Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 26 – Page 38
Notes de lecture
Sur René Descharmes
Maurice Nadeau publie aux Éditions Rencontre, à Lausanne, les Écrits de jeunesse de Flaubert. « Flaubert, écrit-il, est l’émule de Balzac et de Stendhal ». Leur digne héritier, assurément. Il me plaît infiniment de voir ce vieux maître de mes jeunes années, sous l’influence directe de qui mes premiers livres furent écrits et dont je n’ai jamais cessé de considérer L’Éducation sentimentale comme le plus beau poème romanesque de notre littérature, reprendre la place qui lui était contestée il y a trente ans.
Mon vieux et fraternel ami René Dumesnil est qualifié par Nadeau de patron des flaubertistes. C’est justice. Après lui, le préfacier énumère Louis Bertrand, Marie-Jeanne Durry, Jean Pommier, Claude Digeon, et c’est également parfait si l’on doit s’en tenir à une liste très courte. Il y a eu, ces dernières années, bien d’autres flaubertistes, non spécialisés et moins marquants. Mais j’ai un reproche à faire à Nadeau, qui, je l’espère, ne le prendra pas en mauvaise part : il n’a pas nommé René Descharmes.
J’ai connu Descharmes en même temps que son collaborateur Dumesnil, il y a plus de cinquante ans. Avec Dumesnil, il venait de publier au Mercure, en deux volumes, une série d’études flaubertiennes, Autour de Flaubert. Descharmes était bibliothécaire au Muséum d’histoire naturelle, dont il m’avait montré les plus belles pièces. Il avait fait la guerre et y avait subi une commotion d’obus qui lui causait de terribles hémorragies. Je le revois saignant interminablement du nez dans un fiacre qui nous emportait vers le Jardin des Plantes. Il en est mort au bout de trois ans.
Dumesnil lui a consacré un long hommage que j’ai sous les yeux. Eugène-Louis-René Descharmes était né à Charleville, le 22 octobre 1881. Au lycée, il avait été l’ami de Paul Acker, cette autre victime de la guerre. Sous la direction de Paul Berret, éditeur de Victor Hugo, il avait fait, en même temps que son droit, une licence de lettres. A la faculté de Lille, il avait été reçu brillamment docteur, avec deux thèses, dont la première avait pour sujet Flaubert, sa vie, ses œuvres et ses idées avant 1857 ; la seconde, l’ami de Flaubert, Alfred Le Poittevin. Pour lui, a écrit Dumesnil, l’amour de Flaubert était une religion. Je l’ai longtemps partagée et ne l’ai pas entièrement abjurée.
Dumesnil loue longuement la thèse de Descharmes. De son côté, il avait publié une thèse médicale sur Flaubert, son hérédité et son milieu. Lucien Descaves les fit se rencontrer. En cinq minutes, ils devinrent des amis inséparables. C’est ensemble qu’ils entreprirent la grande édition du Centenaire que Dumesnil devait achever seul. Il y avait eu aussi l’édition de la Correspondance. À la mort de Paul Mariéton, les lettres de Flaubert à Louise Colet lui avaient été confiées, ainsi qu’à Dumesnil pour un court instant. Elles étaient enfermées dans un coffret. Une simple ficelle retenait le couvercle. Quelle émotion fut celle des deux amis en la dénouant et en lisant sur le premier feuillet la date du 4 août 1846 avec l’adresse de Louise Colet, 21, rue de Sèvres… Ce sont là des minutes qui, pour certains, paient le labeur désintéressé de toute une vie.
André Billy..
(Carnet du samedi Figaro littéraire)