Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 24 – Page 39
Gustave Flaubert
Gustave Flaubert est né à Rouen. C’est un Normand à larges épaules. Il a chez lui de l’enfant et du géant. Il vit dans une solitude presque complète, passant quelques mois de l’hiver à Paris, travaillant le reste du temps dans une propriété qu’il possède près de Rouen, au bord de la Seine. Je me reproche même les questions détails intimes que je donne ici. Gustave Flaubert est tout entier dans ses livres ; il est inutile de le chercher ailleurs. Il n’a pas de passions, ni collectionneur, ni chasseur, ni pêcheur. Il fait ses livres et rien de plus. Il est entré dans la littérature, comme autrefois on entrait dans un ordre, pour y goûter toutes ses joies et y mourir. C’est ainsi qu’il s’est cloîtré, mettant dix années à écrire un volume, le vivant pendant toutes les heures du jour, ramenant tout à ce livre, respirant, mangeant et buvant par ce livre. Je ne connais pas un homme qui mérite mieux, le titre d’écrivain ; celui-là a donné son existence entière à son art.
Il faut donc, je l’ai dit, le chercher uniquement dans ses œuvres. L’homme qui vit en bon bourgeois, ne fournirait aucune note, aucune explication intéressante. Les grands travailleurs ont fait de nos jours leur existence la plus plate et la plus simple possible, afin de régler leurs journées et de les consacrer au travail du matin au soir, tout comme des commerçants méthodiques. Le travail à heures réglées est la première condition des besognes de longue haleine menées fortement jusqu’au bout.
Gustave Flaubert a le travail d’un bénédictin. Il ne procède que sur des notes précises, dont il a pu lui-même vérifier l’exactitude. S’il s’agit d’une recherche dans des ouvrages spéciaux, il se condamne à fréquenter pendant des semaines les bibliothèques jusqu’à ce qu’il ait trouvé le renseignement désiré. Pour écrire, par exemple, dix pages, l’épisode d’un roman où il mettra en scène des personnages s’occupant d’agriculture, il ne reculera pas devant l’ennui de lire vingt, trente volumes traitant de la matière ; et il ira en outre interroger des hommes compétents, il poussera les choses jusqu’à visiter des champs en culture, pour n’aborder son épisode qu’en entière connaissance de cause. S’il s’agit d’une description, il se rendra sur les lieux, il y vivra. Ainsi, pour le premier chapitre de l‘Éducation sentimentale, qui a, comme cadre, le voyage d’un bateau à vapeur remontant la Seine de Paris à Montereau, il a suivi le fleuve en cabriolet tout du long, le trajet ne se faisant plus en bateau à vapeur depuis longtemps. Même, lorsqu’il choisit, pour placer une scène, un horizon imaginaire, il se met en quête de cet horizon tel qu’il l’a souhaité, et n’est satisfait que lorsqu’il a découvert un coin de pays lui donnant à peu près l’impression rêvée. Et, à chaque détail, c’est ainsi un souci continu du réel. Il consulte les gravures, les journaux du temps, les livres, les hommes, les choses. Chaque page, pour les costumes, les événements historiques, les questions techniques, le décor, lui coûte des journées d’études. Un livre lui fait remuer un monde. Dans Madame Bovary, il a mis les observations de sa jeunesse, le coin de Normandie et les hommes qu’il a vus pendant ses trente premières années. Quand il a écrit l‘Éducation sentimentale il a fouillé vingt années de notre histoire politique et morale, il a résumé les matériaux énormes fournis par toute une génération d’hommes. Enfin pour Salammbô et la Tentation de Saint Antoine, la besogne a été encore plus considérable : il a voyagé en Afrique et en Orient, il s’est condamné à étudier minutieusement l’antiquité, à secouer la poussière de plusieurs siècles.
