, je pense, la meilleure garantie de la « modernité » de Salammbô et la façon la plus visible de mettre ce roman en face de son centenaire.
Donc, Salammbô est froid, Salammbô manque de sang, Salammbô manque de mouvement. C’est incontestable. Pour emprunter des images à un art de notre époque, je dirai que Salammbô se déroule comme une suite de plans fixes, parfaitement cadrés, voluptueusement coloriés, mais qui ne sont quand même que des plans fixes. Il y a des plans d’ensemble qui ressemblent par leur stature et leur plénitude aux grandes compositions d’Eisenstein dans Ivan le Terrible ; il y a également des gros plans : gros plan sur le visage d’Hamilcar en colère, sur le bras de Mâtho piqué sur le bord de la table par le javelot de Narr’Havas, plan américain de la silhouette de Spendius se découpant dans le soir sur les remparts de Carthage. Mais à aucun moment ce montage d’images, aussi habilement, fait soit-il, ne crée le mouvement…
Ne parlons pas des objets que leurs noms mystérieux seuls mettent immédiatement hors de portée de la vie. Ils sont là, enfermés dans la sonorité de leur vocable, clos, ronds, incorruptibles, morts. Ils ne participent même pas par leur utilité à ce qui les entoure. Ils sont là, ornements définitivement superflus, encens mythiques offerts à des dieux d’or et de carton et autant qu’eux impuissants. Le palais d’Hamilcar ? Le gravier, la pierre, le marbre, la ligne droite y marquent des surfaces rigides, des surfaces sans mystère… Entre ces murs chargés de boiseries, de stucs, de moulures, de tableaux, de gravures anciennes… Toujours des murs, toujours des couloirs, toujours des portes, et de l’autre côté encore d’autres murs… Ces couloirs interminables qui se succèdent aux couloirs, silencieux, déserts, surchargés d’un décor sombre et froid de boiseries, de stuc, de panneaux moulurés, marbres, glaces noires, tableaux aux teintes noires, colonnes, lourdes tentures ». Ce commentaire de L’année dernière à Marienbad, écrit en 1961, par Alain Robbe-Grillet, ne ressemble-t-il pas étrangement à la description que faisait Flaubert un siècle auparavant. Même monde, froid, immobile, sculpturalement construit dans un temps figé dans le marbre.
Un souffle de vent fait-il soudain remuer quelques cyprès ? Ce n’est que pour nous faire entendre le bruit métallique des feuilles, leur mouvement mécanique, immédiatement enveloppé et réduit à une suite de statismes décalés. Cet arbre sera d’ailleurs tout à l’heure découpé par le fer de la guerre et réduit à son état de squelette, ses branches calcinées dressées vers le ciel mais pétrifiées par la mort, définitivement immobiles.
On parle bien sûr, de la brise, des gens qui courent, des lances qui volent, mais jamais ce mouvement signifié par le mot ne dépasse le sens du mot. Le mot enferme tout dans la gangue rigide de sa sonorité, bien en deça de sa signification. Il vit là, corps autonome, au milieu d’autres corps autonomes, rivé à sa structure de marbre et, quand une légère zone d’imprécision de liberté, donc de mouvement se dessine encore à sa surface, rivé par la structure de la phrase qui l’enserre de sa perfection plastique.
Ceci pourrait sembler en contradiction avec ce que nous disions tout à l’heure. Car, où est la place réservée à la vérité dans cet univers où les mots puis les phrases se ferment sur eux-mêmes, n’attendant de secours que de leur propre puissance de verbe ?
Flaubert est beaucoup trop intelligent, beaucoup trop sceptique pour tomber dans les travers du positivisme. La vérité, il a plus tard montré une partie de son visage dans Bouvard et Pécuchet ou plutôt la difficulté qu’il y a à l’étreindre. Fuyant lorsqu’on l’approche brutalement, de face, elle se livre en petites parties, séparées les unes des autres. Placez les uns à côté des autres, ces multiples petits lambeaux de vérité, vous aurez quelque chose d’hétéroclite, d’indissociable, mais de vrai, beaucoup plus vrai que toutes ces visions globales qui ne sont toujours que grilles résolvant la moitié des problèmes
« Si par exemple, on peut appliquer dix grilles types, mythologiques ou réalistes, on arrivera à une solution vraie dans soixante ou quatre-vingt pour cent du film, mais jamais complètement » (Alain Resnais à propos de L’année dernière à Marienbad).
