La Satire du style « Prud’hommesque » dans la correspondance de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 13

 

La Satire du style « Prud’hommesque »

dans la correspondance de Flaubert

Le 12 novembre 1873, Gustave Flaubert, sous le coup de l’émotion provoquée par la mort de son bon ami Feydeau, s’écrie, dans une lettre adressée à la Princesse Mathilde (1) : « C’est encore un de moins ! » Mais d’ajouter immédiatement : « Rien n’est bête comme ce genre de réflexions à la Prud’homme (2), et je vous en demande pardon. » Restriction significative.

On constate en effet que la chasse aux banalités ou aux expressions ridiculement alambiquées, qui constitue, on le sait, l’une des caractéristiques essentielles de l’esthétique de Flaubert, prend, dans la Correspondance, l’aspect d’une véritable hantise.

Très tôt, Flaubert a pris l’habitude de signaler, dans ses lettres, soit en soulignant, soit par l’emploi des guillemets, telle expression qu’il considère comme révélatrice du style « à la Prud’homme ».

Les exemples abondent et il n’existe aucune évolution, chez Flaubert, à cet égard. Certes, le nombre de ces expressions augmente à mesure que Flaubert vieillit, mais cet enrichissement est évidemment naturel (3).

L’intérêt d’un tel répertoire réside dans la possibilité qu’il offre d’effectuer un bon nombre de rapprochements avec tel ou tel passage de l’œuvre romanesque et, par voie de conséquence, de faciliter l’approche des procédés du romancier. Mais notre propos n’est point présentement de nous livrer à cette recherche, mais seulement d’établir un classement des expressions prud’hommesques qui parsèment la Correspondance (4).

C’est ainsi que Flaubert relève assez souvent ce qu’on pourrait appeler des locutions inexpressives, sortes de formules passepartout, utilisées en toutes circonstances, contenant fréquemment un adjectif à la valeur sémantique tellement affaiblie qu’il en a perdu toute véritable signification.

— Je vois que les voyages te font du bien « sous tous les rapports » (5).

— En vous la souhaitant « bonne et heureuse » (…) (6).

— Pourquoi ne commencerais-je pas l’année 1869 en vous la souhaitant (…) « bonne et heureuse, accompagnée de plusieurs autres » (7) ?

— Il faut que je vous remercie (…) « On n’est pas plus aimable », mon cher ami (8).

— Laporte est « aux petits soins » (…) (9).

— (…) aller en Angleterre avec toi (…) ce sera même avec grand plaisir comme on dit (10).

— (…) j’aurais pris plaisir à voir les bords du Rhin (11).

— Vous n’avez pas besoin (…) d’avoir à me conter des « choses intéressantes » (12).

— (…) le Candidat (…) a paru (…) faire « un grand effet » (13).

— (…) je me laissais aller à de « grandes pensées » (14).

— Ma mère a été, comme on dit, très sensible à votre bon souvenir (15).

— Clermont vaut la peine qu’on se dérange et vous trouverez là des sites pittoresques (16).

— (…) ayant déjà une « délicieuse villa » à Dieppe, tu auras un « charmant hôtel » à Paris (17).

— ( ) j’ai envoyé à « cet excellent monsieur Baudry » une lettre (…) (18).

— Je te trouve « un drôle de jeune homme ! » (19).

— Le père Giraud (20) était dans un « enthousiasme impossible à décrire » (21).

Le style « prud’hommesque » se caractérise donc en partie, aux yeux de Flaubert, par son absence d’expressivité. Mais il utilise surtout la métaphore.

La plupart d’entre elles ont perdu complètement leur valeur originelle et peuvent être qualifiées de poncifs. Flaubert possédait le génie de les épingler et son répertoire est d’une richesse impressionnante (22).

En voici quelques exemples (23) :

— Cette œuvre édifiante (…) me fera passer pour « tourner au cléricalisme ».

— (…) je vais tâcher de « coucher par écrit » la légende de Saint-Julien l’Hospitalier (25).

— Bouvard et Pécuchet vont « s’approcher de la Sainte-Table » (26).

— Tu m’as « mis la puce à l’oreille » (…) (27).

— Ce n’est pas pour me « livrer à la débauche » (…) que j’attends vos monacos (28).

— Bardoux est « au Pinacle » (…) (29).

— Le style me paraît (…) singulièrement français. Il « pince sans rire » comme disent les bonnes gens (30).

— Je dors énormément. « Le coffre est bon », comme disent les bourgeois (31).

