Nogent dans l’Éducation sentimentale (fin)

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 28 – Page 38

Nogent dans l’œuvre de Flaubert (Fin)

Les activités de la ville

Nogent compte aujourd’hui, avec 4.200 habitants, une population peu supérieure à celle de 1860 : petite ville certes, mais qui a son importance administrative et commerciale. Elle est toujours une sous-préfecture. Flaubert l’indique rapidement au sujet de Mme Éléonore, l’épouse de M. Roque : « Dès le lendemain de son mariage, elle alla faire une visite à la sous-préfecture » (p. 94). La Sous-préfecture se trouve aujourd’hui avenue de la Gare ; elle était, au temps où Flaubert venait à Nogent, rue du Collège, à une cinquantaine de mètres de la maison des Bonenfant. Il l’a replacée tout naturellement dans son roman. On peut donc se demander une fois encore si la maison Bonenfant et la maison Moreau ne font pas une seule et même maison ; Mme Eléonore, censée sortir d’une maison de la place d’Armes, est bien vite arrivée à la sous-préfecture…

De sa fenêtre Frédéric voyait passer les voitures transportant les marchandises : « Il se levait très tard et regardait par sa fenêtre les attelages des routiers qui passaient » (p. 93). Et encore : « il se rappela des nuits pareilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant les routiers qui passaient » (p. 162). Cette répétition du mot « rouliers » (1), même à soixante-dix pages d’intervalle, ainsi que le pluriel employé chaque fois semble indiquer que le commerce de Nogent était important. Il l’était, effectivement, mais surtout par eau avec les transports de sel, de houille, de blé, d’orge, de son, de barils de vin effectués par le coche d’eau, longtemps préféré à la patache ; celui-ci conduisait aussi beaucoup de voyageurs à Paris (c’est sur le coche de Nogent, que Napoléon Bonaparte, élève de l’École Militaire de Brienne, s’embarqua pour revenir à Paris). On comprend donc l’importance de la circulation des voitures et des équipages de rouliers dans une ville qui était l’entrepôt ou au moins le point de chargement et de déchargement, la station obligée des marchandises échangées entre l’extérieur et la plupart des localités du département. On comprend que Frédéric, désœuvré, se soit intéressé au passage des rouliers dans sa rue ; la rue du Faubourg-de-Troyes, où il nous semble que Flaubert a placé la maison de Mme Moreau, était à cette époque la rue principale et la plus active, où s’arrêtaient les attelages, où on les réparait, où l’on changeait aussi les chevaux de poste et de renfort. C’était la rue des charrons, des maréchaux-ferrants, des bourreliers, des selliers et des auberges de relais. Récemment encore elle conservait son maréchal-ferrant et son sellier.

Enfin, il peut sembler étrange que dans cette ville qui ne fut jamais une ville de garnison, on puisse trouver une maison de rendez-vous (la maison de la Turque) non autorisée certes ; mais les mariniers s’arrêtant à Nogent comme tous les marins du monde, aimaient les bordées en reprenant la terre ferme et constituaient une clientèle importante, proportionnelle à l’importance du trafic des marchandises en Haute-Seine. Cependant, l’oncle Moreau, venant du Havre affirmait : « Quel pauvre commerce chez vous ! » Évidemment, il ne pouvait être comparé à celui du Havre.

Il faut dire que l’activité des transports par eau était intermittente et saisonnière, soumise à la loi des chômages. Amédée Aufauvre, l’historien du XIXe siècle de Nogent et que Flaubert a dû lire, écrit : « Il ne faut (…) pas se montrer surpris de ce que le nom  de Nogent manque à la liste des villes champenoises renommées pour leur opulence commerciale ». En vérité, Nogent se développa surtout au XVIIIe siècle, et sa décadence commença au XIXe. Reste que le trafic des voyageurs continue même après l’arrêt ou le ralentissement du commerce : ainsi c’est en diligence que Frédéric quitte Nogent le 14 décembre 1845. Les diligences offraient sur tous les autres moyens de transport une supériorité de marche qui lui valait la préférence. Vers 1840, un des nombreux imprimés qui réclamaient le passage du chemin de fer à Nogent écrivait : « Il y a vingt ans, il ne passait qu’une seule diligence à Nogent ; maintenant il en passe douze, dont deux spéciales à notre localité. Eh bien ! il manque souvent des places ! » Ainsi donc, les allusions de Flaubert aux activités de la ville, quoique discrètes, reflètent dans leur brièveté, une réalité incontestable, à savoir l’importance exceptionnelle, du moins notable, du commerce nogentais vers 1840. Elles reflètent aussi l’histoire civile et religieuse de Nogent.

