Flaubert critique littéraire

Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 32

 

Flaubert critique littéraire

Flaubert et Voltaire

À côté des livres connus de Flaubert, il en est un auquel on n’a peut-être pas fait assez attention. Ce livre que ne possède aucune bibliothèque flaubertienne ou plutôt qu’elles possèdent toutes sans s’en douter, Flaubert mit cinquante ans à l’écrire et on le trouve presque à chaque page de sa correspondance surtout, il s’appelle Flaubert critique littéraire.

Certes, si le bon géant lisait ce titre, ses mânes nous reprocheraient amèrement un pareil qualificatif !

Lisons sa lettre à Louise Colet du 14 octobre 1846 : « …À quoi bon s’inquiéter de ce que les merles piaillent ? Je me fais fort de soutenir dans une thèse qu’il n’y a pas eu une critique de bonne depuis qu’on en fait ; que ça ne sert à rien qu’à embêter les autres et à abrutir le public ; et enfin qu’on fait de la critique quand on ne peut faire de l’art ».

Il précisait encore cette pensée dans une autre lettre à la même le 28 juin 1853 : « La critique est au dernier échelon de la littérature, comme forme presque toujours et comme valeur morale incontestablement ».

Deux ans plus tard, le 24 mai 1855, il disait à son ami Bouilhet : « L’excès  de critique engendre l’inintelligence ».

Oui ! Mais avec l’âge, avec l’expérience ces idées sévères s’adoucirent.

Flaubert fut un grand critique.

L’ignorait-il complètement ? Non. Voici une lettre à Mlle Amélie Bosquet de juillet 1860, où il n’hésite pas à écrire : « Je suis un mince artiste, mais un grand critique, je m’y connais, vous verrez ».

Et en effet sept ans avant cette lettre, il définissait de façon très exacte la critique dans une lettre toujours à Louise Colet du 12 octobre 1853 : « Il faut faire de la critique comme on fait de l’histoire naturelle, avec absence d’une idée morale. II ne s’agit pas de déclamer sous telle ou telle forme, mais bien d’exposer en quoi elle consiste, comment elle se rattache à une autre et par quoi elle vit. L’esthétique attend son Geoffroy Saint-Hilaire, ce grand homme qui montra la légitimité des monstres. Quand, on aura pendant quelque temps traité l’âme humaine avec l’impartialité qu’on met dans les sciences physiques à étudier la matière, on aura fait un pas immense ».

Quelques mois plus tard, alors qu’il travaillait à Madame Bovary, il reconnaissait carrément ses dons de critique : (Lettre à Louise Colet de janvier 1854) :

« Je tourne beaucoup à la critique, le roman que j’écris m’aiguise cette faculté, car c’est une œuvre de critique ou plutôt d’anatomie ».

Et dans sa préface aux dernières chansons de son ami Bouilhet, il précise avec plus de netteté encore le rôle de la critique : « On simplifierait peut-être  la critique si, avant d’énoncer un jugement on déclarait ses goûts ; car toute œuvre d’art renferme une chose particulière, tenant à la personnalité de l’artiste et qui fait, indépendamment de l’exécution, que nous sommes séduits ou irrités. Aussi notre admiration n’est-elle complète que pour les ouvrages satisfaisant à la fois notre tempérament et notre esprit. L’oubli de cette distinction préalable est une grande cause d’injustice. Avant tout, l’opportunité du livre est contestée : Pourquoi ce roman ? À quoi sert ce drame ?  Qu’avons-nous besoin ?… etc. Et au lieu d’entrer dans l’intention de l’auteur, de lui faire voir en quoi il a manqué son but et comment il fallait s’y prendre pour l’atteindre, on le chicane sur mille choses en dehors de son sujet, en réclamant toujours le contraire de ce qu’il a voulu ».

Prenons, avons-nous dit, presque chaque page de sa correspondance, on y trouve à tout moment ou des appréciations ou des critiques sévères des principaux litttérateurs ou de son temps ou des temps passés. Certains comme Musset, Lamartine, Barbey d’Aurevilly y reçoivent de cinglantes volées de bois vert et, reconnaissons-le, justes neuf fois sur dix.

Aujourd’hui, mettons donc Flaubert en face d’un auteur qu’il aimait bien : François-Marie-Arouët : Voltaire.

Il avait pour Voltaire un véritable « culte », le mot est de lui.

Dès l’âge de 14 ans, il l’étudie. « Je vais lire Voltaire », annonce-t-il à son ami E. Chevallier, le 14 août 1835, et en 1839 Voltaire lui sert d’exemple pour stigmatiser certains auteurs au-dessous de leur tâche.