— Le déménagement va me coûter « les yeux de la tête », ma chère dame (32) !

— Rien de nouveau « sur l’horizon » (33).

— Tu dois être son bâton de vieillesse (34).

— (…) la récidive m’aurait conduit derechef sur « la paille humide des cachots » pour cinq ans (35).

— (…) Le temps est bien mauvais ! (…) les bourgeois disent en pareil cas « C’est un véritable déluge », et ce mot les console (36).

— (…) le départ de Monseigneur (37) m’avait porté un coup (38).

— Le tapage de la « Jeunesse des Écoles » contre Henriette Maréchal me semble un signe des temps (39) ?

— Quand pensez-vous venir « dans la capitale » (40) ?

— Le maire de Vendôme m’a invité à « honorer de ma présence » l’inauguration de la statue de Ronsard (41).

— Le repas, j’espère, sera bon. « La plus franche cordialité ne cessera de régner… » (42).

— Le P. Cruchard (43) vous garde rancune pour ne pas l’avoir averti de votre présence dans la « nouvelle Athènes » (44).

— J’ai écrit au jeune Guy (45) pour lui « remonter le moral » (46).

— Vous êtes l’homme des « parties de plaisir » (47).

— Je continue mon existence de « petit père tranquille » (48).

— J’étais invité hier à aller à Chenonceau pour l’inauguration de la statue de P.L. Courier. Cette « petite fête de famille » ne m’a pas séduit (49).

— (…) toutes les tuiles domestiques (…) ont singulièrement troublé « le silence du cabinet » (50).

— (…) Un endroit cocasse et « qui a du cachet » c’est Cayeux (…) (51).

— Je vais répondre à ta lettre, et, comme disent certains farceurs, je mets « la main à la plume » pour vous écrire (52).

Parfois, Flaubert ne peut résister au plaisir de commenter plaisamment ce genre de tournures :

— Comme c’est drôle de n’avoir pas de nouvelles du théâtre de la guerre depuis huit jours ! on ne sait pas même où est ce théâtre (53).

— (…) tâche d’être l’ange du foyer, ce qui est un joli titre de romance (54).

— (…) j’ai trouvé visage de bois (jolie locution) (55).

— Je vais me mettre dès la semaine prochaine, à « faire gémir les presses »qui ne gémissent plus (56).

— Il fait alternativement très chaud et très froid ; « le fond de l’air » est bizarre, ou plutôt il n’a pas de fond (57).

— La semaine prochaine, je ferai mon paquet pour les « champs de l’Helvétie », ou plutôt pour les monts d’icelle (58).

— Tu n’as été que malade. Béni soit Dieu, si tant est qu’on puisse bénir Dieu (59).

On découvre également, à la lecture de la Correspondance, d’autres métaphores, citées dans un contexte tel qu’on peut en conclure que Flaubert les considérait comme particulièrement ridicules ou « grotesques ». En voici quelques-unes :

— Je crois qu’à peu de frais, je peux m’organiser là (60) un gentil réduit, une « délicieuse bonbonnière », comme dirait M. Achille Dupont (61).

— Une fois de plus, je m’expose aux orages de la rampe (jolie métaphore) (62) (…).

— Ces « étonnantes bâtisses », au premier coup d’œil, ne paraissent pas fort grandes… (63).

— Toutes les tendresses me sont connues, « les orages du cœur » m’ont « versé leur pluie » (64).

— Il m’a demandé si « j’éprouvais beaucoup d’intempéries au bord de l’eau » voulant apparemment savoir s’il faisait très froid à la campagne (65).

— La Bovary marche au-delà de mes espérances. Les femmes seulement me regardent comme « une horreur d’homme » (66).

— (…) en dépit de votre conduite capable de faire rougir toutes les bases de la société (…) (67).

— Que dit-on en France ? qu’y fait-on ? et qu’y pense-t-on ? que deviennent l’horizon, le timon, l’hydre, le volcan et les bases (68) ?

— Quelle balle de bourgeois et de monsieur ! (…) Maintenant (…) il parle de l’édifice, de la base, du timon, de l’hydre de l’anarchie (…) (69).

En grande partie caractérisé, aux yeux de Flaubert, — nous venons de le voir — par l’abus de la métaphore, le style « à la Prud’homme » peut quelquefois sombrer dans la vulgarité ou, à l’opposé, se parer des fallacieux atours d’une préciosité « snob ». Il peut donc apparaître comme le mode d’expression privilégié de la société bourgeoise dans son ensemble.

— C’est un « cassement de tête », comme disent les bonnes gens (70).

