L’univers-Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 26  – Page 39

 

L’univers-Flaubert

Nous aurons mis longtemps à découvrir que Flaubert constitue un monde. Tout a commencé en ce sens lorsque, utilisant les liasses de projets inédits et les carnets de notes, Marie-Jeanne Durry publia en 1950 Flaubert et ses projets inédits (1). On se rendit compte alors que, plus que les œuvres accomplies qu’il laissa, Flaubert nous intéresse par le drame de sa création, par ses repentirs, ses brouillons, ses projets, par la vie tumultueuse de son esprit, par son impuissance, sa rage et son génie : un génie faustien plus que réaliste. D’autres travaux ont suivi, comme La Jeunesse de Flaubert (2) par Jean Bruneau. Et surtout, nous avons maintenant à notre disposition deux collections accessibles des Œuvres complètes (3), et non plus un Flaubert anthologique (comme le reste l’édition, déjà bien ancienne, de la Bibliothèque de la Pléiade).

Car, même pour les grands lecteurs cultivés — ceux qui emportent en vacances : Proust, Musil ou Saint-Simon — Flaubert était resté figé, en France du moins, dans quelques œuvres à relents parascolaires : l’inévitable Salammbô, que les bons élèves ont lu avec un peu d’ennui à quinze ans ; cette « grande machine » qu’est Madame Bovary, et où quelquefois nous ne voyons qu’une série de dictées pour la classe de quatrième. Il reste seulement quelques amoureux de L’Éducation sentimentale ; les Trois Contes sont appréciés de quelques professeurs ; et je crains qu’il y ait fort peu de lecteurs de La Tentation de saint Antoine. Quant à Bouvard et Pécuchet, ils ont pris de l’âge, et les sottisiers du XIXe siècle ne peuvent plus être ceux de 1965.

Le malheur de Flaubert, c’est que, chaque fois qu’il a terminé un livre, après l’avoir recommencé plusieurs fois, ce livre est devenu ennuyeux. Non que, par démagogie, je veuille rejeter les Salammbô et les Bovary dans l’enfer des lectures obligatoires en marge du lycée, et leur dénier toute valeur. Au contraire, dans ces grands ouvrages trop sculptés (comme les buffets Henri II de 1930), on pourrait retrouver, sous le travail de l’artisan contraint, le génie de l’artiste. D’ailleurs, hors de France, ce Flaubert est resté un très grand « nom » de la littérature française, un auteur très lu, et, de l’Argentine à la Pologne, on avoue que Flaubert a eu une très forte influence de 1880 à 1930, qu’il la conserve encore en partie. Il n’est guère d’étudiant qui, ayant à choisir très librement dans son programme une douzaine d’auteurs, n’y place Flaubert, même s’il y place aussi Racine et Robbe-Grillet.

Que s’est-il passé en France ? D’abord, dix ans après la mort de Flaubert, une offensive symboliste, puis « moderniste » qui, de Mallarmé à Cocteau, refusait le discours, la description appliquée, la narration soigneuse, en faveur d’un style discontinu et elliptique. La bête noire de Giraudoux était, justement, Flaubert… Et puis Flaubert a été trop vite scolarisé, de manière trop pédante : lorsqu’à seize ans on découvrait Paul Valéry ou Valéry Larbaud (je parle de l’époque 1930-1940), on s’attachait à eux comme à des anti-Flaubert. On ne pardonnait pas à Flaubert les dictées, les exercices de vocabulaire et de style dont il fournissait l’innocent prétexte, dont nous avions été à douze ans les innocentes victimes.

On peut aujourd’hui recommencer à le lire. Non pas sous cet aspect « anthologique » qui, justement, l’a tué. Mais comme lorsqu’on veut partir à la découverte d’un monde : les Œuvres complètes de Flaubert constituent, sous une forme fragmentée qui n’est pas pour nous déconcerter aujourd’hui, une aventure de l’esprit, de la vision artistique, une crucifixion de l’Art et de l’Homme, que l’on peut certes comparer à la Recherche du temps perdu ou à L’Homme sans qualités. Il ne s’agit pas de relire ces textes figés que sont les grands romans de Flaubert, il s’agit au contraire de voir ce qu’il y a entre eux, autour d’eux, avant eux, il s’agit de vivre l’aventure esthétique de ce grand artiste qui, comme Van Gogh ou Bernard Palissy, vécut dans sa chair la Passion de l’artiste (même si, comme Bernard Palissy quelquefois, il devait sortir de son fourneau, en fin de compte, des poteries trop cuites, c’est-à-dire Madame Bovary et Salammbô).

