Les dernières corrections de l’Éducation Sentimentale

Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 27 – Page 11

 Les dernières corrections de l’Éducation Sentimentale

Lorsque le 16 mai 1869 Flaubert put annoncer à Duplan la grande nouvelle : « … FINI ! mon vieux ! oui, mon bouquin est fini … », il voulut donner, comme il l’avait fait pour Madame Bovary et Salammbô, son texte à revoir à celui qu’il considérait comme sa conscience littéraire : Louis Bouilhet.

« … Monseigneur sera revenu de Paris et nous nous mettrons à corriger l’Éducation Sentimentale phrase par phrase. Ce sera l’affaire d’une quinzaine au moins… »

Sur le manuscrit définitif de 498 feuillets, Bouilhet indiqua au crayon de nombreuses corrections ; mais il était trop malade pour ce travail ; il devait mourir deux mois plus tard, en juillet. Flaubert confia alors son manuscrit à son vieux camarade Maxime Du Camp qui releva les incorrections. Flaubert ne s’attendait pas à être châtié de la sorte puisque sur les 251 remarques faites par Du Camp, il en enverra promener 87. Maxime Du Camp se rappellera de toutes ces discussions « pédagogiques » en écrivant ses Souvenirs Littéraires : « … Lorsque le roman fut terminé et recopié, j’eus a vec Flaubert une discussion qui dura trois semaines. Je déjeunais chez lui, il dînait chez moi et nous avons parfois bataillé quatorze ou quinze heures de suite. Un soir, nous avons travaillé — c’était le mot de Flaubert — jusqu’à une heure du matin. Vers trois heures je fus réveillé par un effroyable vacarme à ma porte : coups de sonnette et coups de pieds. Je me lève tout effaré, je vais ouvrir. Sur le palier, Flaubert me crie : « Oui, vieux pédagogue, l’accord des temps est une ineptie. J’ai le droit de dire : « Je voudrais que la grammaire soit à tous les diables et non pas fût, entends-tu !… » (1)

Comme de tous les manuscrits de Flaubert, il fut fait une copie du manuscrit définitif qui servit à l’impression. Flaubert la revit et elle comporte encore quelques corrections.

L’Éducation Sentimentale parut le 15 novembre 1869 en deux volumes. Il en fut fait plusieurs tirages sans qu’on puisse en préciser le nombre, vraisemblablement quatre, le second en 1870 portera sur la couverture : deuxième édition, le troisième en 1873 et le quatrième en 1874 (2).

À propos des Dernières chansons de Louis Bouilhet, œuvre posthume pour laquelle Flaubert avait écrit une longue préface, une brouille sépara le romancier de son éditeur. Flaubert revit son Éducation Sentimentale, y apporta encore des corrections puis la confia à Georges Charpentier qui la réimprima «… Je vous envoie la fin de ce roman, corrigé… » écrit l’auteur le 21 octobre 1879 (3). La nouvelle édition sortira des presses le 19 novembre 1879 quoique portant la date de 1880.

On peut se rendre compte des nouvelles corrections apportées, au nombre des variantes mises en index dans l’édition Conard de 1910 qui imprima son volume conformément à la dernière édition revue par Flaubert en 1880. Il y a 495 variantes. Les suppressions sont les plus nombreuses : 420 sur les 495, les 75 autres modifications comprenant 45 substitutions, 11 additions, 9 changements de temps ou de mode des verbes et 8 changements dans l’ordre des mots. Ces suppressions n’affectent pour la plupart qu’un mot ou deux ; mais une bonne trentaine, il s’agit de groupes de mots, de membres de phrases, de propositions.

Après la mort de Flaubert, 8 mai 1880, d’autres éditions de l’Éducation Sentimentale sortiront, dont l’une des dernières en date, celle d’Édouard Maynial, aux classiques Garnier (4).

Édouard Maynial basera ses variantes sur l’édition originale (1869), sur l’édition Quentin (1885) qui est un étrange mélange de l’édition originale et de l’édition Charpentier (1880), sur l’édition Conard (1910), enfin sur celle dite du Centenaire dont le texte a été revu par René Descharmes (1922).

Il existe à Croisset, dans la bibliothèque Flaubert, un volume à couverture jaune de l’édition Charpentier, de 1880, appelée par les amateurs la deuxième édition originale, publiée à trois francs cinquante sur papier ordinaire et portant sur la page du titre « Nouvelle édition ».