— Il paraît que les bonnes sœurs se plaignent de ce qu’elle est « portée sur la bouche » (71).

Voilà ! comme disent les garçons de restaurants (72).

— C’est un rude mâle et, comme disent les cuisinières, capable de donner bien de la satisfaction à une femme (73).

— (…) nous étions comme des « Ânes en peine » (74).

— Mais oui, chère maître, j’étais à Paris par cette chaleur trop picale (comme dit (…) le gouverneur du château de Versailles) (75).

— Je n’ai guère pensé à mon roman (76), au milieu de mes villégiatures (mot du grand monde) consécutives (77).

Addio carissimo (petit chic italien et bien porté) (78).

Dans son acharnement à dénoncer les expressions prud’hommesques, Flaubert en arrive à distinguer ce qu’il nomme lui-même des « styles », — styles particuliers à telle ou telle catégorie sociale, ou parfois, caractéristiques — pour ainsi dire symboles de tel écrivain.

Parmi ces « styles », le style « journaliste » occupe, dans l’esprit de Flaubert, une place de choix. On sait que, pour un artiste comme lui, un journaliste ne peut évidemment pas être « assimilé » aux écrivains de métier, et le mépris souverain du « maître » à l’égard de ces faux confrères se devine, ou éclate, maintes fois, au cours de la Correspondance.

Le style « journaliste » emprunte d’ailleurs, logiquement, ses procédés au style prud’hommesque en général : banalité, inexpressivité, métaphores prétentieuses.

— (le) sujet (…) est peu dans le goût du jour (style journaliste) (79).

— Je regrette bien qu’on ne m’ait pas éveillé, non pas pour voir le misérable (style de journaux) que personne n’a vu (…) (80).

— Cet enfant de l’héroïque Pologne (style du National) n’a pas pour moi non plus un grand attrait (81).

« Nos populations » (style du Journal de Rouen) sont sourdement exaspérées (82).

L’emploi particulier de l’adjectif possessif « nos » dans cette dernière expression se retrouve, sous la plume de Flaubert, avec, chaque fois, l’intention satirique nettement soulignée, dans de nombreuses locutions, telles que  « nos campagnes » (83) ; « nos pays » (84) ; « nos désastres » (85) ; « nos (…) fêtes » (86) ; « nos murs » (87) ; — et surtout, « nos bords », « sur nos bords » (88).

Outre le style « journaliste », dont les exemples, nous le voyons, ne manquent pas, Flaubert distingue le style « ecclésiastique », à propos duquel il mande à Bouilhet, le 5 octobre 1860 : « quel bon style poncif que le style ecclésiastique ! » (89). Et à Madame Jules Sandeau : « Tout, ici-bas, est impossible : l’Art, l’Amour, etc., — et même le Bien-Être, — j’entends la parfaite santé du corps et de l’âme, que je vous souhaite, — comme on dit à la fin des sermons » (90).

Autres « styles » spéciaux :

Le « style noble », ou « haut style » :

« Quel labeur », comme on dit en style noble (…) (91).

— Donc, nous voilà en Égypte, terre des Pharaons, terre des Ptolémées, patrie de Cléopâtre (ainsi que l’on dit en haut style) (92).

— Vendredi prochain j’aurai trente ans (…). Il est présumable que je suis au milieu de ma carrière, comme on dit en haut style (93).

Le style « commercial » :

— (…) la présente (style commercial) n’est que pour vous remercier relativement aux traductions (94).

— Pour soutenir mon début (dont l’éclat, comme on dit en style de réclame, a dépassé mes espérances) il faut que je me hâte d’en faire un autre (…) (95).

Voici, enfin, un échantillonnage de « styles » divers, dont certains ne sont point dépourvus de saveur :

— Le directeur de Cluny a l’air enchanté du Sexe Faible. Aurais-je une revanche, comme on dit en style de feuilleton (96) ?

— Eh bien, votre excessif (…), votre excessif, dis-je (tournure de style légère), a toujours mal à la mâchoire (97).

— N’ayant absolument rien à faire et me trouvant en Suisse, je fume comme un idem (style de Féérie) (98).

— (…) tu es rentré « dans ton délicieux nid de la rue Saint-Georges » (style putain) (99).

— Tâche de traiter les hommes et la vie avec la maestria (style parisien) que tu as en traitant les idées et les phrases (100).

— Mercredi (…) je fous mon camp, Dieu merci ! (…) (Foutre mon camp ! — j’écris comme M. Thiers) (101).