Il en écrit au même E. Chevallier : « …Mais pourquoi pas Chéruel (un de ses anciens maîtres), parlant de Jeanne d’Arc avec une déclamation contre le sieur de Voltaire, sans doute et son estimable Pucelle… Toujours l’histoire des Lilliputiens avec le géant : les crétins veulent lui cracher au nez et n’atteignent pas seulement la semelle de ses bottes ».

Dix ans plus tard, il se rend à Ferney et déclarait au même Chevallier son émotion à la visite du château quand il pénètre « dans le salon et la chambre à coucher de ce vieux M. de Voltaire ».

Flaubert et Voltaire avaient en effet bien des points communs. Nous avons donné des idées de Flaubert sur la critique, voici une citation de Voltaire qu’il dut lire avec joie.

Dans ses Questions sur l’Encyclopédie, Voltaire a cette phrase : « Il y a  bien des espèces d’ignorance, la pire de toutes est celle des critiques ».

On sait aussi quelle valeur avait le style pour Flaubert, passant des journées entières à polir une phrase, mettant cinq ans à écrire un roman.

Pour Voltaire également, moins la lenteur qu’il ignorait, le style est tout pour un écrivain. À chaque instant on note chez lui des remarques de ce genre : « Ce n’est là qu’une très légère négligence, mais il faut toujours faire voir combien il importe de parler purement sa langue et d’être toujours clair ».

Dans une lettre à M. de la Chalotais du 28 février 1763, il écrit : « Je ne  suis point du tout de votre avis sur le style ; je trouve qu’il est ce qu’il doit être, convenable à votre place et à la matière que vous traitez. Malheur à ceux qui cherchent des phrases et de l’esprit et qui veulent éblouir par des épigrammes quand il faut être solide ».

Il faut reconnaître que Voltaire n’a pas toujours pour lui-même suivi ce dernier conseil !

Comme Flaubert, il faisait de nombreuses corrections : « Je change souvent des pages entières, afin de n’être pas indigne du siècle dans lequel vous vivez. » (Lettre au Roi de Prusse du 19 avril 1749).

Il est curieux aussi de les rapprocher sur le terrain religieux. On ne prête qu’aux riches ! Que n’a-t-on pas dit sur Voltaire et son athéisme, qui n’existait pas, sur son « Écrasons l’Infâme » qui ne s’adresse pas à Dieu, il l’a précisé maintes fois. Par contre, Voltaire comme Flaubert avaient en horreur la superstition, voilà « L’Infâme ! »

Voltaire écrivait le 5 janvier 1759 à un inconnu : « N’est-ce pas faire un  bien au monde que de renverser le trône de la superstition qui arme dans tous les temps des hommes furieux les uns contre les autres ? Adorer Dieu, laisser à chacun la liberté de le servir selon ses idées, aimer ses semblables, les éclairer si l’on peut, les plaindre s’ils sont dans l’erreur, ne prêter aucune importance à des questions qui n’auraient jamais causé de troubles si l’on n’y avait attaché aucune gravité : voilà ma religion qui vaut mieux que tous vos systèmes et tous vos symboles ».

Cent ans après, fin 1859, Flaubert écrivait à Madame Roger des Genettes : « La manière dont parlent de Dieu toutes les religions me révolte, tant elles le traitent avec certitude, légèreté et familiarité. Les prêtres surtout qui ont toujours ce nom-là à la bouche. C’est une espèce d’éternuement qui leur est habituel : la bonté de Dieu — la colère de Dieu — offenser Dieu — voilà leurs mots ! C’est le considérer comme un homme et qui pis est comme un bourgeois… L’idée que l’humanité se fait de Dieu ne dépasse pas celle d’un monarque oriental entouré de sa cour. L’idée religieuse est donc en retard de plusieurs siècles sur l’idée sociale, et il y a des tas de farceurs qui font semblant de se pâmer d’admiration là devant ».

L’âme de Voltaire a dû tressaillir d’aise !

En 1850, alors qu’il était en Orient, Flaubert écrivait à sa mère : « La veille au soir, nous avions été dans un couvent de derviches où nous en avions vus tomber en convulsions à force d’avoir crié : Allah ! Ce sont de gentils spectacles qui auraient bougrement fait rire M. de Voltaire. Quelles réflexions n’aurait-il pas faites sur le pauvre esprit humain ! sur le fanatisme ! la superstition ! »

Voltaire en effet ne transigeait pas avec cette dernière, des dizaines de lettres ressemblent à celle qu’il adressait au Président Hénault, le 31 octobre 1740 : « Autant que je déteste et que je méprise la basse et infâme superstition qui déshonore tant d’états, autant j’adore la vertu véritable ».