En haut de la couverture de l’exemplaire de Croisset, à l’encre, de la main de Flaubert, il est écrit : « Corrections indiquées ». À l’intérieur, toujours de la main de Flaubert, on peut relever 26 corrections faites au crayon. Sur ces 26, 8 sont des fautes typographiques ou coquilles que l’éditeur corrigera de lui-même dans les tirages successifs qui suivront ; il reste donc 18 corrections, dont l’édition Garnier ne fait pas de cas et qu’Édouard Maynial ne note pas dans ses variantes basées, nous l’avons dit, sur l’édition originale, sur celle de Charpentier, sur les éditions Conard et du Centenaire ; enfin sur les remarques de Maxime Du Camp. Il y a donc tout lieu de penser qu’elles sont restées inconnues de tous les éditeurs.

Selon sa méthode tendant à la perfection, Flaubert relisait soigneusement son œuvre lorsqu’on en faisait un nouveau tirage et ce volume était préparé pour être expédié à Georges Charpentier. Hélas, le 8 mai 1880, la mort le terrassait en sa maison de Croisset.

Aujourd’hui, parmi les livres déposés dans la grande salle du Conseil municipal de la mairie de Canteleu, il y a l’exemplaire si connu de l’Éducation Sentimentale portant la dédicace manuscrite : « À ma nièce, à mon enfant, à ma chère Caro, son vieux Gustave Flaubert » un des 25 (5) exemplaires sur papier de Hollande. Relié, la couverture conservée porte : deuxième édition. Ce livre, qui se trouvait à la mort de Flaubert dans une des deux petites bibliothèques, figure dans l’inventaire après décès. Il y a également un deuxième exemplaire de cette édition, sans dédicace, relié, mais la couverture non conservée. S’agit-il là d’un des « cinq exemplaires de l’Éducation Sentimentale, brochés », mentionnés dans l’inventaire, et qui fut relié après coup, comme ce fut le cas de bien d’autres ? Enfin, l’exemplaire qui nous intéresse et qui, peut-être, fut replacé dans le placard du cabinet de toilette avec les autres pour être inventorié par Me Bidault, notaire à Rouen (6). Aucun livre, en effet, ne se trouve, lors des prisées des 21 et 22 mai 1880, sur des meubles, table de travail ou autres, ce qui paraît étonnant si nous nous en référons au dessin de Caroline Commanville : le cabinet de travail de Gustave Flaubert à Croisset.

Une particularité cependant se montre dans l’exemplaire de l’édition Charpentier, de 1880, à Croisset. Si on en excepte la page 8, portant la première correction, on voit que les premiers feuillets n’ont pas été coupés, un bon tiers du volume, la seconde correction se trouvant à la page 234. On peut donc penser qu’il s’agit là d’une suite à un premier volume déjà expédié à l’éditeur. Il procéda de cette façon avant le tirage de la deuxième édition originale, ce qui lui faisait écrire la lettre déjà citée, le 21 octobre 1879 : « Je vous envoie la fin de ce roman, corrigé… ».

Pour permettre de suivre les corrections nouvelles de Flaubert, nous placerons ces variantes en rapport de l’édition de 1880 avec l’édition Garnier.Vous pouvez également vous référer à l’édition électronique de L’Éducation sentimentale.

