Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 11
Aux sources d’Un cœur simple
Autant les flaubertistes se complaisent à trouver dans Madame Bovary des allusions où il n’y en a peut-être pas et à donner une existence réelle à des personnages imaginaires, autant ils négligent les origines d’Un cœur simple, à l’exception de quelques-uns comme René Rouault de la Vigne, René Descharmes, René Dumesnil, et en particulier Gérard-Gailly qui a consacré tout un chapitre de son ouvrage Le grand amour de Flaubert aux souvenirs de l’histoire d’une pauvre servante. « Un cœur simple, c’est le retour au berceau maternel… » (p. 187). La raison en est que l’on s’éloigne ici du roman où le « type » composé par Flaubert est la synthèse des personnages divers rencontrés, de modèles différents, à l’identification impossible, mais si tentants pour les amateurs du roman à « clés ».
Lorsque Gustave Flaubert revient à Pont-l’Évêque en avril 1876 « pour avoir des documents » il est envahi de tristesse à la vue des routes et des chemins qu’il parcourait avec sa mère. C’est le rassemblement de ces souvenirs, tous ces rappels d’une enfance heureuse, de ces instants fugitifs, des personnages curieux comme des anecdotes inhabituelles, qui constitueront l’essentiel de ce conte représentant les pages les plus sensibles de toute son œuvre. Sans doute la réalité ne saurait-elle exclure la part de la création romanesque, mais elle la favorise, surtout lorsque l’auteur, comme Flaubert, est réfractaire à l’invention pure.
M. Gérard-Gailly croit avoir retrouvé le modèle de Félicité dans une brave servante de Trouville que Flaubert aurait connue chez ses amis Barbey qui possédaient un perroquet célèbre à la ronde et dont le souvenir était encore vivace en 1944. Flaubert s’est assez diverti de ce perroquet « pour qu’on n’ait pas à chercher plus loin que dans la rue du Commerce à Trouville l’original du perroquet pontépiscopien d’Un cœur simple » écrit Gérard-Gailly. Nous proposons une autre source possible ; elle a pour elle le bénéfice d’une présence pontépiscopienne (1).
Zénaïde de Pellegars-Colvé, née en novembre 1806, descendait de la branche des Pellegars qui avait ajouté à son patronyme le nom d’une terre occupée autrefois à Saint-Martin-aux-Chartrains par les Eudes qui venaient de leur apporter en héritage (en 1812) le château de Drumare à Surville, aux environs, de Pont-l’Évêque (2). Elle perdit sa mère alors qu’elle n’avait que 8 ans et fut élevée par une sœur de son père, Jeanne Élisabeth de Pellegars-Colvé, plus connue sous le nom de Pellegars la Mailleraye (du nom d’un fief annexé au lieu Collevey). Mademoiselle de la Mailleraye habitait à Pont-l’Évêque une maison du faubourg Nival. En 1816, le père de Zénaïde, Louis Étienne de Pellegars-Colvé devint maire de Pont-l’Évêque. À cette époque « Zéna » était, si l’on en croit le père Mesnier, fermier des Pellegars au « lieu Marescot » à Surville, « une fieffée gentille fille ». Très gaie et primesautière, elle chérissait sa tante devenue « sa petite maman ». Elle ramassait les oiseaux tombés du nid pour les élever. On lui fit cadeau d’un perroquet, un perroquet d’Amérique, un ara. De la pension des Andelys, où elle entra en 1818, elle écrivait à Mademoiselle de la Mailleraye et n’oubliait jamais de demander des nouvelles de son bel oiseau bleu ; elle faisait ses recommandations ; elle lui envoyait des douceurs. En post-scriptum d’une lettre datée du 30 décembre 1823, elle écrit ces mots : « je voudrais savoir si vous avez donné une « chèze » (sic) neuve à Arra pour ses étrennes ». Dans une correspondance de janvier 1826, son oncle, l’abbé de Pellegars la rassure sur la santé de « l’arra ».
On devine son chagrin quand le perroquet mourut… Il fut immense… et elle le fit empailler.
Il se trouve de nos jours dans le grenier du château de Drumare, le bel ara ; sur son perchoir il n’est plus qu’un débris, mais toujours coloré de bleu et de rouge, très évocateur encore de l’oiseau d’Amérique qui devait être un grand objet de curiosité dans la belle société de Pont-l’Évêque vers les années 1820-1827. En août 1827, Zénaïde épousait le comte Gustave Lempereur de Guerny, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi. En 1829, au grand émoi de ses compatriotes, elle accompagnait son mari à Versailles. 1830 l’obligeait à rééintégrer le Pays d’Auge et à accepter l’hospitalité que lui offrait son oncle l’abbé de Pellegars à Drumare qu’elle ne devait plus quitter jusqu’à sa mort survenue en mars 1867.
