Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 28 – Page 10
La Maison Flaubert
Nogent-sur-Seine dans la vie et l’œuvre de Flaubert (2)
Cette maison où vint Flaubert existe toujours. C’est une grosse maison bourgeoise d’un étage, d’aspect cossu, qui était ombragée, il y a encore une dizaine d’années, par un énorme marronnier vraisemblablement presque centenaire. Elle est située à un carrefour fort passager, ce « carrefour de l’Hôtel-Dieu » où Deslauriers, de L’Éducation sentimentale raccompagne Frédéric et qui est formé par l’embranchement de la route nationale et des rues Saint-Époing et de l’Auditoire. Cette maison, chacun l’appelle à Nogent « la maison Flaubert », avec une nuance de respect. Mais les événements vont vite. Est-ce que la description qui suit sera encore exacte quand cette monographie paraîtra ? M. Peyratout, qui veillait avec un soin jaloux sur la maison, qui avait tenu à la conserver, intérieurement et extérieurement, telle qu’elle était au 19e siècle, est mort en 1965. La maison, mise en vente, a été rachetée par la Banque Commerciale de Champagne. Il paraît évident que, devenue succursale bancaire, la vieille maison bourgeoise va devoir être transformée ; divisée en bureaux, éventrée de baies vitrées, elle n’aura plus qu’un lointain rapport avec son aspect initial. Pousser un cri d’alarme ne servirait plus à rien. Le mal est fait, au moins virtuellement. Actuellement donc (mais pour combien de temps encore ?) une cour plantée d’arbustes s’avance en étrave jusqu’au milieu de la rue. Si le marronnier qui s’y élevait a disparu, il reste des buis très anciens qui, sans aucune doute ont ombragé le visiteur des années 1860 et 1870. Un très grand jardin potager sépare la maison de la rue de l’Auditoire : c’était un jardin à l’anglaise au temps de Flaubert ; étant plus ou moins abandonné quand M. Peyratout l’a acheté, il a été transformé en jardin potager.
Du jardin, en levant les yeux, on aperçoit d’abord le clocher de l’Hôtel-Dieu qui donne, lui aussi, sur la rue de l’Auditoire. Il domine tout un corps de bâtiments : l’hôpital de Nogent. Cet hôpital, situé à l’origine entre la Grande Rue et la rue de la Halle, a été transféré en 1836 à sa place actuelle ; le clocher a été ajusté à cette époque dans la toiture du nouveau bâtiment. Gustave Flaubert a vu s’élever quand il avait quinze ans ce clocher qu’on ne peut pas ne pas voir de la maison.
Jusqu’en juin 1958, rien ne distinguait la maison Flaubert de ses voisines : aucun signe apparent qui pût la signaler à l’attention des non-flaubertistes. Car les flaubertistes, eux, savaient. L’oubli est désormais réparé. Le 29 juin de cette année-là, sous l’impulsion dynamique de Me Vigo, président de la Société Académique de l’Aube, et de la municipalité de Nogent, une plaque a été apposée sur la façade de la maison.
On peut y lire :
« L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN GUSTAVE FLAUBERT (1821-1880) AIMA CETTE MAISON DE FAMILLE OÙ IL SÉJOURNA SOUVENT ET DONT IL S’INSPIRA POUR L’ÉDUCATION SENTIMENTALE ».
Cette plaque répare un oubli. Mais elle est apposée sur une seule maison : en réalité, la « Maison Flaubert » comprenait deux maisons ; il faut ajouter à la précédente celle qui lui est immédiatement voisine, au n° 5 de l’actuelle rue Flaubert et occupée actuellement, coïncidence curieuse, par un vétérinaire. La preuve est apportée par le cadastre de 1840 et l’état de section des propriétés bâties et non-bâties de Nogent. Sur le premier, chaque propriété est désignée par un numéro qui englobe la superficie totale de cette propriété.
La maison des Bonenfant (n°47) sur le cadastre de Nogent de 1840
Or, un seul numéro, le numéro 47, couvre à la fois la « maison Flaubert », la cour de devant qui s’avance sur le carrefour, le jardin à l’anglaise (devenu potager) et, fait important, une autre maison, sise aussi rue du Collège (l’actuelle rue Gustave-Flaubert), derrière la précédente, et séparée d’elle par un petit mur ; ce petit mur, qui est apparent sur le cadastre a été percé depuis de remises et sert actuellement de bûcher (si un même numéro recouvre ces deux maisons, le propriétaire est le même). À qui appartenait cette grande propriété en 1840 ? L’état de section des propriétés bâties et non-bâties y répond. Au n° 47, on trouve mentionné une maison, revenu 300 F (or) et jardin et cour de 19 ares 26, d’un revenu de 7 F 32 (or) ». L’actuelle maison a une superficie moindre : 11 ares 21. C’est qu’en effet la propriété des Parain s’est morcelée en 1890. Le 29 décembre 1890, M. Barsanty, entrepreneur de travaux, demeurant à Nogent, achète à Olympe Parain une partie de sa propriété. L’acte de vente a été transcrit le 30 décembre 1890, il se trouve aux archives départementales de l’Aube (volume 557, n° 4). Il spécifie que Mme Bonenfant vend à M. Barsanty : 1° Un immeuble situé à Nogent-sur-Seine, rue du Collège, comprenant une grange, cour et autres bâtiments ; 2° Une bande de terrain à prendre au midi de l’immeuble sus-désigné, dans la cour d’habitation de Mme Bonenfant. M. Barsanty s’engage à élever un mur pour séparer les deux propriétés ; 3° un terrain à prendre dans le jardin de Mme Bonenfant, à l’endroit où il touche à la cour vendue à M. Barsanty. Les immeubles ou parties d’immeubles présentement vendus appartiennent en propre à Mme Bonenfant qui les a recueillis dans la succession de Mme Edmée Flaubert, femme Parain, sa mère. La présente vente a lieu moyennant le prix principal de 5.500 F ». Il ressort donc de cet acte que lorsque Flaubert venait à Nogent, il descendait dans une maison beaucoup plus importante que l’actuelle : la cour était plus spacieuse et surtout une grange avec dépendances « doublait » la maison d’habitation. Ceci est très important : cette disposition est celle même de la maison Moreau, de l’Éducation Sentimentale : Frédéric n’a qu’à traverser la cour pour se rendre chez sa voisine, Louise Roque. Certes, grange n’est pas maison, mais la grange nogentaise a certainement servi de « déclic » au romancier. II a fait decette grange importante en vis-à-vis de la maison de ses cousins une maison de roman, avant que la réalité lui donne raison, puisque l’acheteur de 1890 en a fait sa résidence, qu’on peut encore voir aujourd’hui, jouxtant la « maison Flaubert ».
Claude Chevreuil
Troyes
Composition de l’article Nogent-sur-Seine dans la vie et l’œuvre de Flaubert :
Ascendance champenoise – Maison Flaubert – Le père Parain – Relations avec les Bonenfant – Nogent dans l’œuvre de Flaubert
La maison des Parain-Bonenfant à Nogent-sur-Seine
avant 1914, d’après une vieille carte postale.
La maison de la famille Parain-Bonenfant en avril 1966.
On remarque, à gauche, la plaque signalant le passage
de Flaubert dans cette maison. Sa chambre
avait les deux fenêtres de droite, au premier étage.