— Le Mari de la Danseuse (…) le Mari de la Danseuse, dis-je (j’écris comme M. Thiers) est l’antithèse de Fanny (…). Voilà jusqu’à présent tes deux extrémités (style Sainte-Beuve) et j’aime autant l’une que l’autre (102).

— Mon carrosse, mon « char numéroté », comme disait C. Delavigne, m’attend pour me conduire à la première de Ruy Blas (103).

Cela dit, passons (style Hugo) (104).

— (…) après m’être fait arracher un des derniers dominos de ma pauvre gueule (style naturaliste), j’ai eu un tour de reins (…) (105).

La hantise du style « à la Prud’homme » tournant, il faut l’avouer, à la manie, il n’est pas surprenant que Flaubert se soit souvent livré, envers les œuvres de ses confrères correspondants qui lui envoyaient leurs ouvrages, à de nombreuses critiques de détail, révélatrices de ses goûts profonds.

« Non ! S… n… de D… ! il ne faut jamais écrire de phrases toutes faites. On m’écorchera vif plutôt que de me faire admettre une pareille théorie. Elle est très commode, j’en conviens, mais voilà tout » (106).

Et Flaubert, maintes fois, de se répandre en remarques de ce genre :

« Je me permettrai (…) de blâmer un certain nombre d’expressions toutes faites, telles que, dans la première page : « Se mettant de la partie, lui donna gain de cause » (107).

À Mademoiselle Leroyer de Chantepie : « (…) je blâme souvent le lâche du style, des expressions toutes faites, comme les notabilités de la société (…) ; « le destin jeta une nouvelle pomme de discorde » (…) ; « m’abreuver de son sang » (…). Cela se dit en tragédie, et ne doit plus se dire, parce que jamais cela ne fut pensé » (108).

À Louise Colet : « Comment ne t’aperçois-tu pas que c’est une phrase banale, toute faite : « La soif qu’on puise dans l’ivresse ! » La soif qu’on puise, métaphore usée et qui n’en est pas une ! On va puisant la soif dans l’ivresse ? Non, non, mille fois non ! » (109) « Tes cheveux dorés caressent ton front. Caressent, expression consacrée » (110). « L’orage, pour dire le malheur, a été dit par tout le monde » (111).

À Feydeau, sur son roman Daniel :

« La tartine de Daniel à propos des pêcheuses.

Que vois-tu là de bon ? C’est écrit en phrases toutes faites d’un bout à l’autre, et commun de fond au suprême degré. Quel est le bourgeois qui n’a pas pensé cela et dit cela ? Je relève au hasard ce qui me tombe sous les yeux en reparcourant les malencontreuses pages : les poings de fer du besoin, les ardents feux du four, sordides haillons, la saison où la nature sourit à l’homme, le spectacle de leurs travaux, le spectacle de ces misères, les lignes harmonieuses de son profil (genre artiste !) une manie imperceptible de sentiment qui touche un cœur (…) faisant un pénible effort, une OBOLE à la pauvreté, etc… etc…, ternir l’image qui vivra, etc… » (112). « Je reviens au fameux docteur (…) Il appelle des chasseurs « des Nemrod ! », cela est du Prud’homme tout pur (…) La tournure « qu’il coure aux champs surveiller les laboureurs » aurait un accessit d’amplification française au collège (…). « Il est défendu de déposer le long de ce mur, etc… » ; tu me gâtes ton édifice, misérable ! tu pollues ton roman ! tu souilles ta plume ! le tableau de l’homme des champs est du Delille. Non ! ma parole ! j’écume de colère ! « Retourner au gîte », « la cloche du village » et rien n’y manque, c’est complet » (113).

Enfin, Flaubert a plaisir, parfois, à relever, au cours de ses lectures, tels passages particulièrement grotesques, à constituer ainsi une sorte de « sottisier » du style, dont il aime à faire profiter ses correspondants.

« Puisque tu aimes les beaux vers, écrit-il à sa nièce le 26 octobre 1868, connais-tu ceux-ci :

Notre ami, possesseur d’une papeterie,

A fait avec succès appel à l’industrie.

(Ponsard)

Faites, faites, mon Dieu, que mon cœur se rappelle

qu’Octave fut sauvé par monsieur Dufournelle !

(C. Doucet)

du même :

Il fera son chemin, ce jeune homme ! il me plaît.

Je viens de l’amener dans mon cabriolet.