Cette conscience est un des traits caractéristiques du talent de Gustave Flaubert. Il semble ne vouloir rien devoir à son imagination. Il ne travaille que sur l’objet qui pose devant lui. Quand il écrit, il ne sacrifie pas un mot à la hâte du moment ; il veut de toutes parts se sentir appuyé, poser les pieds sur un terrain qu’il connaît à fond, s’avancer en maître au milieu d’un pays conquis. Et cette probité littéraire vient de ce désir ardent de perfection, qui est en somme toute sa personnalité. Il refuse une seule erreur, si légère qu’elle soit. Il a besoin de dire que son œuvre est juste, complète, définitive. Une tache le rendrait très malheureux, le poursuivant d’un remords, comme s’il avait commis une mauvaise action. Il n’est parfaitement tranquille que lorsqu’il est convaincu de la vérité exacte de tous les détails contenus dans son ouvrage. C’est là une certitude, une perfection, dans laquelle il se repose. En toutes choses, il entend dire le dernier mot.
On comprend les lenteurs fatales d’un pareil procédé. Cela explique comment en étant un gros travailleur, Gustave Flaubert n’a produit que quatre œuvres, qui ont paru à de longs intervalles : Madame Bovary en 1856 ; Salammbô en 1863 ; l‘Éducation sentimentale en 1869 ; la Tentation de Saint Antoine en 1874. Il a travaillé, à ce dernier ouvrage pendant vingt ans, l’abandonnant, le reprenant, n’arrivant pas à se satisfaire, poussant la conscience jusqu’à refaire quatre et cinq fois des passages entiers.
Quant à son travail de style, il est également laborieux. J’hésite toujours à me pencher sur l’épaule d’un écrivain pour surprendre son enfantement. Pourtant, il y a des révélations instructives, qui sont du domaine de l’histoire littéraire. Gustave Flaubert, avant d’écrire le premier mot d’un livre, a, en notes classées et étiquetées, la valeur de cinq ou six volumes. Souvent toute une page de renseignements ne lui donne qu’une ligne. Il travaille sur un plan mûrement étudié et arrêté dans toutes ses parties d’une façon très détaillée. Quant au reste, à la méthode même de rédaction, je crois qu’il rédige d’un trait et relativement assez vite, un certain nombre de pages, un morceau complet ; puis il revient sur les mots laissés en blanc, sur les phrases peu heureuses ; et c’est alors qu’il s’attarde aux négligences les plus légères, s’entêtant sur certains tours, s’appliquant à chercher l’expression qui fuit. Le premier jet n’est ainsi qu’une sorte de brouillon, sur lequel il travaille ensuite pendant des semaines. Il veut que la page sorte de ses mains, ainsi qu’une page de marbre, gravée à jamais, d’une pureté absolue, se tenant debout d’elle-même devant les siècles. C’est là le rêve, le tourment, le besoin qui lui fait discuter longuement chaque virgule, qui, durant des mois, l’occupe d’un terme impropre, jusqu’à ce qu’il ait la joie victorieuse de le remplacer par le mot juste.