Bien avant lui, Montaigne au Livre XII de ses Essais s’écriait : « Pour haïr la superstition, je ne me jette pas incontinent à l’irréligion ».

En 1859, Flaubert prenait à partie Madame Roger des Genettes à propos de Voltaire. Lisons ses cris d’admiration pour le Seigneur de Ferney : « …Vous savez bien que je ne partage nullement votre opinion sur la personne de M. de Voltaire. C’est pour moi un saint ! Pourquoi s’obstiner à voir un farceur dans un homme qui était un fanatique ? M. de Maistre a dit de lui dans son traité des Sacrifices : « Il n’y a pas de fleurs dans le jardin de l’intelligence que cette chenille n’ait souillée ». Je ne pardonne pas plus cette phrase à M. de Maistre que je ne pardonne tous leurs jugements à MM Stendhal, Veuillot, Proudhon. C’est la même race quinteuse et anti-artiste. Le tempérament est pour beaucoup dans nos prédilections littéraires , or j’aime le grand Voltaire autant que je déteste le grand Rousseau, et cela me tient au cœur la diversité de nos appréciations. Je m’étonne que vous n’admiriez pas cette grande palpitation qui a remué le monde. Est-ce qu’on obtient de tels résultats quand on n’est pas sincère ?… Cet homme-là me semble ardent, acharné, convaincu, superbe… Son « Écrasons l’Infâme » me fait l’effet d’un cri de croisade. Toute son intelligence était une machine de guerre. Ce qui me le fait chérir, c’est le dégoût que m’inspirent les Voltairiens, des gens qui rient sur les grandes choses ! Est-ce qu’il riait, lui ? Il grinçait ! »

On ne pouvait pousser plus loin l’enthousiasme !

Voyons maintenant Flaubert dans ses jugements sur l’écrivain. Nous nous rendrons compte que, malgré cet enthousiasme pour la personne de Voltaire, Flaubert reste un critique sévère et juste.

Il appréciait peu le poète chez Voltaire et réservait son admiration pour le prosateur. Croyons-en une lettre à Louis de Cormenin du 7 juin 1844 : « J’avoue que j’adore la prose de Voltaire et que ses contes sont pour moi d un ragoût exquis. J’ai lu Candide vingt fois ; je l’ai traduit en anglais et je l’ai encore relu de temps à autre ».

L’éloge de Candide revient en effet à chaque instant sous sa plume : 24 avril 1852 : « …La fin de Candide est pour moi la preuve riante d’un génie de premier ordre ». 26 août 1853 : « …De roman il en a fait un, lequel est le  résumé de toutes ses œuvres et le meilleur chapitre de Candide est la visite chez le Seigneur Pococurante, où Voltaire exprime encore son opinion personnelle sur à peu près tout. Ces quatre pages sont une des merveilles de la prose, elles étaient la condensation de soixante volumes écrits et d un demi-siècle d’efforts », 16 septembre 1853 :

« …Oui ! c’est beau Candide ! fort beau ! quelle justesse », 15 janvier 1870  : « Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de son ouvrage était Candide ». 22 septembre 1874 : « …La fin de Candide : « Cultivons notre jardin » est la plus grande leçon de morale qui existe ».

Même enthousiasme chez Flaubert pour la correspondance de Voltaire avec quelques restrictions. On trouve son opinion dans une lettre à Louise Colet du 26 août 1853 : « On s’extasie devant la Correspondance de Voltaire, mais il  n’a jamais été capable que de cela, le grand homme, c’est-à-dire d’exposer son opinion personnelle et tout chez lui a été cela. Aussi fut-il pitoyable au théâtre dans la poésie pure ».

Le 31 décembre 1876, il écrivait à sa nièce Caroline à propos de la correspondance de Balzac : « J’aime mieux la correspondance de Voltaire. L’ouverture du compas y est autrement large ». Une fois de plus, Flaubert voyait juste. Cette « ouverture de compas » avait été fort élégamment définie par la Harpe à l’Académie Française, le 20 décembre 1779, dans son éloge funèbre de Voltaire : « Il est le premier qui, dans cette correspondance ait mis une espèce d’égalité qui ne peut blesser la grandeur et qui honore le génie ; et cet art qui peut être aussi celui de l’amour-propre est caché du moins sous l’agrément des tournures. C’est là surtout qu’il fait voir que la grâce était un des caractères de son esprit. La grâce distingue sa politesse et ses éloges. Chez lui la flatterie n’est que ce désir de plaire dont on est convenu de faire un des lieux de la société. Il se joue avec la louange et quand il caresse la vanité, sûr qu’alors le seul moyen d’avoir la mesure juste, c’est de la passer un peu, jamais du moins il ne paraît ni être dupe de lui-même, ni prétendre qu’on le soit. Il écrit à la fois en poète et en homme du monde, mais de manière à faire croire qu’il est aussi naturellement l’un que l’autre ».