(…) mais voici un chef-d’œuvre découvert par moi dans les Mémoires de l’Académie de Saint-Quentin :

« Un soir, attendu par Hortense,

Sur la pendule ayant les yeux fixés

Et sentant son cœur battre à mouvements pressés,

Le jeune Alfred séchait d’impatience » (114).

Et ce fameux distique de Camille Doucet que Flaubert cite si souvent : « Je travaille beaucoup et redoute le monde. Ce n’est point dans les bals que l’avenir se fonde » (115).

« Quel pion je fais, hein ? dit-il à Maurice Sand, à qui il venait de reprocher deux ou trois locutions toutes faites, telles que « rompre la glace » (116).

Effectivement, l’on peut, dans une certaine mesure, taxer de « remarques de pion » la plupart de ces critiques, dont nous n’avons voulu, d’ailleurs, que donner un aperçu, vu le nombre considérable de passages de ce genre qui émaillent la Correspondance. Et il serait aisé de saisir Flaubert lui-même, tout au moins dans ses lettres, en flagrant délit de « prud’hommerie ». Cela est naturel et inévitable.

Il n’empêche qu’il donne là, comme ailleurs, une belle leçon de probité littéraire — et d’énergie. Car rien n’est plus tentant que l’expression déjà mâchée, pour ainsi dire ; rien n’est plus satisfaisant pour l’esprit commun que « l’idée reçue ».

La lecture de la Correspondance de Flaubert est donc en fin de compte salutaire, si l’on veut éviter de tomber, malgré soi, dans les travers de Prud’homme ou d’Homais. Et il va sans dire que ces deux symboles du « bourgeois » se retrouvent cités fréquemment dans les lettres de l’auteur de Madame Bovary, — le premier à toutes les époques, le second durant les années d’élaboration du premier « grand roman » de Flaubert.

— Si vous pouviez me répondre promptement, vous mettriez le comble à vos bienfaits (phrase de Prud’homme) (117).

— Au risque de me répéter, je déclare encore une fois, à la face de Dieu et des hommes (comme M. Prud’homme) que vous avez écrit là un excellent livre (118).

— Pensez à votre sacerdoce, comme dirait M. Prud’homme (119).

— Êtes-vous condamnée à Villenauxe à perpétuité ? « Paris n’est-il pas assez à plaindre, belle dame ? » comme dirait M. Prud’homme (120). ?

Triste exemple des passions, comme dirait Prud’homme (121).

— L’art continue à être « dans le marasme », comme dit Prud’homme (122).

La voie ferrée (style de Prud’homme) côtoie des précipices (123).

— (…) mon Histoire d’un cœur simple, bagatelle présentement « sur le chantier », comme dirait M. Prud’homme (124).

Quant à Homais, on le connaît déjà, de 1853 à 1856, avant que Flaubert ne relève publiquement ce personnage, devenu, depuis, le symbole de la fatuité bourgeoise.

— Quelle admirable figure aura le père Babinet, membre du comité directeur à l’Odéon ! Je vois de là son faciès, comme dirait mon pharmacien (…) (125).

— Autrefois, un voyage de 6 heures en bateau à vapeur (en pyroscaphe, comme dirait le pharmacien) me paraissait démesuré (…) (126).

— Quelle étrange créature tu fais, chère Louise, pour m’envoyer encore des diatribes, comme dirait le pharmacien (127) !

— Je te réserve un discours du président Tougard qui est « chouette », comme dirait Homais (128).

« Motus là-dessus », comme dirait Homais (129).

— Vous savez le cas que je fais de votre goût ; c’est vous dire que « votre suffrage m’est précieux » (style Homais) (130).

— P.S. Qui ne dit mot consent (Tournure Homais) (131).

Voici, enfin, le chef-d’œuvre du genre. Il s’agit de la lettre à la Baronne Lepic, en date du 24 septembre (1872) (132). Ce spirituel pastiche peut être qualifié d’« Art Poétique » de Prud’homme : vocabulaire, tournures de style, rythme des phrases, tout y est. Démonstration par l’absurde du véritable art d’écrire, cette lettre est en soi plus révélatrice des goûts et des tendances de Flaubert que ne l’eût été une « Défense et Illustration » théorique de ses principes d’écrivain.

« De mon ermitage, le 14 septembre

(mois appelé Boédromion par les Grecs).

Je mets la main à la plume pour vous écrire, et, me recueillant dans le silence du cabinet, je vais me permettre

Ô belle Dame !

de brûler à vos genoux quelques grains d’un pur encens.