J’arrive au style de Gustave Flaubert. Il est un des plus châtiés que je connaisse ; non que l’auteur ait les moins du monde l’allure classique, figée dans une correction grammaticalement étroite ; mais il soigne, je l’ai dit, jusqu’aux virgules, il met des journées s’il faut, sur une page pour l’obtenir telle qu’il l’a rêvée. Il poursuit les mots répétés jusqu’à trente et quarante lignes de distance. Il se donne un mal infini pour éviter les consonances fâcheuses, les redoublements de syllabes offrant quelque dureté. Surtout, il proscrit les rimes, les retours de fin de phrase apportant le même son ; rien ne lui semble gâter autant un morceau de style. Je lui ai souvent entendu dire qu’une page de belle prose était deux fois plus difficile à écrire qu’une page de beaux vers. La prose a, par elle-même, une noblesse de contours, une fluidité qui la rend très pénible à couler dans un moule solide. Lui, la voudrait dure comme du bronze, éclatante comme de l’or. Avec Gustave Flaubert, nous revenons toujours à une idée d’immortalité, à l’ambition puissante de faire éternel. Et seul, il peut s’aventurer dans cette lutte corps à corps avec une langue souple qui menace toujours de couler entre ses doigts. Je connais des jeunes gens qui, poussant cette recherche de la prose marmoréenne jusqu’à la monomanie, en sont arrivés à avoir peur de la langue. Les mots les effraient, ils ne savent plus lesquels employer et ils reculent devant toutes les expressions ; ils se font des poétiques étranges qui excluent ceci et cela ; ils sont d’une sévérité outrée sur certaines tournures, sans s’apercevoir qu’ils tombent, d’autre part, dans les négligences les plus regrettables. Cette tension continue de l’esprit, cette surveillance sévère sur tous les écarts de la plume, finissent, chez les esprits étroits, par stériliser la production et arrêter l’essor de la personnalité. Gustave Flaubert qui, en cela, est un modèle bien dangereux à suivre, y a gagné sa haute attitude d’écrivain impeccable. Son rêve a dû être certainement de n’écrire qu’un livre dans sa vie : il l’aurait sans cesse refait, sans cesse amélioré ; il ne se serait décidé à le livrer au public qu’à son heure dernière, lorsque, la plume tombant de ses doigts, il n’aurait plus eu la force de le refaire. Il le répète parfois, un homme n’a qu’un livre en lui.
La qualité maîtresse de Gustave Flaubert, avec un pareil travail, est naturellement la sobriété. Tous ses efforts tendent à faire court et à faire complet. Dans un paysage, il se contentera d’indiquer la ligne et la couleur principale ; mais il voudra que cette ligne dessine, que cette couleur peigne le paysage en entier. De même pour ses personnages, il les plante debout, d’un mot, d’un geste. Plus il est allé et plus il a tendu à algébriser en quelque sorte ses formules littéraires. Il tâche d’escamoter les actions secondaires, va d’un bout à l’autre d’un livre sans revenir sur lui-même. En outre, comme il se désintéresse, n’intervient jamais personnellement, se défend de laisser percer son émotion, il veille à ce que son style marche toujours d’un pas rythmique, sans une secousse, aussi clair partout qu’une glace, réfléchissant avec netteté sa pensée. Cette comparaison d’une glace est fort juste, car son ambition est à coup sûr de trouver une forme de cristal, montrant derrière elle les êtres et les choses tels que son esprit les a conçus. Ajoutez que Gustave Flaubert n’a pas que ce souci de clarté. Il veut le souffle. Il a ce vent puissant qui va du premier mot d’une œuvre au dernier, en faisant entendre, sous chaque ligne, le ronflement superbe des grands styles. La forme limpide, sèche et cassante du XVIIIe siècle n’est point du tout son affaire. Avec la clarté, il a le besoin impérieux de la couleur, du mouvement et de la vie. Nous touchons ici à la personnalité du romancier, au secret même de son talent et de la formule nouvelle qu’il a apportée.
Gustave Flaubert est né en pleine période romantique. Il avait quinze ans au moment des grands succès de Victor Hugo. Toute sa jeunesse a été enthousiasmée par l’éclat de la pléiade de 1830. Et il a gardé au front comme une flamme lyrique de l’âge de poésie qu’il a traversé. Même il doit avoir dans un tiroir, s’il les a gardés, des vers nombreux où il est sans doute facile de reconnaître le prosateur exact et minutieux de l‘Éducation sentimentale. Plus tard à cette heure où l’on regarde en soi et autour de soi, il a compris quelle était son originalité, il est devenu un grand romancier, un peintre implacable de la bêtise et de la vilenie humaines. Mais la dualité est restée en lui. Le lyrique n’est pas mort ; il est demeuré au contraire tout puissant, vivant côte à côte avec le romancier, réclamant parfois ses droits, assez sage cependant pour savoir parler à ses heures. C’est de cette double nature, de ce besoin d’ardente poésie et de froide observation, qu’a jailli le talent original de Gustave Flaubert. Je le caractériserai en le définissant un poète qui a le sang-froid de voir juste.