Cette vision relativiste de la vérité, qui est celle des univers parallèles, imprègne toute la science, toute la philosophie et tout l’art contemporain.
« Nous ne pouvons plus du tout considérer comme une chose en soi les moellons de la matière, lesquels à l’origine étaient tenus pour la réalité objective ultime ; ils se dérobent à toute fixation objective dans l’espace et dans le temps et, au fond, nous ne disposons pour tout objet de science que notre connaissance de ces particules… Le sujet de la recherche n’est donc plus la nature en soi, mais la nature livrée à l’interrogation humaine, et dans cette mesure, l’homme, de nouveau, ne rencontre que lui-même ». (Werner Heisemberg : La nature dans la physique contemporaine).
Flaubert aligne, pose côte à côte toutes ces particules que sont les mots et les phrases. A chacune sa vérité et à toutes, la vérité de l’ensemble ainsi formé. Vérité historique des costumes, des phases de combat ; vérité orphique des religions et de leurs sacrifices ; vérité sensible et cristallisée des odeurs, des sons et du toucher.
Tout comme dans les plus beaux spécimens, les plus systématiques et les plus purs de la moderne « école du regard », nous ne saisissons ainsi les choses et les hommes que par leur aspect extérieur brut, en dehors de toute explication psychologique. Plus même, il semble que cette avalanche de mots, de sonorités barbares qui vont sous l’effet de l’inhabitude se ressembler toutes, sous ce torrent de soldats, de mouvements de troupes, de renversements de situations, de changements brutaux de points de vue, le nôtre finit par s’égarer. Nous perdons rapidement le fil de la trame. Celle-ci ne nous intéresse plus et tout semble avoir été fait pour cela : pour nous brouiller, nous entraîner loin de la simple anecdote en la noyant sous des monceaux d’ornements inutiles. Il ne reste rien de cette trame lorsque nous refermons le livre sinon qu’une sensation, puissante mais imprécise, de destruction, de cataclysme, de sang figé. La mort règne partout, la mort gagne jusqu’à la dernière ligne de Salammbô, jusqu’au dernier souffle de la vierge. La mort, le silence, l’immobilité. Ce qui était présent au centre même du style de l’œuvre n’y était pas là par hasard ou gratuitement. Son triomphe se retrouve de quelque côté que l’on se tourne, dans toutes les couches de l’œuvre, à chacun de ses degrés de réalité.
Dès lors, tout ce qui pouvait paraître formalisme, jeu sonore ou parabole d’esthète prend toute sa signification. Histoire, géographie, syntaxe, architecture, sémantique, tout se fond, tout s’équilibre pour offrir le spectacle désolant de la stérilité, de l’inutilité, de l’immobilité et de la mort.
Ce centre touché, tout s’harmonise, tout s’explique alors aisément. Beaucoup plus aisément qu’en faisant jouer les règles d’une harmonie sonore qui ne tirerait ses règles que d’elle-même. Ces vierges, ces châtrés, cet amoureux repoussé par celle qu’il convoite de toutes ses forces, et cet autre à qui la mort vient arracher sa possession, ces enfants que l’on offre en holocauste aux dieux stériles, comme autant de négations de la fécondité, ce fils d’Hamilcar élevé en cachette comme une honte, cette ville gouvernée par des vieillards aux chairs putrides, cette hécatombe de mâles (alors que les femmes des barbares échappent au massacre général), l’eau bienfaisante qui s’échappe de Carthage sous les coups de l’esclave Spendius (les esclaves occupent dans la hiérarchie sociale une place sensiblement identique à celle des eunuques et des femmes), mille autres détails encore, tout ceci s’organise autour de ce thème secondaire de la stérilité et de la décadence. Thème secondaire mais qui rejoint par voie de conséquence directe celui de la mort.