L’histoire de Nogent

Deux passages du livre la concernent, à deux époques différentes. À la fin du roman, lorsque Frédéric revoit ses rêves de jeunesse, il se souvient de sa grande ambition d’alors, écrire « un grand roman moyen-âge sur Nogent dont, j’avais trouvé le sujet dans Froissard : comment messire Brokars de Fénestranges et l’évêque de Troyes assaillirent messire Eustache d’Ambrecicourt » (p. 426). Flaubert a dû trouver cet épisode dans l’ouvrage d’Amédée Aufauvre qui date de 1859 : Brocard de Fénestranges, capitaine lorrain, commandant d’une troupe de cinq cents hommes, à la fois aventuriers et soldats, et qui s’était signalé au siège de Melun se rangea, moyennant une « grand’ somme de florins » dit Froissard, aux côtés du Dauphin contre l’Anglais. Côté français, Brocard de Fénestranges est aidé par d’autres chefs, en particulier l’évêque de Troves. En face, le capitaine Eustache d’Ambrecicourt est à la tête de la garnison anglaise avec laquelle il s’est emparé de Nogent. Après trois assauts qui échouent, l’arrière-garde française emporte la victoire et délivre Nogent. Cette bataille racontée par Froissard, fut livrée le 23 juin 1359.

L’histoire récente de Nogent est aussi mise à contribution dans L’Éducation sentimentale, celle des journées révolutionnaires de juin 1848 où mention est faite d’une délégation de Nogentais à Paris à laquelle participe M Roque, le voisin de Mme Moreau : « Arrivé le 26 à Paris avec les Nogentais au lieu de s’en retourner en même temps qu’eux, il avait été s’adjoindre à la garde nationale qui campait aux Tuileries » (p. 338). Là encore, l’histoire d’Aufauvre apporte les éclaircissements souhaités : « Les journées du 22, du 23 et du 24 juin 1848 développèrent encore les répulsions parce qu’elles révélèrent l’étendue de l’abîme que creusait une anarchie où les factions allaient entrer en lutte ouverte. La Garde Nationale de Nogent fut l’une des premières à arriver à Paris. Elle campa sur la place de la Concorde décidée à combattre pour le gouvernement provisoire ». Là encore, il y a concordance parfaite entre la réalité historique et la réalité artistique : il est difficile de prendre Flaubert en défaut d’exactitude.

Restent deux personnages à étudier : M. Dambreuse et Mme Moreau qui, de près ou de loin, se rattachent à ce chapitre ; personnages vraisemblablement imaginaires, mais auxquels Flaubert apporte, comme à Mme Bovary, des éléments troublants de vraisemblance, même s’ils n’ont pas réellement existé.

M. Dambresuse

M. Dambreuse est « membre du Conseil général de l’Aube ». Aucun nom, même approchant, ne figure dans la liste des conseillers généraux de ce département, bien entendu : il s’agit d’un nom forgé par Flaubert, séduit vraisemblablement par la sonorité somptueuse du mot. M. Dambreuse connaît bien Nogent : lorsque Frédéric lui rendit visite, « il adressa au jeune homme quelques questions sur des personnes de leur connaissance, sur Nogent, sur ses études » (p. 20). Surtout, il possède une propriété dans l’Aube, le « domaine de la Fortelle » (pp. 10 et 131). Ce nom n’évoque aucun souvenir dans la mémoire des vieux Nogentais. Là encore, pure création de Flaubert. Dans le roman, le domaine est proche de Nogent puisque le père Roque s’y rend en tapissière. Peut-être le romancier a-t-il songé à la petite ferme de Courtavant que son père possédait par héritage et qu’il aurait agrandie en domaine pour asseoir la situation de M. Dambreuse, conseiller général de l’Aube ?