Je me disais : Elle est partie vers la nouvelle Athènes avec des nourrissons de Mars ! Ils ont les cuisses serrées dans un brillant azur et moi je suis couvert d’habits rustiques ! Un glaive reluit à leur flanc ; je ne puis montrer que des plumes ! Des panaches ornent leur tête ; à peine si j’ai des cheveux !…

Car les soins, l’étude, m’ont ravi cette couronne de la jeunesse, cette forêt qu’épile sur nos fronts la main du Temps destructeur.

C’est ainsi, ô belle dame, que la jalousie la plus noire se tordait dans mon sein !

Mais votre missive, grâces aux dieux, m’est arrivée tantôt comme une brise rafraîchissante, comme un véritable dictame !

Que n’ai-je la certitude, au moins, de vous voir prochainement établie au milieu de nos guérets, fixée sur nos bords ! La rigueur des autans qui s’approchent serait adoucie par votre présence.

Quant à l’horizon politique, vos inquiétudes peut-être dépassent-elles la mesure. Il faut espérer que notre grand historien national va clore, pour un moment, l’ère des révolutions ! Puissions-nous voir les portes du temple de Janus à jamais fermées ! Tel est le souhait de mon cœur, ami des arts et d’une douce gaieté.

Ah ! si tous les mortels, fuyant la pompe des cours et les agitations du Forum écoutaient la simple voix de la nature, il n’y aurait ici-bas que concorde, danses de bergères, entrelacements sous les feuillages ! d’un côté… de l’autre… ici… là… ! Mais je m’emporte.

Madame votre mère se livre toujours aux occupations de Thalie ? Très bien ! et elle se propose d’affronter la publicité dans la maison de Molière ? Je comprends ça, mais je crois qu’il vaudrait mieux (dans l’intérêt de son élucubration dramatique) que je portasse moi-même ce fruit de sa muse à la propre personne du directeur de cet établissement. Donc, sitôt que je serai arrivé dans la capitale, procéder à ma toilette, appeler mon serviteur, lui commander d’aller me quérir un char banal sur la place publique, monter dans ce véhicule, traverser toutes les rues, arriver au Théâtre-Français et finir par trouver notre homme, tout cela sera pour moi l’affaire d’un moment.

En me déclarant, Madame, votre esclave indigne, je dépose

Prud’homme

N.B. Un parafe impossible. »

Certes il convient de ne pas considérer la Correspondance de Flaubert comme une bible infaillible et de ne pas se fier aveuglément à ces lettres écrites parfois dans des circonstances très particulières lesquelles peuvent influer sur le ton, sinon sur le sens profond de la pensée de Flaubert (133).

C’est ainsi, par exemple, que la lettre à la Baronne Lepic que l’on vient de lire, peut être en partie considérée comme une sorte de « défoulement », de récréation. N’oublions pas qu’à cette époque Flaubert avait entamé la préparation épuisante de Bouvard et Pécuchet : dès le mois d’août 1872 il commence ses « études de médecine » (134) Le 5 septembre, il mande à sa nièce : « Voilà quinze jours que je n’arrête pas de lire de la médecine » (135). Le 8, il avoue, toujours à sa nièce : « B. et P. m’épouvantent ! » (136). Enfin, le 24 septembre, le jour même où il se livre à son pastiche prud’hommesque, il confie à Caroline : « (…) j’ai lu une dissertation médicale sur le vertige nerveux (…) » (137).

Dans ces conditions, la lettre à la Baronne Lepic s’explique comme une distraction nécessaire.

Ce point étant précisé, il reste que le genre même de « distraction » auquel se livre Flaubert au milieu de ses rebutantes lectures, demeure particulièrement révélateur.

Aristocrate du style comme de la pensée, Flaubert, toute sa vie, aura donc pourchassé la banalité, la facilité, la paresse intellectuelle, aussi bien que la fatuité et la prétention. Belle leçon d’énergie, devant laquelle on ne peut que s’incliner.

Jacques Douchin,

Lecteur à l’Université d’Aarhus (Danemark).

(1) Correspondance, édition Conard, VII, 84. Toutes nos références renvoient à cette édition, ainsi qu’àson Supplément (Sup.). La présente étude n’exigeant pas de préciser la date et le destinataire de chaque lettre, nous nous contenterons souvent d’indiquer le tome et la page.

(2) On sait que M. Prud’homme, symbole du « bon bourgeois » est une création d’Henry Monnier, avec lequel Flaubert entretint de bonnes relations.