Toutes les décadences de l’Orient et de l’Occident semblent d’ailleurs s’être donné rendez-vous sous les murs de Carthage assiégée et à l’intérieur même de ses remparts. Tous ces peuples réunis ne semblent être venus là que pour apporter à Carthage la terrible contagion de leur déchéance. Chassés de la ville après leur festin bacchique pendant lequel ils avaient commencé leur travail de destruction et de négation, ils vont de l’extérieur parvenir à pourrir la moelle de force et de santé qui faisait la puissance de la ville. Toute la dégénérescence barbare va réussir finalement à triompher, bien au delà des apparences de la puissance de Carthage. Nous savons bien que ce combat n’est victorieux qu’en apparence, qu’il faudra demain à Hamilcar recommencer contre d’autres ennemis le même combat. La ville toute entière s’est, comme une femme, donnée à son chef-providence mais même Hamilcar ne règne pas, esclave à son tour des humeurs, des superstitions, de la versalité de cette foule avilie, contaminée par les levantins et les « mangeurs de choses infâmes ». Là encore la victoire n’est qu’une illusion. Derrière elle, guettent toutes les forces de la destruction et de la corruption. Les liesses et les réjouissances de la paix revenue seront interrompues par le gong sauvage de la mort de Mâtho puis par celui, plus déchirant encore, de la mort de Salammbô.
Nous ne nous sommes qu’en apparence éloignés du sujet : la modernité du roman de Flaubert, les analyses qui viennent d’être esquissées ici n’ont en effet d’autre but que de dégager derrière l’extrême pudeur de l’expression, les grands thèmes qui sous l’apparence froide d’une matière figée courent à chaque ligne du roman sous forme de signes, de symboles, de gestes esquissés, d’angoisses assourdies et de peurs dissimulées.
Ces thèmes sont les nôtres. Cette pudeur est la nôtre et cette retenue à ne parler qu’à mots couverts et sous une forme dépassionnée. Là, s’exprime avec la rigueur la plus exigeante, ce mépris du romantisme qui est également le nôtre.
Le romantisme — comme l’expressionisme des années trente — c’était cette façon vulgaire et offerte de parler de ses angoisses, de ses peurs. A se traduire ainsi en mots à fleur de cœurs, en hélas et en points d’exclamations, ces beaux jeunes gens aux lèvres pâles se condamnant à ne frôler que la surface du monde, à ne parler que de sensations vagues et de malheurs élégants. Ils enrichissaient certes la rhétorique de quelques fleurs au parfum suave mais ils ne faisaient ainsi que de remplacer les poètes de cour et de salons auprès d’une foule affamée de grands mots superficiels. Ils en disaient trop pour en sentir plus.
La destruction acharnée du romantisme qu’entreprend Flaubert dans Salammbô comme dans Madame Bovary ou l’Education sentimentale ne s’accompagne pas, loin de là, d’une perte de sensibilité. C’est exactement le contraire qui se produit. Ce qui n’était qu’exhibitionnisme de surface s’approfondit, entre au cœur même de l’œuvre pour en gonfler toutes les pages. C’est la vérité du monde qui est présente ici dans toute sa complexité. Vérité informulée et qui a donc toutes les chances pour être vraie.
Ce qui aujourd’hui nous semble abstrait, faux, dénué de toute signification et donc de tout intérêt, ce sont les vaines lamentations de Lamartine, les soupirs parfumés et gantés de Musset, le faux débraillé, la fausse angoisse. L’image du poète, la tête levée, les yeux hagards et la mèche au vent, attendant d’on ne sait où, une prétendue inspiration qu’il ne trouvera finalement que dans son dictionnaire de rimes.
