Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 40
Aux sources de la thèse de Ry
C’est Georges Dubosc, chroniqueur du Journal de Rouen, qui le premier s’aventura le 26 novembre 1890, à déclarer que le thème de Madame Bovary était vraisemblablement celui fourni par les époux Delamare, de Ry. Il y a de sérieuses similitudes et concordances entre le schéma de leurs existences et celui du roman.
Ceux qui se rappellent l’avoir un peu entrevu dans leur déjà lointaine jeunesse, à la bibliothèque municipale de Rouen, son principal séjour, et qui le revoient en pensée avec son chapeau d’artiste bosselé, car, à l’origine, il était peintre, le binocle vacillant, l’œil malicieux, la parole prudente, doivent penser que ce fils de la grande bourgeoisie rouennaise n’a pas avancé à la légère cette thèse, pour le simple désir de faire un « boom » dans la littérature régionale. Georges Dubosc savait infiniment de propos rouennais, de ceux qu’on n’imprime pas pour de multiples raisons familiales ou judiciaires et qui contiennent cependant un fonds valable de réalité. Il aurait aujourd’hui cent dix ans et l’heure est peut-être venue d’exhumer ses carnets et papiers qu’il a légués à la bibliothèque de Rouen, lesquels apporteraient de précieux renseignements ou confirmations. Les Rouennais ont une pudeur écrite pour tout ce qui touche leur ville et ils ne consentent à écrire ce qu’ils savent que lorsque la cendre des générations est suffisamment refroidie. Il est probable que dès la publication du roman, dans les familles de médecins surtout, il avait été question de l’analogie schématique entre Madame Bovary et la romanesque existence des Delamare. Les Rouennais — et je suis l’un d’entre eux — aiment toujours avoir l’air d’être bien renseignés, et, comme tous les Normands, ont plus d’oreille que de bouche et bonne mémoire. S’ils savent se taire, cela ne signifie nullement qu’ils ne savent pas.
Georges Dubosc avait l’esprit boulevardier plus que « salonnard ». Lorsqu’il publia son article, Flaubert était décédé depuis dix ans ; Madame Delamare depuis quarante-deux ans. La fille de celle-ci vivait à Rouen, épouse ignorée d’un pharmacien : ce sont des considérations qui entrent dans les perspectives prévoyantes de la ville et cela se conçoit humainement. D’ailleurs, Georges Dubosc, en bon Rouennais qu’il était et tenait à se montrer s’est bien gardé de faire la moindre allusion à la descendance de Madame Delamare. Sa fille est morte depuis longtemps, son gendre également, leur unique fille demeurée célibataire aussi, au début de la dernière guerre. Aujourd’hui donc, aucune famille rouennaise ne peut se sentir entachée par des révélations quelconques.
Ce qui paraît le plus intéressant, aujourd’hui, est de rechercher la genèse des articles de Georges Dubosc et les circonstances qui l’ont incité à les publier. Il me semble en avoir découvert la source. La Société des Amis des Monuments Rouennais, toujours active et vivante, était en 1890, à ses débuts : elle avait alors quatre ans d’âge et chaque année comme maintenant, à côté de sa défense particulière des œuvres d’art de la ville, elle organisait une sortie à l’extérieur : seulement les moyens de transport alors étaient fort différents et moins rapides que ceux d’aujourd’hui. Le dimanche 6 juillet 1890, cette société alla visiter le porche de Ry et le Château de Martainville. Les autocars et les voitures particulières n’existaient pas et aucune ligne de chemin de fer ne passe ni à Ry, ni à Martainville. On ne pouvait donc y aller de Rouen que par diligences ou voitures omnibus de louage. Il semble qu’une dizaine de fervents se risquèrent à cette lointaine expédition ; pour l’époque, parmi eux Georges Dubosc, Raoul Aubé et Fauquet. Ce dernier, architecte de profession, venait de faire des réparations importantes à l’église de Ry ; il avait sans doute à cœur de montrer ses travaux. Raoul Aubé était le secrétaire de la société. On devine le périple : la côte de Neufchâtel, Quincampoix et Ry, le trajet supposé de l’Hirondelle. Comment ne pas supposer que ces excursionnistes ne vinrent pas à parler, au cours de leur lent trajet, de Flaubert et de Madame Bovary ?
Les Amis des Monuments Rouennais publièrent un bulletin rétrospectif de leurs premières années d’existence, de 1886 à 1890, en 1901, dans lequel nous trouvons sous la plume de Raoul Aubé la relation de cette excursion du 6 juillet 1890. L’article de Georges Dubosc dans le Journal de Rouen est du 26 novembre de la même année. Ce sont sans doute ses compagnons de voyage qui l’ont incité à donner des révélations sur ce qu’on disait et savait à Rouen sur les origines probables du thème de Madame Bovary.
« Deux attractions bien caractéristiques signalent Ry, à l’attention du touriste et du lettré : son porche célèbre et le souvenir de Madame Bovary, l’héroïne de Gustave Flaubert. Dès l’arrivée à Ry, on est frappé par sa ressemblance avec la bourgade si joliment décrite par le romancier. L’église « avec le cimetière qui l’entoure, clos d’un mur à hauteur d’appui », les halles, c’est-à-dire un toit supporté par de simples poteaux ; la mairie « construite sur les dessins d’un architecte de Paris » ; la maison du pharmacien, qui existe encore aujourd’hui, avec l’auberge d’en face, tout cela est dépeint à la lettre. C’est bien la rue (la seule) : « longue d’une portée de fusil », telle que Flaubert nous la représente… Quant à l’église, greffée sur trois ou quatre siècles, elle n’est pas sans mérite, et son clocher roman, caractérisé par ses cintres et sa curieuse corniche pointe agréablement sa flèche sur l’horizon paisible du bourg.
Dans le petit enclos qui l’avoisine, non loin du porche, deux tombes isolées attirent notre attention. Ce sont celle du docteur Bovary, de ce pauvre inconscient qui de son vrai nom s’appelait le docteur D… (Delamare), celle d’Emma Bovary, une pierre triangulaire, déjà descellée, gisait sur le sol. On y lisait ces mots encore très lisibles : Ici repose le corps de Delphine C… (Couturier), épouse de M. D… (Delamare), décédée le 6 mars 1848. Priez, Dieu pour elle.
Depuis, le cimetière a été nivelé et la pierre brisée, dit-on, en deux morceaux, a été posée contre le mur de l’église.
Nous avons vu aussi la maison du docteur, habitée, aujourd’hui par un huissier, et bien défigurée ; puis la petite porte du jardin, avec sa grille, à demi-cachée dans le feuillage, si propice aux rendez-vous clandestins de la jolie Emma. De braves gens de l’endroit, sollicités par nous, nous renseignaient chemin faisant sur les origines du roman ou plutôt sur les originaux. Tous les personnages de ce drame bourgeois : Homais, Léon, Rodolphe, Hyvert, Canivet, sont des êtres simplement débaptisés, dont le souvenir vivant est conservé à Ry. Quelques-uns ont survécu. On nous en montra deux ou trois, on nous nomma les autres et l’un de nous, un fin lettré, notre collègue et ami Georges Dubosc, a recueilli ces renseignements et les a publiés, en les précisant, avec son talent habituel dans les suppléments hebdomadaires du Journal de Rouen… ».
A. D.