Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 4
Louis, Pierre, Jules de MAUPASSANT
« …Ma mère était couchée ces jours derniers toujours avec ses crises nerveuses ; si elle va mieux aujourd’hui, elle partira pour Rouen, pour faire une dernière visite à notre pauvre grand-père. Il m’est impossible de m’absenter du Ministère, sans quoi j’aurais été à Rouen. Mais de toute façon je trouverai moyen d’aller à l’enterrement… » écrivait Guy de Maupassant à Louis Le Poittevin, le 23 septembre 1874.
Quatre mois à peine, plus tard, exactement le 15 janvier 1875, décédait à Rouen Louis, Pierre, Jules de Maupassant, le grand-père de Guy de Maupassant.
Flaubert était à Paris à l’époque. Mais on peut penser, quoiqu’aucun document ne le prouve, que l’auteur de Madame Bovary et son jeune disciple montèrent cette côte jusqu’au Cimetière Monumental où allait dormir, non loin des tombes de la famille Flaubert et de Louis Bouilhet, celui qui, par son mariage, rattacha les Maupassant de Lorraine à la Normandie.
C’était un drôle de bonhomme que ce Pierre, Jules de Maupassant. Il s’éprit, lui simple contrôleur des finances, de la fille du receveur des finances de Bernay : Aglaé, Françoise, Joseph Pluchard et l’épousa malgré l’opposition du beau-père. Le mariage eut lieu à Pont-Audemer à minuit. Pour regagner leur domicile, les mariés durent passer à gué une rivière et arrivèrent trempés.
Le mariage à minuit était une coutume pratiquée en certains endroits et non pas une excentricité. Élisa Foucault, la future Madame Schlésinger, épousa aussi dans la nuit, à Vernon, l’officier de garnison Émile Judée, mais il semble bien que Flaubert, tout au moins avant l’époque de Madame Bovary, ignora ce détail de la vie de celle qui lui inspira tant de pages, et que ce fut le souvenir du mariage de Jules de Maupassant qui lui fera écrire : « Emma eût désiré se marier à minuit, aux flambeaux… » souhait romantique non exaucé.
Strictement rasé, lèvres minces, le front surmonté d’une touffe de cheveux blancs qui complétait une ressemblance étonnante avec Thiers, il était un homme entreprenant. De contrôleur des finances, il devint entreposeur des tabacs à Bernay, puis à Rouen où il demeura 26, rue Beauvoisine. Il fit l’acquisition d’un domaine à la Neuville-Champ-d’Oisel à une vingtaine de kilomètres de la capitale normande et défricha la forêt de Longboel créant une vaste exploitation agricole qu’il dirigea en homme simple, bon, humain, sans prétentions aristocratiques (1). À la vérité, on doit dire que Jules de Maupassant, d’après les documents conservés à la mairie de La Neuville-Champ-d’Oisel, était d’un caractère assez difficile. Il fut en quelque sorte l’enfant terrible de la commune et la bête noire de la municipalité.
Il fit de la maison de La Neuville un séjour d’artistes et de lettrés. Auprès de son fils Gustave, père de Guy de Maupassant, s’essayant à la peinture, se rencontraient Hippolyte Bellangé, Eugène Le Poittevin, le peintre des barques d’Étretat, le ténor Achard, un autre peintre très jeune, Lavenu, qui se suicida. L’on peut voir la blanche villa italienne à toit plat dans le tableau d’Hippolyte Bellangé représentant Gustave de Maupassant et exposé au musée de Rouen ainsi que dans le tableau de Renouard où la grand-mère de Guy est représentée en un vaste jardin.
Certes Jules de Maupassant fut bon. Il pardonna à l’opposition faite à son mariage et, lorsque son beau-frère Albert, Jean, Augustin Pluchard, aide vérificateur des douanes royales de Rouen épousa le 27 janvier 1827 à Rouen Thérèse, Flore Martin, la fille d’un marchand de bois de la rue Bouvreuil, il vint de Bernay pour servir de témoin aux jeunes mariés ; puis, alors que résidant lui-même à Rouen, il fut à nouveau témoin à la naissance de son neveu Alfred, René Pluchard, le 10 mai 1834, comme plus tard il sera le parrain de son petit-fils Guy.
