Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 23 – Page 26
Un amour inconnu de Gustave Flaubert :
Caroline Anne Heuland,
l’anglaise probable des Mémoires d’un Fou
Lorsque Pierre Dauze publia dans la Revue blanche en 1900-1901 les Mémoires d’un Fou de Gustave Flaubert (1), des biographes, René Descharmes, Gérard Gailly, René Dumesnil, se fiant sur certains passages des Souvenirs intimes de Caroline Commanville, identifièrent une des héroïnes de ce roman autobiographique comme étant Gertrude Collier, fille de l’Amiral Collier, rencontrée à Trouville, vers 1837.
Plus tard, Philip Spencer et C.-B. West purent établir d’une manière irréfutable que la rencontre de Trouville eut lieu, non pas en 1837, mais en 1842.
On sait que les Mémoires d’un Fou furent écrits à la fin de 1838 et que le manuscrit fut donné par Flaubert à son ami Alfred Le Poittevin qui le conserva. Jean Bruneau, dans sa remarquable thèse : Les débuts littéraires de Gustave Flaubert, pouvait donc dire : « il ne reste qu’une solution : c’est de renoncer à identifier les sœurs anglaises des mémoires, avec les sœurs Collier ».
Quelle était donc cette petite Anglaise aimée de Flaubert au point d’être l’héroïne de tout un chapitre ? Pour essayer de la découvrir, il n’est qu’à remonter à la source et la seule que nous ayons n’est autre que le roman lui-même.
Comme le décrit Jean Bruneau : « La famille anglaise des Mémoires d’un Fou se présente ainsi : deux sœurs, l’une âgée de quinze ans, l’autre de douze ans à peine, camarades de pension de Caroline, rencontrées à Rouen, au mois de novembre. Leur mère ne les rejoint en France que l’année suivante. L’aînée des Anglaises épouse son maître de dessin au mois de janvier suivant. Du père, on n’a jamais entendu parler. La mère et la fille mariée s’installent à Rouen… Les deux Anglaises des Mémoires d’un Fou ne sont donc pas les sœurs Collier : tout porte à voir en elles deux jeunes filles d’un niveau social très différent et dont l’intimité avec les enfants Flaubert n’a duré que quelques années, comme le disent les Mémoires d’un Fou. Il n’est pas impossible que l’on découvre un jour leur nom et que l’on puisse ainsi mettre fin — pour toujours — à l’équivoque née des souvenirs de la nièce de Flaubert. »
En résumé, il s’agit de découvrir une jeune Anglaise qui aurait épousé dans le courant d’un mois de janvier, un maître de dessin ; les recherches se tenant entre les années 1837 à 1838. En effet, Flaubert ne dit-il pas : « À quatorze ou quinze ans, amour d’une jeune fille qui vient chez vous, un peu plus qu’une sœur, moins qu’une amante. » Flaubert né le 12 décembre 1821 a donc quinze ans en décembre 1836. D’un autre côté il déclare : « Je me rappelle que c’était un jeudi — j’étais je crois en cinquième — vers le mois de novembre, il y a deux ans… » Écrivant cela fin 1838 la rencontre a donc bien lieu vers la fin de 1836. Ils se fréquentèrent assez assidûment jusqu’à la moitié de l’année 1837 ce qui fera dire au héros du roman : « Il y a dix-huit mois que nous les avons vues… » La dernière fois, elle s’était jetée dans les bras de Flaubert, l’avait embrassé avec effusion. Puis le maître de dessin lui fit des visites fréquentes ; un mariage fut projeté, noué et dénoué maintes fois, il eut lieu enfin en janvier.