Que Flaubert ait eu connaissance du perroquet du capitaine Barbey dans les années 1853-1864, la chose est possible ; qu’il ait consulté le modèle empaillé du muséum de Rouen, le fait est certain. Mais que le perroquet empaillé de la fille du maire de Pont-l’Évêque, devenue la femme du gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, soit passé inaperçu, c’est peu probable. Zénaïde de Pellegars habitait au Faubourg Nival non loin de la maison natale de Caroline Fleuriot, la mère de Gustave Flaubert. Sans doute celle-ci avait-elle quitté Pont-l’Évêque dès son enfance ; sa mère était morte en la mettant au monde le 8 septembre 1793 ; son père était disparu en janvier 1802. Elle avait été élevée d’abord à Honfleur chez d’anciennes maîtresses de Saint-Cyr, puis confiée à la fille de son tuteur (le tabellion Guillaume Thouret), Madame Laumonier à Rouen. En février 1812 elle avait épousé Achille Flaubert. Mais elle était restée en relation avec son pays natal et en particulier avec son tuteur. Et puis elle possède, par héritage de son aïeul maternel Pierre Cambremer des Aulnées, mort en 1798, moitié du domaine de Geffosses sur la route de Cambremer ; elle rachètera l’autre moitié en 1829 de Marie-Louise Victoire Sandret de Trianon. De ses ancêtres, l’original Conseiller Fouet de Crémanville mourra en 1813 ; Madame Allais (alias Madame Aubain) occupe une maison essentée d’ardoises entre la Halle de la Boucherie et la rivière ; née le 26 novembre 1764 elle mourra à l’âge de 68 ans, 24 septembre 1833 (3).
Tenir compte du décalage des dates dans le conte de Flaubert. Il n’a pas connu celui dont il fera le « Marquis de Grémanville » et qui est mort en 1813 ; mais il a connu sa troisième femme Madeleine Marais qui mourra en 1837. De Madame Allais elle-même il n’a que les souvenirs de sa première enfance (mais ce sont parfois les plus tenaces). Madame Allais était morte depuis longtemps lorsque les Halles de la Boucherie furent reconstruites après 1848 ; mais la maison essentée d’ardoises n’avait pas changé d’aspect. Et il suffit de reprendre l’annonce du journal local (le Pays d’Auge) du 30 décembre 1852, pour avoir le canevas de la description de Flaubert : « À louer une maison située à Pont-l’Évêque ayant vue sur l’herbage des Hunières ; rez-de-chaussée : cuisine, petite salle, cellier. Premier étage : deux chambres, un cabinet. Second étage : une chambre de domestique, deux beaux greniers. Jardin (en partie) et droit de puiser de l’eau à la rivière et droit aux lieux d’aisance ». Et, curieuse coïncidence : « s’adresser pour voir la maison à Mademoiselle Félicité Lasseray à Pont-l’Évêque »…
Combien de fois Gustave Flaubert aura ainsi parcouru les rues de la ville avec sa mère de 1830 à 1872, année où il la perdit.
Avril 1876, l’inondation a interdit de faire plus tôt un voyage projeté depuis janvier. Il vient retrouver les visages de son enfance et de son adolescence. Mais il ne possède plus rien ; la terre de Geffosses a été vendue en 1873 par son frère Achille. En 1875, pour venir en aide à sa nièce Caroline (Madame Commanville) il s’est séparé de ses derniers biens augerons, la ferme de Deauville. La route de Pont-l’Évêque à Honfleur ne lui rappelle plus que les événements tragiques de janvier 1844 et la nuit noire de septembre 1853 lorsqu’il regagnait Rouen avec sa mère…
« Ici tout est vrai, tout a été pris sur le vif, et l’imagination n’a que fort peu de place » remarque très justement René Dumesnil (4).
L’anecdote du perroquet de Zénaïde est un élément de plus à ces souvenirs assemblés.
Dr Jean Bureau
(Pont-Audemer).
(1) Nous avons puisé largement dans les archives de Drumare mises aimablement à notre disposition par Madame Joseph de Pellegars-Malhortie.
(2) Colve ou Colvey avait été adjugé à Pierre Corneille en 1683, en paiement d’arrérages. Voir Gérard-Gailly : Corneille et le Pays d’Auge — 1953— Lisieux.
(3) Registre des Naissances, Mariages et Décès de Pont-l’Évêque. (Madame Allais est morte en 1833 et non en 1853 comme on l’a écrit souvent par confusion de chiffre. La mère de Madame Allais, Rose Fouet, épouse de l’apothicaire Thierry, était la sœur de la grand-mère de Caroline Fleuriot, Madame Cambremer de Croixmare, née Marguerite Fouet).
(4) René Dumesnil. Gustave Flaubert — L’homme et l’œuvre — Les sources de Trois contes. P. 385.