Texte

Ed. 1880

Ed. Garnier

cependant un long châle Page 8-li.30 P. 5-L.34
comme les décorsles remplacé par desl’édition Conard met des P. 34-li.22P. 274-L.25 P. 191-L.26
mais des grues P. 234-L.29 P. 191-L.31
mais le chef P. 235-L.18 P. 192-L.12
mais la barrière P. 235-L.37 P. 192-L.31
se lança enfin dans une longue P. 238-L.18 P. 194-L.35
attestaient les efforts et les engouementsFlaubert a dû hésiter à enlever « les efforts et » car ces mots ne sont pas rayés, mais mis entre parenthèses. P. 238-L.31 P. 195-L. 6
tenté enfin quelques-uns P. 238-L.35 P. 195-L. 9
mais on devinait P. 241-L. 5 P. 196-L.40
la besogne et d’hygiènevirgule après besogne P. 242-L.14 P. 198-L. 1
d’ailleurs le mouvement P. 243-L. 8 P. 198-L.31
mais quand il fut assis P. 243-L.11 P. 198-L.34
initiales R.A.tiret après initiales P. 245-L.32 P. 200-L.34
mais l’écriture P. 245-L.34 P. 200-L.37
redoublait son tintamarreson remplacé par aul’édition originale portait au et Édouard Maynial le note dans ses variantes. Il s’agit donc d’une erreur de l’édition de 1880. P. 355-L. 2 P. 291-L. 8
Berthe se rangeait…Berthe est remplacée par Marthe. Édouard Maynial note : Berthe. Dans un autre passage du roman P. 135, n 307, Flaubert avait déjà donné à la famille de Madame Arnoux, le prénom de la fille de Madame Bovary, Berthe au lieu de Marthe ; mais, dans ce premier texte, il avait fait la correction dans les éditions qui suivirent l’originale. Ici, l’erreur a substitué dans toutes les éditions publiées de son vivant. P. 433-L. 8 P. 355-L.37
il eut beau reprendre qu’il allaitreprendre remplacé par répondre. P. 481-L.31 P. 395-L.30
Lady Glover.Flaubert écrit Gower au lieu de Glower. Il avait déjà signalé l’erreur dans une lettre à Michel Lévy en décembre 1869 (7). P. 489-L.31 P. 402-L.20

Ces corrections, comme d’habitude, ne sont presque toutes que des suppressions n’affectant qu’un mot, conjonctions ou adverbes conjonctifs (8). Cependant ce sont les dernières de Flaubert, dont certaines comme le remplacement de Berthe par Marthe sont normales et obligées. C’est comme la dernière volonté de l’écrivain, testament littéraire parvenu jusqu’à nous. Il semble que les nouvelles éditions ou nouveaux tirages de l’Éducation Sentimentale, cette œuvre qui tint tant au cœur du romancier, devraient en tenir compte comme ils devraient tenir compte de la rectification notée sur l’exemplaire de l’édition originale, livre dédicacé donné à Cuvillier-Fleury (9) et de la réclamation de Flaubert : « Le nom de l’institutrice chez Mme Dambreuse ne doit pas être Miss John, mais Miss Johnson » (10), faite dans sa lettre à Michel Lévy en décembre 1869.

 

L. Andrieu

Conservateur de la Bibliothèque Flaubert, à Crolsset.

(1) Les remarques les plus intéressantes de Du Camp ont été publiées dans

L’Éducation Sentimentale, édition Conard, 1910).

(2) R. Dumesnil et D.L. Demorest : Bibliographie de Gustave Flaubert – Giraud 1939.

(3) Dans ses lettres des 31 juillet, 29 août, 3, 9, 17, 18 septembre, 8, 15 et 21 octobre, il parle des corrections qui, assure-t-il, l’occupent pendant deux heures au moins tous les jours.

(4) La dernière impression est de 1963.

(5) René Rouault de la Vigne donne le chiffre 95, ce qui nous semble exorbitant. Il doit s’agir de 25, le 2 mal formé étant pris pour un 9. L’exemplaire donné à Cuvillier-Fleury porte : un des douze exemplaires sur papier de Hollande.

(6) René Rouault de la Vigne. L’inventaire après décès de la bibliothèque de Gustave Flaubert.

(7) Lettres inédites de Gustave Flaubert à Michel Lévy, correspondance présentée par Jacques Suffel-Calman-Lévy-1965.

(8) R. Dumesnil et D.L. Demorest, dans leur bibliographie dressent une liste des suppressions faites entre les éditions de 1869 et 1880.

(9) Flaubert remplace le mot… trouvaient par tenaient. Éd. or T. 2 page 81, ligne 19, éd. 1880 page 353 ; ligne 16, éd. Garnier, page 289, ligne 34. Ce livre fut vendu à l’Hôtel Drouot, voir catalogue de la vente du 25 avril 1961.

(10) Le nom de Miss John figure à plusieurs reprises dans l’Éducation Sentimentale. Les corrections n’ont jamais été faites et toutes les éditions portent par erreur « Miss John » au lieu de Miss Johnson (note de Jacques Suffel. (Voir n° 1). L édition Garnier commet la même erreur.