L’ascendance de Madame Moreau

Dans le roman, Mme Moreau est « la fille d’un comte de Fouvens, apparentée d’ailleurs aux plus vieilles familles champenoises, les Lavernade, les d’Étrigny. Quant aux Moreau, une inscription gothique, près des moulins de Villeneuve-l’Archevêque, parlait d’un Jacob Moreau qui les avait réédifiés en 1596 ; et la tombe de son fils, Pierre Moreau, premier écuyer du roi sous Louis XIV, se voyait dans la chapelle Saint-Nicolas » (p. 243). Aucun nom semblable ou approchant ne figure dans l’Armorial historique de l’Aube de Louis Le Clert. Mais ils ne semblent pas cependant avoir été choisis au hasard. Le nom d’Étrigny, par exemple, a une consonance champenoise, comme Montigny, Éguilly, Marigny, Marcilly. En remontant dans le passé champenois, attitude critique que la méthode créatrice de Flaubert autorise, on trouve un Bertrand de La Vernade, qui, de 1544 à 1556, fut abbé à Sellières, près de Romilly, à 18 km de Nogent. Mais il ne faut pas oublier que Flaubert n’a été qu’accidentellement Nogentais : il était surtout normand et il ne se doutait pas qu’un jour ses écrits seraient repris ligne par ligne, et même mot par mot. Aussi, quelques noms peuvent-ils lui avoir été suggérés par des toponymes normands. Ainsi Étrigny peut être la contraction d’Étrepagny, bourg normand connu de Flaubert. Quoique les noms de lieux se terminant en « y » soient plus rares en Normandie qu’en Champagne, il y en a un certain nombre qui rappellent leur origine romaine, comme Pavilly, Buchy, Montagny, Marigny et même Érigny. Quant au nom de Lavernade, il se rapproche de celui de Laverdie, ténor du Théâtre des Arts dans Madame Bovary, et que, phonétiquement, Flaubert semble avoir aimé (il ne faut pas négliger, chez lui, cet amour presque physique du mot, surtout du nom propre).

Villeneuve-l’Archevêque et la Chapelle-Saint-Nicolas, faut-il le préciser, sont deux localités réelles : la première est une petite ville du département de l’Yonne, à la limite de l’Aube ; la seconde, de son vrai nom Saint-Nicolas-la-Chapelle, est une bourgade située à 5 km de Nogent.

Ainsi, vraisemblablement forgés par Flaubert (Lavernade, Etrigny) ou empruntés tels quels à la région (Villeneuve-l’Archevêque, la Chapelle-Saint-Nicolas) ces noms affirment le réalisme du roman, ce qui n’est pas pour étonner.

Et peut-être que Mme Moreau est plus proche de la mère de Flaubert qu’on le croirait : celle-ci était née Fleuriot, mais sa propre mère était d’une famille noble des environs de l’estuaire de la Seine : les Cambremer de Croixmare. Mme Moreau, elle, est fille d’un comte de Fouvens : n’y a-t-il pas là une curieuse coïncidence ?

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La presse régionale de l’époque ne donna pas un grand retentissement au livre. Le « Progrès National », « organe des intérêts de l’Aube et de la Champagne », publia en feuilleton, les 19 et 20 novembre 1869, un chapitre de L’Éducation sentimentale, celui qui ouvre le livre. Le journal le présentait ainsi : « M. Gustave Flaubert, l’auteur de « Madame Bovary », cette incomparable photographie de la vie de province, publie chez MM. Michel Lévy Frères un nouveau roman sous ce titre : « L’Éducation sentimentale, Histoire d’un jeune homme ». Il nous est permis de donner à nos lecteurs un chapitre de ce roman, qui ne paraîtra que dans quelques jours, et dont la publication est un événement littéraire ». Cet hommage assez vague sera suivi, le 21 novembre, d’un article plus copieux, placé dans la « chronique parisienne » et signé « Faust » : « Un autre livre didactique (le chroniqueur vient de parler de Nos Fils, de Michelet) ou à peu près, fait en ce moment un certain bruit dans Landerneau (lisez sur les boulevards). Il s’agit du nouveau roman de M. Gustave Flaubert, l’auteur de « Madame Bovary » et de « Salammbô ». Cet ouvrage, en deux grands in-octavo, a pour titre « L’Éducation sentimentale ». On dit un peu, çà et là, que c’est une autobiographie enjolivée. On y raconte comment un jeune homme, nouvellement débarqué à Paris, a fait son apprentissage de galant. Les divers professeurs du sujet sont des femmes. Un tel sujet est souvent scabreux. Il ne manque pas de détails qu’on ne peut lire sans danger qu’après vingt ans sonnés. Comme l’action se passe de 1848 à 1852, on y raconte tour à tour deux grands drames politiques, les journées de juin et le coup d’Etat du 2 décembre. Il y a de la verve dans ces deux récits. Peut-être « L’Éducation sentimentale »  aura-t-elle du succès ; mais pourquoi M. Gustave Flaubert a-t-il choisi un titre si bizarre ? Pourquoi le livre paraît-il en pleine crise électorale ? » On le voit, les considérations morales ou politiques ont pris le pas sur l’aspect régionaliste, auquel le chroniqueur (qui n’avait peut-être pas lu le livre) ne fait aucune allusion. La presse champenoise a laissé passer « son » livre.