Ce qui est vrai, c’est le combat acharné de Flaubert avec sa matière poétique, sa recherche constante de la vérité sous toutes ses formes, son éblouissement et sa désespérance devant l’étendue du savoir. Ce qui le rend actuellement — et dans Salammbô peut-être encore plus qu’ailleurs — au diapason de la sensibilité contemporaine, c’est ce sens non du dramatique, mais tragique allié à cette dimension sociale qui élargit encore les limites de l’œuvre en les fixant.
Cette « socialité » qui s’exprime dans Salammbô comme dans Madame Bovary, qui est tout, sauf un roman psychologique, possède également des dimensions qui la place bien plus avant dans l’échelle des valeurs que celle exprimée par exemple par Balzac. Dans l’échelle des valeurs comme dans celle du temps — ne sont-elles pas d’ailleurs parallèles — dans la mesure où là encore, Flaubert se place en avant de son époque. Peut-on rêver analyse plus précise et plus serrée du corps social que dans Salammbô, où chaque rapport hiérarchique, chaque cellule sociologique, chaque aspect de la mentalité de ces classes, chacune de leurs réactions de groupe sont posées et décrites dans leur relations vivantes. Nous sommes bien loin ici des simplistes relations inter-individuelles qui formaient la trame de la sociologie balzacienne, où chacun des groupes sociaux obéissait à un certain nombre de caractères immuables, superficiellement typés et sans aucune dynamique interne. Monde encore une fois abstrait et artificiel et qui ne correspondait qu’à un certain nombre d’apriorismes de son auteur.
Opposition du profond et de l’apparent, de l’essentiel et du superficiel, de l’apriorisme et de la description objective ; tout ceci nous ramène malgré la méfiance que provoquent les classifications d’école et les fameux petits tableaux des manuels scolaires, hérissés de flèches, d’accolades et autres signes et désirant « donner un tableau méthodique de la littérature française » ; tout ceci se ramène bien, malgré nous, au réalisme. Un réalisme qui n’a rien d’un vérisme, un réalisme beaucoup plus fondé et beaucoup plus universel que celui qui imprégnait les films italiens de l’après-guerre ; un réalisme qui est justement celui de la jeune littérature, celle que nous aimons et qui répond à nos préoccupations en 1962. C’est celui qui se cache derrière les étiquettes faussement nouvelles du « roman objectif » ou de « l’école du regard ». Le réel n’est plus accepté ici comme une simple matière à traiter mais comme une donnée première imposant toutes ses exigences, plutôt qu’elle ne les reçoit de l’auteur.
Réalisme des faits bruts, détachés de toutes leurs relations causales, mystiques, philosophiques, religieuses ; toute puissance de l’objet et du mot qui le fouille et le nomme dans des livres qui ne trouvent pas leur signification dans l’esprit de l’auteur avant qu’il se mette à écrire. Cette signification, elle se crée en dehors de Flaubert, en dehors de Butor ou de Nathalie Sarraute, au fur et à mesure que le livre se fait. Nous vivons jusqu’au bout dans le monde ouvert de l’incertitude et le vainqueur de la bataille peut à chaque instant en devenir la victime. (Nous avons d’ailleurs vu qu’il existe ici un vainqueur apparent et un vainqueur réel ; le récit se termine sur la mort de Salammbô mais porte déjà en lui toute la fin de Carthage).
Voilà l’actualité de Salammbô. Pour terminer par un jugement de simple lecture, par une impression superficielle, je dirai qu’il faut franchir le cap des vingt premières pages du livre, oublier les imbroglios de son intrigue et la signification exacte des mots. C’est à ce prix que l’on parviendra au cœur de sa grande complexité de vision et de style, que l’on sera capable de comprendre et d’entendre « le bruit et la fureur » des pages de ce « nouveau roman » écrit il y a cent ans.
Pierre Lepape
Pierre Lepape a vingt-deux ans. Il est rédacteur à Paris-Normandie, tout en continuant ses études littéraires et philosophiques. Il donne souvent des comptes rendus dans la page littéraire de ce quotidien.
Pierre Lepape nous donne l’opinion de la génération qui vient, et nous le remercions de sa collaboration aussi instructive que franche.