Il faudrait descendre plus avant encore dans le mécanisme de ce tempérament. Gustave Flaubert n’a qu’une haine, la haine de la sottise ; mais c’est une haine solide (1). Il écrit certainement ses romans pour la satisfaire. Les imbéciles sont pour lui des ennemis personnels qu’il cherche à confondre. Chacun de ses livres conclut à l’avortement humain. C’est tout au plus si, parfois, il se montre doux pour une femme : il aime la femme, il la met à part avec une sorte de tendresse paternelle. Quand il braque sa loupe sur un personnage, il ne néglige pas une verrue, il fouille les plus petites places, s’arrête aux infirmités entrevues. Pendant des années, il se condamne à voir ainsi le laid de tout près, à vivre avec lui, pour le seul plaisir de le peindre et de le bafouer, de l’étaler en moquerie aux yeux de tous. Et, malgré sa vengeance satisfaite, malgré la joie qu’il goûte à clouer le laid et la bête dans ses œuvres, c’est parfois là une abominable corvée, bien lourde à ses épaules, car le lyrique qui est en lui, l’autre lui-même, pleure de dégoût et de tristesse d’être ainsi traîné, les ailes coupées, dans la boue de la vie, au milieu d’une foule de bourgeois stupides et ahuris. Quand l’auteur écrit Madame Bovary ou l‘Éducation sentimentale, le lyrique se désole de la petitesse des personnages, de la difficulté qu’il y a à faire grand avec ces bonshommes ridicules ; et il se contente de glisser çà et là un mot de flamme, une phrase qui s’envole largement. Puis, d’autres fois, à certaines heures fatales, le romancier naturaliste consent à passer au second plan. Alors, ce sont des échappées splendides vers les pays de la lumière et de la poésie. L’auteur écrit Salammbô ou la Tentation de Saint Antoine ; il esten pleine antiquité ; en pleine archéologie d’art, loin du monde moderne, de nos vêtements étroits, de nos chemins de fer et de notre ciel gris, qu’il abomine. Ses mains remuent des étoffes de pourpre et des colliers d’or. Il n’a plus peur de faire trop grand, il ne surveille plus sa phrase de crainte qu’elle mette dans la bouche d’un pharmacien de village, les images colorées d’un poète oriental. Pourtant à côté du lyrique, le romancier naturaliste reste debout, et c’est lui qui tient la bride, qui exige la vérité, même derrière l’éblouissement.
On comprend, dès lors, l’originalité du style de Gustave Flaubert si sobre et si éclatant. Il est fait d’images justes et d’images superbes. C’est la vérité habillée par un poète. Avec lui on marche toujours sur un terrain solide, on se sent sur la terre ; mais on marche largement sur un rythme d’une beauté parfaite. Quand il descend à la familiarité la plus vulgaire, par besoin d’exactitude, il garde je ne sais quelle noblesse qui met de la perfection dans les négligences voulues. Toujours, en le suivant au milieu des aventures les plus plates, on sent un écrivain et un poète à côté de soi ; c’est à la fin d’un alinéa, au milieu d’une page, une phrase, un seul mot quelquefois, qui jette une lueur, donne brusquement le frisson du beau. Et, d’ailleurs, rien n’est laid dans cette continuelle peinture de la laideur humaine. On peut aller jusqu’au ruisseau, le tableau aura toujours la beauté de la facture. Il suffit qu’un grand artiste ait voulu cela. J’ai dit que Gustave Flaubert avait porté la cognée dans la forêt souvent inextricable de Balzac, pour y tailler une large avenue où l’on pût voir clair. J’ajouterai qu’il a résumé dans sa formule les deux génies de 1830, l’analyse exacte de Balzac et l’éclat de style de Victor Hugo.
Émile Zola.
(1) Flaubert écrivait alors Bouvard et Pécuchet. Zola était certainement au courant.