(3) Nous n’avons pas la prétention d’établir ici un répertoire absolument exhaustif de tous ces exemples. Cependant nous avons multiplié les références pour faire ressortir l’importance, à nos yeux de tout premier ordre, de cet aspect de l’esthétique de Flaubert.

(4) Nous reviendrons sur ce sujet dans notre thèse, actuellement en préparation, sur « Gustave Flaubert et la Société bourgeoise ».

(5) VII, 100 cf. id. VI, 329.

(6) Début janvier 1867, à Sainte-Beuve, V, 262.

(7) 1er janvier 1869, à George Sand, VI, 1. Flaubert ajoute immédiatement : « c’est rococo, mais ça me plaît ». Tentative de « réhabilitation », ou plutôt volonté de s’affirmer sincère, derrière l’expression usée ?

(8) À Taine. Sup. II, 230.

(9) VIII, 79.

(10) À sa mère. Sup. I, 91.

(11) V, 219.

(12) À la princesse Mathilde. V, 265.

(13) VII, 103.

(14) II, 273.

(15) À Tourgueneff. Sup. II, 232.

(16) Aux Goncourt. V, 310.

(17) À sa nièce. VI, 19.

(18) IX, 19.

(19) À Philippe Leparfait. VI, 298.

(20) Le peintre Charles Giraud.

(21) VI, 358. Cf. id. IV, 227.

(22) Un bon nombre se retrouvent dans le Dictionnaire des Idées Reçues et le Sottisier.

(23) La légende de Saint-Julien l’Hospitalier.

(24) Sup. III, 238.

(25) Sup. III, 214-15.

(26) Sup. IV, 271.

(27) À sa nièce. IX, 5.

(28) À Charpentier. VIII, 388.

(29) Il venait d’être nommé Ministre de l’Instruction Publique. VIII, 104.

(30) À Ange Pechmédja, sur son livre Rosalie. IV, 414.

(31) VI, 126.

(32) À sa nièce. VI, 21.

(33) Sup. III, 34. Cf. id. V, 416 ; VI, 429, etc.

(34) À sa nièce. Il s’agit de la mère de Flaubert. IV, 462.

(35) À propos du procès de Madame Bovary. IV, 146.

(36) VIII, 157.

(37) Bouilhet.

(38) IV, 462.

(39) Sup. II, 45. Cf. id. V, 191.

(40) À sa nièce. V, 212. Cf. id. Sup. III, 73.

(41) VI, 382. Cf. id. Sup. IV, 45.

(42) IX, 17. Cf. id. VI, 159.

(43) Flaubert.

(44) Il s’agit de Paris. À George Sand. VII, 161. Cf. ibid., 364.

(45) Maupassant.

(46) Sup. IV, 105. Cf. id. III, 413 ; VIII, 58.

(47) À Tourgueneff. Sup. IV, 213. Cf. id. VI, 270 ; VII, 371.

(48) VIII, 98 ; Cf. id. VIIII, 200 ; Sup. III, 278.

(49) VIII, 130. Cf. id. IX, 34 ; Sup. IV, 209 ; ibid. 241.

(50) V, 234 ; ct. id. V, 422 ; VII, 375, etc.

(51) Sup. II, 124 ; cf. id. V, 419 ; ibid. 285 ; VI, 36.

(52) Lettre du 28 septembre 1834 à Ernest Chevalier. I, 14. Flaubert n’avait que treize ans ! On retrouve la même expression, mise entre guillemets, quarante-quatre ans plus tard : lettre du 16 octobre 1878 à Mme Roger des Genettes, VIII, 154. Cf. id. I, 18 ; V, 230 ; Sup. I, 254, etc.

(53) VI, 143 ; cf. ibid. 144.

(54) À sa nièce, V, 7.

(55) Sup. I, 200.

(56) Publication des Trois Contes, Sup. III, 315.

(57) VII, 156 ; cf. id. V, 143. Dictionnaire des Idées reçues, article AIR.

(58) VII, 153.

(59) À Feydeau. IV, 393.

(60) Rue Murillo.

(61) VI, 25.

(62) VII, 206. Il s’agit du Candidat.

(63) Les Pyramides. II, 135.

(64) VI, 449.

(65) Il s’agit du coiffeur parisien de Flaubert. III, 410.

(66) IV, 135.

(67) À Charpentier. Toute la lettre est rédigée sur le même ton. IX, 10.

(68) Lettre écrite de Beyrouth, le 21 juillet 1850, à Frédéric Baudry, Sup. I, Complément, 5.