Lorsque mourut son épouse, Jules de Maupassant seul à La Neuville, son fils Gustave étant parti dans les environs de Dieppe, ne put supporter sa tristesse et sa solitude. Il revint à Rouen au 26 de la rue Beauvoisine et laissa son domaine à sa fille Louise qui avait épousé l’ami cher de Gustave Flaubert : Alfred Le Poittevin. C’est là que naquit leur fils Louis, c’est là qu’Alfred mourut le 4 avril 1848, c’est là que le grand romancier de Salammbô et de l’Éducation Sentimentale passa la nuit de veille qu’il décrit dans sa lettre si poignante à Maxime Du Camp : « …je lui ai donné le baiser d’adieu et j’ai vu souder son cercueil… jamais je n’oublierai tout cela, ni l’air de sa figure, ni le premier soir, à minuit, le son éloigné d’un cor de chasse qui m’est arrivé à travers les bois… »
Jules de Maupassant fut un adversaire irréductible de l’Empire, aussi on peut penser qu’il fut satisfait lorsque sa fille Louise épousa en secondes noces le militant Charles Cord’homme, marchand de vin 23, rue des Iroquois à Rouen (2), le « démoc » Cornudet de Boule de Suif. Aux élections où il se présentait, inlassablement, comme candidat, Charles Cord’homme parlait d’abondance, plaidant la cause des républicains et des socialistes. Il fut l’un des fondateurs du Progrès de Rouen, qui contribua pour une large part à faire battre Pouyer-Quertier par Desseaux, et à assurer au Havre, la victoire de Jules Lecesne. Plus tard, le vieux faubourien, comme on l’appelait alors, fonda le Réveil Social.
[…] il vint résider chez son gendre rue des Iroquois où il mourut en 1875, à l’âge de quatre-vingts ans. Il était né le 9 novembre 1795 à Paris, rue des Blancs-Manteaux.
Il avait le 11 janvier 1842 acheté une concession au cimetière monumental de Rouen pour y ensevelir son beau-père Zéphirin Pluchard. Sa fille, Madame Charles Cord’homme, le fit mettre à son tour, sous la même pierre, suprême réconciliation dans l’éternité.
Le domaine de La Neuville-Champ-d’Oisel de 200 hectares fut vendu le 19 septembre 1872 à un sieur Lenepveu, puis acquis en 1964 par le coureur cycliste Jacques Anquetil.
Nous avons conservé l’image de Jules de Maupassant par la photographie de Renouard en 1864 et par une reproduction montrant une réunion de famille de Maupassant à La Neuville-Champ-d’Oisel lors du mariage de Louis Le Poittevin (3). Il existe aussi une amusante aquarelle, attribuée à Eugène Le Poittevin, le peintre de marine, et qui le représente, derrière une haie, dans une position très naturelle, culotte basse, ce qui ne l’empêche pas de tirer un lièvre qui déboule dans la plaine.
La sépulture du cimetière monumental est perpétuelle, mais la loi prévoit qu’au bout de soixante-quinze années toute tombe abandonnée peut être enlevée. Dans un carré où sont nombreuses les stèles brisées et les colonnes effondrées, la pierre tumulaire où se devinent à peine les noms de Jacques, Albert, Zéphirin Pluchard, receveur particulier des finances et de Louis, Pierre, Jules de Maupassant, entreposeur des tabacs, peut être supprimée. Ce serait très regrettable. Il ne faut pas que le seul souvenir tangible des de Maupassant à Rouen disparaisse.
Lucien Andrieu.
(1) Georges Dubosc : Trois Normands. Éd. Defontaine, 1917.
(2) Qui devint plus tard la rue Jacques-Lelieur.
(3) Ces deux photographies figurent dans le livre déjà cité de Georges Dubosc.