C’est donc le « travail pour créer » qui nous intéresse aujourd’hui dans Flaubert, plus que la création elle-même (et nous connaissons des gens qui, de même manière, préfèrent presque les Lettres de Van Gogh à sa peinture). Ce « travail pour créer », son histoire, sa vie, son drame, cette sorte de biographie tragique du créateur, on les trouvera en feuilletant, en lisant ces Œuvres complètes que nous donnent à la fois les Éditions du Seuil en deux grands volumes assez maniables, sous la direction de Bernard Masson, et les Éditions « Rencontre », à Lausanne, en quatorze volumes de plus petit format, sous la direction de Maurice Nadeau

On se jettera d’abord, dans une édition comme dans l’autre, sur les Écrits de jeunesse : il était impossible de connaître Flaubert sans les avoir lus (l’édition Conard est depuis longtemps épuisée, et d’ailleurs destinée aux bibliothèques universitaires plutôt qu’aux nôtres). Sous les titres Un Parfum à sentir, La Peste à Florence, Bibliomanie, La Dernière Heure, Smarh, Mémoires d’un fou, etc., ces écrits sont un monde. S’il y eut jamais « tempête sous un crâne », comme le dit Victor Hugo à peu près à la même époque, c’est bien dans le cerveau de Flaubert jeune. Tempête et logorrhée, au point que l’on ne peut tout nous livrer (mais même le choix, plus restreint, de l’Édition du Seuil, est excellent).

Mais y a-t-il un intérêt aujourd’hui à lire des œuvres de jeunesse, restées inédites pendant toute la vie de Flaubert, publiées tardivement ? Je dirai oui sans hésiter. Ce flamboiement de création violente, inadaptée dans un monde post-romantique, exacerbée, plaisante pourtant, cette rage d’écrire sans créer, de se perdre dans toutes sortes de sujets, cette fournaise où Flaubert-Palissy se brûle lui-même, tout cela doit être lu par tout jeune écrivain qui cherche sa voie ; jamais nous n’avons eu pareil témoignage de difficultés et d’acharnement, de volonté d’écrire… Et c’est à ce moment-là que Flaubert rêvait d’un écrivain (uniquement écrivain, sans métier secondaire, comme cela était possible au XIXème siècle) qui écrirait sans rien publier jusqu’à cinquante ans, puis publierait d’un coup ses « œuvres complètes ». Beau pari, bel enjeu, beau paradoxe qui, en fin de compte, est presque celui que Flaubert a tenu et gagné aujourd’hui, puisqu’en 1965 (Flaubert a 144 ans) son œuvre antérieure à 1857 devient accessible aux lecteurs… Et ainsi nous commençons à comprendre qu’entre le public et Flaubert il y aura eu la même aventure qu’en ce qui concerne Stendhal, ou Nerval…

Est-elle lisible, cette « œuvre première » ? Aussi lisible que bien des textes « rares » qu’offrent les clubs du livre. Elle n’est pas seulement destinée à servir d’exemple au jeune créateur embarrassé dans ses créations. À l’honnête homme, au lecteur de goût, elle offre (même avec les parenthèses de mauvais goût qu’elle comporte) cette admirable flambée d’impuissance et de rage que représentent la deuxième ou la troisième génération romantique : des hommes nés trop tard (ou entrés trop tard dans la vie littéraire) pour faire du Vigny, du Lamartine, du Hugo. Rendus furieux de n’avoir pas été les premiers à découvrir certains mélodrames, certaines lumières et certaines couleurs (enivrés qu’ils étaient de Delacroix), ils « en crevaient ». Ils ont alors « forcé » sur les lumières, les couleurs, le pittoresque, sans cesser d’être inspirés, prophétiques, sardoniques. Et ainsi naît un art infiniment savoureux, qui est celui de Théophile Gautier, de Flaubert jeune, parfois de Gérard de Nerval, ou encore de certaines œuvres « secondaires » d’Alexandre Dumas : entre le « romantisme » et le futur « réalisme » (du moins selon les étiquettes scolaires), un art du « pittoresque » verveux, enflammé et pourtant familier, quelque propension pour « l’étrange » et, en tout cas, un style littéraire qui a son originalité et que nous avons à découvrir.