(69) Il s’agit d’Ernest Chevalier, devenu magistrat et…marié ! II, 270. Cf. Dictionnaire des Idées Reçues, articles BASES, HYDRE (DE L’ANARCHIE).

(70) C’est la métaphysique à quoi Flaubert fait allusion. VIII, 178.

(71) VII, 243.

(72) Sup. I, 93.

(73) III, 34.

(74) Confusion comique, plutôt que calembour. Sup. II, 11.

(75) V, 396.

(76) l’Éducation Sentimentale de 1869.

(77) V, 151.

(78) Sup. I, 161.

(79) IV, 312.

(80) I, 334.

(81) FIaubert parle à Louise Colet d’un certain Durasko, qu’elle « détestait ». I, 365,

(82) VIII, 85.

(83) VIII, 77.

(84) Sup. IV, 193.

(85) VIII, 1.

(86) V, 371.

(87) Sup. II, 216.

(88) V. 414 ; V. I, 83 ; Sup. II, 159 ; Sup. III, 108 ; Sup. IV, 247 ; ibid., 283, etc.

(89) IV, 403.

(90) Lettre du 24 novembre 1859. IV, 347.

(91) Ce « labeur » est la rédaction de Bouvard et Pécuchet ! Sup. IV, 130.Cf. ibid., 92.

(92) II, 147.

(93) Lettre du 8 décembre 1851 à Henriette Collier. Sup. I, 146. Il est curieux de constater que la « prédiction » de Flaubert devait se réaliser, à sept mois près, jour pour jour. Cf. id. IX, 32 : « la Carrière des Arts ».

(94) À Tourgueneff. Sup. III, 297.

(95) À Maurice Schlésinger (qui, peut-on penser, s’y connaissait en « style de réclame » !) le « début », c’est Madame Bovary. Flaubert envisage la nécessité d’écrire un autre roman. IV, 167.

(96) VII, 186.

(97) À Madame Brainne. Sup. III, 123.

(98) Sup. III, 136-37.

(99) À Jules Duplan. Sup. I, 26.

(100) À Bouilhet. IV, 98.

(101) V, 14.

(102) À Feydeau. V, 98.

(103) Sup. III, 16.

(104) V, 154. Cf. id. Sup. III, 8.

(105) Lettre du 25 avril 1879. Sup. I, 209.

(106) À Feydeau. IV, 259.

(107) Sur Un Duel de Salon, roman de Daniel Darc (Madame Régnier). V, 294.

(108) IV, 185.

(109) III, 164.

(110) III, 424.

(111) III, 427.

(112) IV, 293-94.

(113) IV, 295-96.

(114) V, 414-15. Les quatre derniers vers avaient déjà été transcrits, le 1er novembre 1867, pour George Sand. V, 332.

(115) Sup. II, 269 ; Sup. III, 261 ; Sup. IV, 102, etc.

(116) V, 392.

(117) À Alfred Baudry (février ou mars) 1855. Sup. I, Complément, 12.

(118) À Jules de Goncourt, début octobre 1861. IV, 450.

(119) À Amélie Bosquet, 9 août 1864. V, 153.

(120) À Madame Roger des Genettes, 6 octobre 1871. VI, 288.

(121) À George Sand, mi-février 1872, à propos des réactions de Louise Colet à la Préface auxDernières Chansons de Bouilhet. VI, 353.

(122) À George Sand, 11 mars 1873. VII, 11.

(123) À sa nièce, 1er juillet 1874, Sup. III, 133. Expression qui a perdu sa valeur « prud’hommesque » !

(124) À George Sand. 3 avril 1876. VII, 293, etc.

(125) À Louise Colet, 25-26 juin 1853. III, 249.

(126) À la même, 2 septembre 1853. III, 332.

(127) À la même, 12 octobre 1853. III, 366.

(128) À Bouilhet, 2 août 1855. IV, 83.

(129) À Bouilhet, 9 septembre 1856. IV, 119. « Là-dessus », ce sont les souvenirs d’Élisa Schlésinger…

(130) À Jules Duplan, 11 octobre 1856. IV, 131.

(131) À Jules Duplan, vendredi soir (1856 ?). Sup. I, 199.

(132) VI, 417-19.

(133) Cf. sur cette importante question, l’intéressant article de R.J. Sherrington : « Des dangers de la Correspondance de Flaubert » in Bulletin de la Société des Amis de Flaubert, n° 24, mai 1964, pp. 27-37.

(134) Lettre à sa nièce du 26 août 1872. VI, 407.

(135) VI, 411.

(136) VI, 412.

(137) VI, 420.