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Le nom de Nogent prononcé devant Flaubert devait, même au milieu de son travail, faire surgir en sa mémoire une silencieuse maison bourgeoise, des cousins dévoués, un bon et vieil oncle, une tendre amie, clouée, non loin de là, et toutes les impressions diffuses attachées à une famille et à un lieu familiers. Peu de Flaubertistes soupçonnaient la place exacte que Nogent occupait dans la vie de l’écrivain, dans ses amitiés et ses soucis.

Place importante aussi, essentielle, dans l’œuvre : après l’aventure de Madame Bovary, et le fameux procès, Flaubert ne pouvait guère reprendre la Normandie comme cadre. En choisissant Nogent-sur-Seine, il brouillait les pistes, sans pour cela s’éloigner de cette assise réaliste sur laquelle il créait. Car le décor provincial de L’Éducation sentimentale, nous croyons l’avoir suffisamment montré, est rigoureusement exact. Rien de ce qui concerne Nogent et sa région n’est inventé. Les carnets de l’écrivain nous apprennent même qu’il en savait plus sur la petite ville que ce qu’il en a dit dans son roman.

Cette connaissance parfaite des lieux, Flaubert l’a acquise par des visites fréquentes (il était doué, comme Balzac et Proust, d’une excellente mémoire visuelle) ; il l’a enrichie et précisée par des notes, et des lettres adressées à ses cousins au moment de la composition du livre. Ainsi pouvait-il, dans le calme de son bureau, parler avec assurance et exactitude d’un endroit situé à quelque 230 km de Croisset. Et peut-être prenait-il un chaud plaisir du cœur à évoquer le pays natal de son père, dont la mort rapide lui avait été un profond déchirement.

L’Éducation sentimentale est certainement, de tous les romans de Flaubert, le plus scrupuleusement réaliste : « J’apporte à cette œuvre (suivant mon habitude) tout ce que je vois et ressens », écrivait-il à sa mère. Outre la vérité locale, il apparaît que Flaubert a réinventé sa vérité du cœur : Frédéric Moreau est son double, comme Mme Arnoux celui de son grand amour platonique Mme Schlésinger, dont le mari était véritablement marchand de tableaux, profession d’Arnoux. Mme Moreau a vraisemblablement des traits de Mme Flaubert. Deslauriers doit ressembler par certains côtés à Ernest Chevalier, ami de collège de l’écrivain. Il n’est pas impossible que Parain revive en partie dans le père Roque, et M. Roger des Genettes dans M. Dambreuse. Le romancier (surtout un homme comme Flaubert) bâtit rarement sur du sable. Mais si Flaubert est Flaubert, c’est parce qu’il a donné au cadre local et aux êtres qui l’habitaient une signification universelle. L’universel surgit souvent du plus plat quotidien. Nogent-sur-Seine a été pour Flaubert l’une de ces humbles sources du génie.

Claude Chevreuil

Troyes

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Nogent dans l’Éducation sentimentaleLa maison de la TurqueLa maison de madame MoreauAutres lieux évoqués dans l’Éducation sentimentale Nogent dans l’Éducation sentimentale (fin)


(1) Lorsque Madame Bovary était à Tôtes. elle entendait aussi les routiers allant à Rouen, chantant la Marjolaine. C’est une image qui avait dû frapper Flaubert.


Bibliographie sommaire

Flaubert : L’Éducation sentimentale (ouvrage de référence : éd. Garnier, 1954) ; Correspondance (éd. Conard, 1926-1933; Correspondance inédite, recueillie, classée et annotée par MM. Dumesnil, Pommier, Digeon (Paris, Conard, 1953).

R. Dumesnil : Album de documents iconographiques sur L’Éducation sentimentale (1947) ; Flaubert, documents iconographiques (éd. Pierre Cailler, Genève, 1948).

P.G. Castex : L’Éducation sentimentale (Cours de Sorbonne, C.D.U., 1959).

Bulletin des Amis de Flaubert : J. Mazeraud : Gustave Flaubert et la Champagne (N° 5, année 1954, p. 3137), également dans la Vie en Champagne (juin-août 1953). — J. Mazeraud : À Bagneux (Marne), j’ai rencontré la descendante des Flaubert, « vétérinaire champenois » (N° 12, année 1958, p. 34-36). — R. Vigo : Présence de Flaubert à Nogent-sur-Seine (N° 13, année 1958, p. 36). — X… : 29 juin 1958 : Nogent-sur-Seine inaugure la plaque Gustave Flaubert (même numéro, p. 57-59). — L’ascendance champenoise de Gustave Flaubert (N° 15, année 1959, p. 22-23, extrait du bulletin des Écrivains de Champagne, XVI, nouv. série, N° 3, 195859).