Mais il faut bien, chez Flaubert, en venir aux « grandes œuvres », si pesantes qu’elles soient. Elles le deviendront moins si l’on en suit la genèse, puisque Flaubert est le cas-limite où l’histoire de la création est plus passionnante que la création elle-même (et en ce sens son cas rejoint certaines inspirations contemporaines où, depuis le Gide des Faux-Monnayeurs — et depuis Proust — on substitue au roman l’histoire de ce roman… Nathalie Sarraute a même écrit l’histoire posthume d’un roman, dans Les Fruits d’or). On pourra donc suivre — en les lisant à intervalles, l’un pendant les vacances d’hiver, le second pendant les vacances d’été, et ainsi de suite, les avatars de ces livres si différents, variations sur un même thème pourtant, qui s’appellent L’Éducation sentimentale, entre la version de 1845 (4) et celle de 1869. Madame Bovary est un gros « paquet » ; l’édition « Rencontre » lui donne vie en consacrant pratiquement tout un volume, le tome VII qui vient de paraître, à la genèse de Madame Bovary.

Avouons qu’il faudrait être un illuminé doué d’une grande patience (ou un étudiant en mal de thèse) pour se jeter dans ce tourbillon faustien de vociférations lyriques, imaginées et métaphysiques, qu’est La Tentation de saint Antoine dans ses versions de 1849, 1856, 1874, que l’édition du Seuil nous donne groupées, l’édition « Rencontre » placées à leur ordre chronologique. On y mesure l’ampleur du « gouffre Flaubert », cet abîme de tourment, de création, d’impuissance… Mais tout n’est pas là : il y a aussi les textes secondaires (comme Par les champs et par les grèves), qui accrocheront — ou simplement amuseront — le lecteur à un moment où il rouvre, au hasard des pages, son « Flaubert complet ». Il tombera aussi bien sur quelques pages du Dictionnaire des idées reçues, qui valent leur pesant d’ironie (si je puis dire), ou sur le Voyage en Orient.

On ne lit pas Flaubert ; on lit du Flaubert. On le prend, on le reprend, on s’y perd… Il s’y était perdu lui-même, puisque de son vivant il ne sut livrer que la partie la plus figée et la plus parfaite, hélas ! de ses écrits. On peut donc vivre en Flaubert comme on vit en Proust. Il ne s’agit pas de lire d’affilée des Œuvres complètes (on en deviendrait fou), mais de faire comme nous faisons maintenant dans la Recherche du temps perdu, de prendre un tome au hasard, de remonter à un autre, de « laisser tomber », d’y revenir…

Du moins avons-nous maintenant sous la main les instruments nécessaires : des « Flaubert » presque complets, dont l’un est presque portatif. Avec ses deux bons volumes, l’édition du Seuil groupe les « textes secondaires » ; il y manque la Correspondance, qui fait tout de même une bonne partie du génie de Flaubert (5). Plus étendue, en des volumes plus légers et plus nombreux, l’édition « Rencontre » suit plus patiemment un ordre chronologique, et a le mérite non seulement de donner la Correspondance, mais aussi de la livrer unie aux textes dont elle est contemporaine (la Correspondance 1853-1856 est dans le même volume que La Genèse de Madame Bovary), au lieu de la rejeter, comme le faisaient les anciennes « grandes » éditions, dans les six derniers volumes dune série de quatorze ou vingt tomes, ce qui faisait que l’on devait faire le va-et-vient entre le tome V et le tome XIV.

Pour de si bonnes éditions, j’aurais souhaité des notes plus abondantes, comme le fait d’habitude la Bibliothèque de la Pléiade. Mais le maelström Flaubert est si vertigineux que, peut-être, avec des notes savantes en plus, il deviendrait insupportable… Et si l’on veut un guide bref, on le trouvera dans le Flaubert (6) de Jacques SuffeL

À décrire le Flaubert total que mettent à portée de notre main ces éditions nouvelles, j’ai l’impression de donner une « bibliographie » à des étudiants dans une université. Pourtant, ces sommes flaubertiennes sont faites pour l’honnête homme. Seulement, ce Flaubert est tel qu’à lui seul il constitue une « culture », une aventure de l’esprit et de la création, aventure si vaste qu’elle donne, à en énumérer les ramifications, l’impression de ce fouillis pédant qu’est une étude savante… N’en est-il pas de même chez les grands pairs de Flaubert ? Chez Proust, chez Joyce, dans l’œuvre inachevée de Musil ?