Voltaire « pitoyable au théâtre dans la poésie pure ». On reconnaît là l’impartialité de Flaubert lorsqu’il s’agit de style ou de poème. Il n’épargne pas même Voltaire dont il a cependant fait un « saint », nous l’avons vu.

Mais un « saint » peut être un mauvais auteur théâtral. Une lettre à Alfred Le Poittevin d’août 1845 nous donne l’opinion de Flaubert : « J’analyse toujours le théâtre de Voltaire, c’est ennuyeux… On y rencontre des vers « étonnamment bêtes ».

Et le 2 juillet 1853 à Louise Colet : « Quand on a… analysé scène par scène tout le théâtre de Voltaire et qu’on n’en est pas crevé, on a la constitution  robuste à l’endroit des lectures embêtantes ».

Il ne manque certes pas de vers bêtes et peu harmonieux dans le théâtre de Voltaire !

N’oublions pas la rapidité avec laquelle celui-ci écrivait ses tragédies : Les Scythes en dix jours, Olympie en six jours, etc… Ceci ne dut pas non plus passer inaperçu du lent et scrupuleux Flaubert.

Voltaire avouait d’ailleurs que certains de ces vers étaient plutôt mauvais. Écoutons le seigneur de Ferney en donner la raison à son ami d’Argental (le cher ange) en 1751 : « Il faut dans une tragédie certains vers qui semblent prosaïques pour relever les autres et pour conserver la nature du dialogue ».

On croit entendre et voir sourire le vieux renard écrivant ces lignes.

Le Théâtre de Voltaire n’est pas, c’est certain, une lecture particulièrement captivante.

Nous pouvons cependant regretter que Flaubert n’ait pas chez Voltaire senti ce « démon du théâtre » qui le poursuivit à chaque période de sa vie. Il eut le théâtre en adoration. Il jouait lui-même ses pièces sur la scène du théâtre qu’il avait installé à Ferney.

Rappelons ici à propos de ce théâtre un de ces traits d’esprit qui abondent chez Voltaire.

Le Duc de Villars avait joué chez Voltaire Gengiskau. Après avoir joué ce rôle, il demanda à Voltaire comment il l’avait rempli. Celui-ci lui répondit : « Monseigneur, vous avez joué comme un duc et pair ».

Sa dernière tragédie Irène fut faite en quelques jours. Voltaire avait 84 ans.

Flaubert fut plus sévère encore à propos des Commentaires sur Corneille de Voltaire.

Rappelons-nous que Corneille, très admiré par Flaubert fut sa première et sa dernière lecture.

Il écrit le 15 mai 1852, à Louise Colet : « Quelle immonde chose que les  Commentaires de M. de Voltaire, est-ce bête, et c’était pourtant un homme d’esprit. Mais l’esprit sert à peu de chose dans les arts, à empêcher l’enthousiasme et nier le génie, voilà tout ».

Et en 1853, le 15 juillet, à la même : « L’esprit est incompatible avec la  vraie poésie ; qui a eu plus d’esprit que Voltaire et qui a été moins poète ? »

Montaigne, encore lui, avait dit avant : « C’est un outrageux glaive à son  possesseur même que l’esprit à qui ne sait s’en armer ordonnament et  discrètement ».

Flaubert critique littéraire ? Oui, bien sûr et dont les jugements favorables ou sévères se montrent toujours exacts.

Prince du style, prince de l’esprit, maître de l’ironie souvent terrible, Voltaire devait plaire à Flaubert. Mais l’ermite de Croisset ne s’en crut pas moins autorisé à stigmatiser les fautes du seigneur de Ferney.

Tous les deux d’ailleurs pouvaient se retrouver dans cette lettre de Voltaire à Madame d’Épinay en avril 1761, et que Flaubert aurait pu signer aussi, lui : « Amusez-vous toujours des sottises du genre humain ».

Dr J. Hébert de la Rousselière, de l’Académie d’Angers.