Or, le 20 janvier 1838, une demoiselle Caroline Anne Heuland, épousait un artiste peintre à l’Hôtel de Ville de Rouen. Elle était née à Londres. Voici d’ailleurs dans toute sa sécheresse, ce que porte l’acte de l’État civil :
« L’an mil huit cent trente huit, le samedi vingt janvier, avant midi, devant nous adjoint à monsieur le Maire de la ville de Rouen, et officier de l’État Civil délégué ont comparu pour contracter mariage le sieur Robert Thomas Evrard, artiste peintre, demeurant en cette ville, rue Bourg l’Abbé 40, né à Sainte Marguerite en Ouche, art. de Bernay, Eure, le premier mai dix-huit cent treize, majeur, qualifié fils de Marie Anne Evrard, d’une part et demoiselle Caroline Anne Heuland, sans profession, domiciliée avec sa mère à Rouen place de la Rougemare N° 20, née en la ville de Londres (Angleterre) le 25 septembre 1820 et baptisée en la paroisse Saint James Wesminster, fille mineure de Jean Henri Heuland, minéralogiste, demeurant en cette dernière ville, rue Saint James n° 29 et de Elisabeth Soane à ce présente et qui a déclaré consentir au mariage de sa fille, agissant sous l’assistance du sieur Gustave Henri Lemardelé, chef d’institution demeurant à Rouen rue des Arsins n° 1 — mandataire spécial du sieur Heuland père suivant procuration donnée à Londres le 14 décembre dernier devant Me Windou notaire et déposée chez Me Lebas notaire à Rouen… etc… »
Il n’y a plus guère de doute, nous devons tenir là l’héroïne des Mémoires d’un Fou. Les points communs sont trop nombreux pour qu’un léger doute puisse subsister. Comment cette Anglaise, vivant avec sa mère à Rouen, dont on n’a jamais entendu parler du père et épousant son maître de dessin en janvier, ne s’identifierait-elle pas avec cette jeune fille, née à Londres, résidant à Rouen chez sa mère, dont le père minéralogiste est resté en Angleterre et épousant un artiste peintre en janvier ? Flaubert semble aussi, dans son roman, conserver les prénoms réels : « …Je ne pouvais croire qu’elle m’aimait réellement, Ernest en était persuadé… » Il s’agit ici de son camarade d’enfance Ernest Chevalier. Un peu plus loin : « …Un jour que je passais, Caroline m’appela, je montai. Elle était seule. Elle se jeta dans mes bras… » Ainsi, le prénom du roman renforce encore l’idée qu’il s’agit bien de cette Anglaise. Quant au chef d’institution Henri Lémardelé représentant le père absent, on peut se demander s’il n’employait pas le jeune peintre comme maître de dessin et si ce n’est pas chez lui, au n° 1 rue des Arsins qu’allait Caroline Flaubert : « Te souviens-tu de mes leçons d’histoire ? De mon retour du Collège à quatre heures, du temps où je t’allais chercher à ta pension, avec ton petit chapeau de velours vert ?… » (2) pension qui jusqu’à ce jour est restée inconnue des biographes flaubertiens.
Qu’était cette jeune Anglaise tant au physique qu’au moral ? Seul Flaubert nous l’apprend : « …Mais celle-ci (l’Anglaise) avait une tête si ronde et si gracieuse, sa peau était si fraîche, si rosée, et tout cela était si bien encadré par des bandeaux de jolis cheveux châtains, qu’on ne pouvait s’empêcher de lui donner la préférence. Elle était petite et peut-être un peu grosse, c’était son défaut le plus visible, mais ce qui me charmait le plus en elle, c’était une grâce enfantine sans prétention, un parfum de jeunesse qui embaumait autour d’elle… D’ailleurs il y a dans les mœurs anglaises un négligé naturel et un abandon de toutes nos convenances qu’on pourrait prendre pour une coquetterie raffinée, mais qui n’est qu’un charme qui attire, comme ces feux follets qui fuient sans cesse… »
Au musée des Beaux-Arts de Rouen, Robert Evrard présenta un « portrait de famille » (mine de plomb) lors de l’exposition de 1837. En 1838, pour un « paysage », un « Berger » et « la Ferme Bertrand rue Saint-Maur », il fit l’objet d’une distinction. Enfin, il exposait pour la dernière fois, en 1839, une toile : « la Première demande ». Il serait intéressant de savoir ce qu’elle est devenue car, peut-être, l’artiste a-t-il fait dans ce tableau le portrait de celle qu’il avait épousée l’année précédente et qui le 3 juin 1839 venait d’être mère d’Henri Robert Evrard. La famille habitait alors 14, rue Longue.
Le 20, place de la Rougemare, où Caroline Heuland résidait avec sa mère « femme pâle, maigre et nonchalante », ne doit pas avoir beaucoup changé. C’est une petite bâtisse étroite au bas de la rue des Carmélites, dont la façade a sans doute été replâtrée depuis, jouxte la maison d’Aumont, cet avocat guillotiné pour avoir protesté contre la condamnation de Louis XVI. C’est là, au deuxième étage qu’était sa chambre et où Flaubert monta l’embrasser pour la dernière fois.
Le 40, rue Bourg l’Abbé, où la mère est allée peut-être vivre avec sa fille et recevait des garçons tailleurs et des étudiants, n’existe plus, ayant sombré dans la tourmente de 1944.
Enfin au 1, rue des Arsins, Henri Lemardelé avait pris la direction du pensionnat Lesueur. En 1847, la ville prit en location l’établissement pour y installer l’école de médecine et de pharmacie qui déménageait en 1857, la ville ayant acheté l’immeuble pour y mettre l’école de Commerce de garçons. En 1888 s’installait l’école primaire supérieure de jeunes filles devenue aujourd’hui — le hasard fait bien les choses — des salles d’études du Collège technique de jeunes filles Gustave-Flaubert.
Ainsi, comme le souhaitait Jean Bruneau, l’équivoque née des souvenirs de la nièce de Flaubert paraît terminée. Les sœurs Collier n’ont rien à voir avec les Mémoires d’un Fou, cette « œuvre profondément sincère et émouvante, où le jeune Flaubert n’exprime plus seulement ses idées sur le monde, mais révèle les secrets les plus intimes de sa vie ».
Lucien Andrieu, Conservateur de la bibliothèque Flaubert à Canteleu.
(1) Paru aussi en 1901 en un volume chez l’éditeur Fleury
(2) Lettre àCaroline, 10 juillet 1845.