Et d’ailleurs, on pourra trouver à Flaubert une autre valeur d’actualité, assez inattendue… Car même ce qui nous décourageait en lui par principe dans ses textes trop élaborés, c’est-à-dire la description minutieuse, l’application du style, le souci superstitieux du décor, tout cela qui nous semblait une série de conventions acceptées avec peine par le tâcheron volontaire de 1857, voilà que même dans ces artifices on trouve du génie, en 1965… Déjà Robbe-Grillet, qui a renversé le rapport entre le décor et l’intrigue, dédouanait Flaubert dans Pour un nouveau roman (7) : il y voyait presque un précurseur… Et, en effet, il y a presque autant de « descriptions » et de « décors objectifs » chez Flaubert que chez l’auteur des Gommes. La roue tourne : ce qui paraissait démodé redevient d’actualité.

C’est pourquoi, dans La Leçon de Flaubert (8), Geneviève Bollème étudie avec acuité et avec application ce Flaubert appliqué. Loin de voir dans cette myopie descriptive de l’époque réaliste un virus que Flaubert se serait inoculé à contrecœur, elle y voit un souci d’art et d’objectivité : thèse fort admissible, puisqu’elle était en fait celle de Flaubert lui-même — je veux dire celle qu’il a adoptée en pestant et en sacrant.

Pour Geneviève Bollème, l’art consiste à « voir tout d’une façon différente à celle des autres hommes ». Il faut « retourner à l’OBJET, le voir, nous taire, le décrire sans le quitter des yeux, renoncer à le transcrire, et plutôt REGARDER ». C’est ce que fait Robbe-Grillet, avec quelques astuces en plus. C’est ce que fit effectivement Flaubert, dans ses textes les plus ennuyeux.

Sur cette intention de soumission à l’objet se fondent toute une esthétique précise, et aussi tout un jeu d’art alexandrin (cela fait penser à du Properce) qui comporte ce que Geneviève Bollème appelle « les gammes descriptives ». À l’extrême, on aboutirait à des peintures sur soies japonaises, lourdement traitées par un Courbet… N’est-il pas drôle que tout ce qui est lourd et pédant dans Flaubert donne lieu aujourd’hui à une étude aussi intelligente et aussi actuelle que La Leçon de Flaubert ?

Après quoi, il restera à dire ce qui survit et ce qui surnage dans cette œuvre. Ne nous laissons pas trop frapper par la coïncidence qui existe entre le Flaubert descriptif ou pédant, et quelques modes actuelles : la réhabilitation de Flaubert par le nouveau roman a presque l’air d’un coup monté. Et elle n’empêche pas que l’on s’ennuie au bal de la Vaubyessard ou aux comices agricoles de Madame Bovary. Non. Le Flaubert à découvrir, ce n’est tout de même pas celui que nous propose Geneviève Bollème. C’est justement l’autre, le Flaubert goethéen, éperdu, diffus, disséminé dans ses textes secondaires et dans sa Correspondance, familier, inquiet, tourmenté, créateur égaré qui se perd dans sa création : le Flaubert que l’on doit lire entre les lignes, dans les marges, dans les débordements de ses « grandes » œuvres. Celui des Œuvres complètes : celui qui est un univers au lieu d’être un pédantisme.

R.M. Alberes

                                                   (Les Nouvelles Littéraires, 7 janvier 1965)

 

(1) Nizet.

(2) Armand Colin.

(3) Œuvres complètes de Flaubert, 2 vol., Ed. du Seuil ; et Œuvres complètes (comportant la Correspondance), 14 vol., Ed. « Rencontre », Lausanne.

(4) Texte réédité en 1963, La première Éducation sentimentale. Ed. du Seuil.

(5) Un choix de la Correspondance a été récemment publié sous le titre Préface à la vie d’écrivain. Ed. du Seuil, 1963.

(6) Éditions Universitaires.

(7) Éditions de Minuit.

(8) Julliard, collection « Lettres Nouvelles ».